Nouvelles nophéoriennes

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Message par Invité Lun 6 Oct 2014 - 19:37

Je crée ce fil pour avoir l'occasion de faire lire à qui voudra certaines de mes nouvelles. J'accueillerai avec plaisir tout retour, commentaire, critique et répondrai à toute question posée ! Bonne lecture (j'espère What a Face )

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Message par Invité Lun 6 Oct 2014 - 19:41

A partir du troisième mois, ceux qui avaient parié que la jeune fille finirait par renoncer à sa sempiternelle routine commencèrent à douter : car l’orpheline refusait toujours de quitter la masure des vieux Le Goff pour autre chose que venir sur la corniche de mauvaises pierres, juste en face de l’école, et rêvasser là toute la journée. De temps en temps, on la surprenait à fredonner une comptine ou à lancer des galets en riant en direction de la plage qui s’étirait loin en contrebas ; mais elle s’arrêtait bien vite pour retomber dans le mutisme complet que les habitants du petit village lui connaissaient si bien. Même le décès inopiné du vieux de la falaise - c’était ainsi que les enfants appelaient le vieil Erwan - n’avait rien changé à la chose. Elle dormait dans la chambre exigüe que lui avait allouée le vieux couple à l’étage, mangeait trois fois rien, et s’éclipsait aussitôt pour aller se réfugier sur son promontoire et scruter le lointain. « Caresser les nuages du regard », disent les vieilles femmes. L’orpheline semblait plutôt vouloir les étreindre de toutes ses forces.
         Au village, tout le monde s’était naturellement fait à son arrivée. Le vieil Erwan ramenait souvent des enfants de ses voyages vers l’est ; seulement, d’ordinaire ils n’étaient pas si silencieux. Certains avaient tenté de s’enfuir, pour revenir après quelques jours, affamés et dépités de n’avoir pas su trouvé la route qui traversait la forêt. D’autres ne se réveillaient que pour hurler de tous leurs poumons, ou pour demeurer les yeux dans le vague, inertes pendant d’interminables heures, jusqu’à replonger dans un sommeil lourd et vide de rêves.
         Il y en avait eu un, le petit Antoine, qui avait sauté par la fenêtre et s’était jeté du haut de la falaise le tout premier soir, une poignée d’heures seulement après que la Marie l’eut bordé. De celui-là, on ne parlait jamais.
         Ce sur quoi tout le monde s’accordait, c’était que le vieil Erwan avait été un homme à part. Non seulement ramenait-il tous ces enfants de ces pays inconnus qui s’étendaient loin au-delà des plaines en friche, mais encore était-il capable de soigner ces esprits tourmentés, de laver ces yeux souillés par les horreurs d’une guerre. Pour cela, il avait l’admiration de tous.
         Nul ne savait ce qui se passait dans le reste du monde ; ni ce qui embrasait le ciel parfois le soir, faisant au soleil couchant une couronne de feu qui mettait des heures à s’éteindre, ni ce qui agitait le sol au moins deux fois le mois, faisant trembler les cahutes fatiguées sur leurs fondations ; ce devait être terrible. Mais quoi que cela puisse être, le vieux de la falaise parvenait à le faire oublier à ses rescapés. Et le nombre était conséquent de ceux qui, au bout d’années de pleurs, de terreurs nocturnes et de terribles crises d’angoisse, prenaient mari ou femme dans le village et s’engageaient sur les bateaux de pêche qui sillonnaient ce côté-ci de la mer. Jamais tout à fait comme les autres, mais plus si différents. Parfois même, ils semblaient complètement guéris de leurs traumatismes, témoignant d’une gentillesse et d’une amabilité étonnante ; certains pouvaient par moment apparaître très candides, comme s’ils retrouvaient tardivement l’innocence qu’on leur avait enlevée enfant.
         A la mise en terre, tout le village – excepté l’orpheline, occupée à caresser les nuages depuis son perchoir -  était présent. Même les jeunes se virent dispensés d’école par l’instituteur ému pour pouvoir eux aussi rendre leur hommage, bien que la date eut été fixée exprès un jeudi.
         Il y eut beaucoup de pleurs pour le vieux. Solitaire et renfermé, il l’avait été toute sa vie ; mais aussi toujours là pour qui était dans le besoin, toujours bienveillant, malgré cette gêne qu’il avait à proposer son aide, comme s’il ne voulait pas avoir l’air de croire qu’on avait besoin de lui. Il avait été aimé et chéri de loin par la petite communauté. Et personne n’avait l’air de se faire vraiment à l’idée qu’il était parti.
         On avait bien proposé à la Marie de quitter sa maison et de venir avec sa protégée s’installer chez les Mével, dont les trois fils étaient partis pour la saison de pêche ; mais elle avait refusé. Et dès le lendemain, on l’avait vu courbée dans son jardin, occupée à arracher les mauvaises herbes avec une vigueur renouvelée.
         L’orpheline avait dès lors suscité bien des interrogations. Il semblait que ce serait le dernier enfant en provenance de l’est à venir vivre au village. Saurait-elle guérir de ses blessures intimes sans l’aide du vieux sorcier ? Beaucoup affirmaient que ce serait bien le diable si elle ne finissait pas par s’en remettre et fonder un ménage, quitte à rester un peu réservée toute sa vie. On ne voulait pas croire que son protecteur disparu, il ne lui restait plus d’espoir de devenir un jour normale. On ne voulait pas le dire. Cela ne semblait pas juste.
         Et pourtant, trois mois après le décès du vieux Le Goff, l’orpheline n’avait encore adressé la parole à personne…



         Il fallut attendre un matin de juin pour que l’on soit fixé sur son sort.
         Elle avait été réveillée par les premières lueurs de l’aube, et aussi par le contact froid et humide de la pierre contre sa joue. Surprise de se trouver allongée sur sa corniche, elle avait cherché aussitôt la vieille Marie du regard, croyant un instant qu’on l’avait transportée endormie. Mais rien ni personne aux alentours ; seulement les cailloux lavés de pluie du chemin et l’herbe qui frémissait sous le vent. Alors, remontant sur ses épaules le gilet élimé qui lui avait tant bien que mal tenu chaud pendant la nuit, elle s’était dit qu’elle avait eu de la chance de ne pas s’être fait sermonner pour avoir découché. Elle était loin de s’imaginer que l’instituteur l’avait trouvée assoupie aux environs de onze heures et avait renoncée à la réveiller tant elle dormait de bon cœur.
         C’était dimanche : les enfants ne s’agitaient pas dans la cour de derrière, et il était encore trop tôt pour voir des passants. Loin, tout en bas, une goélette longeait doucement la côte. Avec un peu d’imagination, elle pouvait imaginer les marins réparer les filets sur le pont, jetant à la mer et aux mouettes les poissons abîmés, peut-être chantant une de ces chanson de marins qu’on entendait à l’automne, quand les hommes revenaient de leurs longs mois d’absence.
         Sans raison, elle se mit à songer à un bateau en particulier qui faisait régulièrement escale au village ; il s’agissait d’un grand voilier, La Duchesse, qui se spécialisait dans la pêche aux bars, et sur lequel embarquaient chaque printemps une dizaine d’hommes pour ne revenir que l’été bien entamé.
Le chien de la Duchesse, Turc, un grand bouvier bernois aimable qui aimait à paresser au soleil et à jouer avec les gabiers, avait eu la patte avant droite cassée à cause d’un étai qui avait rompu lors d’une tempête.         Depuis quelques semaines, Turc se remettait au village, s’amusant volontiers avec les enfants, quémandant de la nourriture de ci de là, faisant de longues et lentes promenades le soir.
         L’orpheline rêva de longues minutes au voilier qui naviguait seul sur les mers, aux hommes qui affrontaient solitude, privation, qui parfois enduraient de violents orages, et qui devaient penser à leur compagnon loin d’eux. Elle rêva au vieux de la falaise qui avait délaissé la mer et les champs, préférant s’aventurer au-delà de la forêt pour secourir les enfants qu’il rencontrait, jusqu’à ce qu’un jour il la trouve.
         Surtout, elle songea à Turc, qui finissait chaque soir par venir s’allonger sur la grève, face au rivage, comme s’il ne doutait pas qu’il ne tarderait pas à voir les voiles blanches de sa Duchesse crever l’horizon.



         Lorsque la Marie vint enfin la chercher au promontoire, elle fut plus que surprise de voir la jeune fille se précipiter dans ses bras, tremblant comme une feuille. Mais ce ne fut rien comparé au moment où l’orpheline releva la tête vers la sienne pour murmurer un timide « merci ».



         Même sans le vieil Erwan, un peu de paix lui avait été rendue.

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Message par Gregor Mar 7 Oct 2014 - 0:09

Lu.

J'avoue avoir eu la trouille en voyant les phrases à rallonge, au début. Puis j'ai oublié, je me suis laissé séduire, et la magie a opéré. Ton texte est très chouette, poétique, bien léché. La fin n'est pas transcendante, mais elle est tellement sensible que je trouve que rien n'aurait mieux convenu.

Merci à toi de partager cette petite production Smile .
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Message par Invité Jeu 13 Nov 2014 - 21:17

Very impressed Wink

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Message par Invité Jeu 13 Nov 2014 - 21:24

Gregor : Je t'avais déjà remercié pour ton commentaire, merci pour ta lecture et ton avis Wink

Imbroglio : merci, content que ça t'ait plu ! Very Happy

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Message par Invité Sam 15 Nov 2014 - 19:29

Un petit quickie que j'ai écrit pour un autre topic avant de me rendre compte qu'il y avait un sujet imposé...


Nos iridescences et nos éblouissements nous avaient rendu les villes hostiles. Poètes, artistes, hallucinés d'un ailleurs oublié, la peur et l'envie nous conduisaient sur des chemins de peu. Qu'importe : ivres des jours creux qui passaient, épris de notre illusion de liberté, nous étions prêts à tous les sacrifices pour sentir encore la pluie sur notre visage, voir les nuages dérouler leurs arabesques dans le ciel, traçant pour nous une voie grise et lumineuse qui semblait conduire au firmament. Nous étions des esprits, des dieux, nous étions des âmes extatiques à la dérive, chandelles de vie battues par les rafales de vent. Le sourire aux lèvres. La rage au ventre. Toujours prêt à se battre pour avancer, à arracher ces lambeaux de bonheur que la vie nous refusait. Nous étions magnifiques et terribles.

Il serait peut-être temps de grandir.

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Message par Invité Sam 15 Nov 2014 - 20:30

...et une nouvelle fantastique pondue pour un concours online amateur, dont le cadre est un peu barré et peu construit, mais dont j'ai beaucoup aimé l'écriture.












UN - ERRANCES




Après le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre.
Auréolés des taches sombres et mouvantes qui enveloppaient leurs têtes, ils ne quittèrent tout d’abord pas la sécurité des sous-bois qui bordaient l’abîme. Il sentait leurs yeux aveugles darder leur regard désincarné dans sa direction, comme effrayés par cet étranger qui visitait pour la première fois ces terres perdues. Mais il savait que leur retenue ne durerait qu’un temps ; aussi s’empressa-t-il de jeter son gros sac à dos sur le côté, de sortir son vieux briquet de la poche de sa chemise, et d’enflammer les longs cordons de la cordelette noire qui lui nouait le poignet. Les brins de chanvre commencèrent à se consumer en crépitant. Puis il s’accroupit, et, avec l’ongle de l’index, il traça au sol un cercle rudimentaire dans lequel il fit apparaître trois points disposés en triangle.
Lorsqu’il se redressa, les premiers fantômes quittaient l’abri des branchages, flottant comme des flammes vaporeuses quelques centimètres au-dessus du sol. Par instants, la Lumière se reflétait en prisme dans les creux de leurs membres déliés, jetant dans l’atmosphère un éclair éblouissant qui tranchait sur le gris de leurs corps. Ils remontaient la piste avec lenteur en direction de l’homme aux cheveux blancs, et parfois s’arrêtaient brusquement pendant quelques secondes, dans un immobilisme complet ; puis leur silhouette s’évanouissait pour réapparaitre instantanément quelques mètres en avant, et, toujours muets et inexpressifs, ils reprenaient leur lente progression. Ils lui faisaient penser aux statues oubliées tout droit surgies des catacombes malodorantes de Joe.
Maintenant que quelques-uns d’entre eux avaient initié le mouvement, la totalité du groupe émergeait de sous les frondaisons. Ils étaient environ une vingtaine. Il se fit la réflexion qu’ils étaient plus semblables qu’il ne s’y était attendu, avec leurs longs corps troubles et la couronne de noirceur qui vacillait au sommet de ceux-ci. Les mots de Tante Pat faisaient encore écho dans sa tête : il avait du mal à se débarrasser des images qui lui étaient apparues à l’écoute des légendes de la vieille femme.
Il jeta un coup d’œil à son poignet. La cordelette avait presque achevé sa combustion, traçant tout autour de son poignet un sillon noir.
Ils avaient parcouru la moitié de la distance qui les séparait, lui campant sur sa position, les dents serrées et les poings fermement enfoncés dans les poches de son jean, lorsqu’il se rendit compte que ces instants de fulgurance durant lesquels ils semblaient se téléporter n’étaient qu’une illusion. Merde alors, pensa-t-il. Il se concentra sur le premier, celui qui arrivait en tête de file, et l’observa avec une attention soutenue.
Là. Là, mon salaud, rien d’autre qu’un tour de passe-passe, hein ? La Lumière qui joue autour de ta crête et qui – et le fantôme sembla se figer à nouveau, à une vingtaine de mètres de lui, mais il avait eu le temps de le voir : un bref scintillement qui couvrit sa silhouette vague et la laissa pétrifiée. L’homme fit un pas sur sa gauche. Le fantôme réapparut aussitôt dans son champ de vision, à un pas en avant de l’endroit exact où avait miroité son image.
Ils peuvent devenir invisibles selon l’angle de vision. Ils se soustraient à notre vue. « Les fantômes en prisme dans l’air », j’aurais pas cru ça possible, comme dans les livres, qu’est-ce que Tante Pat en dirait. Et ces histoires qu’on se racontait autour du feu, les têtes qui surgissaient des murs, et les morts de Fort Brige, traînés sur des dizaines de mètres… Il s’apprêtait à faire un nouveau pas de côté pour s’assurer qu’aucun d’entre eux ne s’était trop approché sans qu’il le remarque lorsqu’il éprouva comme une sensation de légère pression qui venait de l’intérieur de son corps, remontant en vagues de frissons le long de son torse, faisant couler une sueur glacée dans son cou.
Cela a à voir avec le sens du vent.
Les mots s’étaient formés d’eux-mêmes dans son esprit. La pression s’intensifia, puis disparut. Il ne chercha pas à s’expliquer le phénomène : Joe et Tante Pat l’avaient averti qu’au bout de la route des Cœurs Perdus, les esprits commençaient à vagabonder hors des corps. Tout de même, pensa-t-il. Je ne pensais pas que ce serait si rapide. Je n’ai même jamais eu l’aura.
Le premier fantôme était vraiment très proche à présent.
Levant les mains à hauteur de visage devant lui, doigts bien écartés et coudes tendus comme il l’avait appris, il fixa la gangue de ténèbres qui nimbait la tête de la créature, comme si son regard était capable de percer celle-ci et d’apercevoir la paire d’yeux qui se cachait peut-être derrière. Puis, en un geste rapide, il se frappa la poitrine du poing, puis la cuisse droite, s’assurant que le symbole qu’il avait tracé au sol était bien visible.
-Eno laï vadish. Eno laï nacktar bah raset. Eno laï stephrenn coram. Mupren vehs dereleccto, amzer gan’t navel bet. Eno laï…
La suite des Mots Révélés mourut sur ses lèvres. Le chef de file s’était arrêté à trois mètres de lui, vacillant dans l’air frais, et les autres se disposaient en arc de cercle devant lui au fur et à mesure de leur arrivée. Il ne sut dire s’ils maintenaient à dessein une distance entre eux et lui ou si c’était là l’effet de son emblème.
Ils se tenaient en face de lui, toute trace d’une quelconque timidité envolée. Leur petite tribune silencieuse lui donnait l’impression qu’ils le considéraient avec politesse, sinon avec intérêt.
Il chassa la sensation de malaise qui le gagnait et acheva sa tirade.
-Eno laï vacca lierhennon. Stio xalem’ beteg an douar. Eno laï poulsen. Eno laï poulsen. Storrio laï poulsen.
Ses paroles ne provoquèrent aucune réaction chez les fantômes. Il attendit quelques secondes, pour faire bonne mesure, puis soupira. Au moins, j’aurais essayé, pensa-t-il, sans beaucoup de surprise néanmoins. Il n’avait jamais été un membre de l’église spiritique. Loin de là. A vrai dire, à voir la tranquille indifférence des créatures, il lui paraissait absurde de penser que celles-ci avaient un quelconque langage. N’avait-il pas affaire à des êtres censés être détachés du monde matériel, après tout ?
-Alors ces inscriptions qu’on retrouvait n’avaient rien à voir avec vous, dit-il d’une voix songeuse. Et les symboles non plus, j’imagine ?
Il n’espérait plus pouvoir communiquer aussi simplement avec eux, mais quelque chose lui disait que le ton calme de sa voix les rassurerait.
-Les symboles, répéta-t-il doucement.
Il pointa du doigt l’emblème à ses pieds. Quatre ou cinq fantômes penchèrent ce qui leur tenait lieu de tête, mais cela aurait aussi bien pu être un mouvement instinctif répondant au sien que le signe qu’ils prêtaient attention au cercle et aux trois points.
-Attend… hé, toi, là-bas, pourquoi tu restes dans ton coin ?
L’assemblée des fantômes, épaules contre épaules, se balançant lentement de droite à gauche, avec leur longs bras fins à la forme changeante qui s’enfonçaient dans leurs corps d’ombre à chaque mouvement, formait une haie qui lui bouchait la vue. Il se hissa sur la pointe des pieds.
-Viens, mon grand, n’aie pas peur… je suis sûr que tes copains ne vont pas te manger…
Mais le fantôme qui était resté en retrait à quelques foulées ne fit pas mine de bouger. En réalité, l’homme n’avait aucun moyen de savoir s’il l’avait seulement entendu. Il nota des reflets bleutés çà et là dans la trame de son torse, comme de petites étincelles, et au bout de quelques secondes il remarqua également que le voile de brume qui lui enveloppait la tête, sa crête, s’agitait plus que celle des autres.
Il a l’air malade.
Puis, après quelques instants :
C’est le sens du vent qui lui fait ça ?
L’image d’une bourrasque faisant s’évanouir la silhouette du fantôme comme on souffle une bougie le fit presque rire, mais il se contint. Il ne voulait pas prendre le risque d’affoler les esprits.
L’un deux, celui qui avait été le premier à quitter la bordure de la forêt, s’avança avec une lenteur extrême. Il était légèrement plus petit que les autres. Son bras droit d’une minceur extrême émergea de son flanc, charriant une traînée d’ombres dans son sillage, et il désigna à son tour du doigt le symbole au sol. Puis il ferma doucement le poing et vint appuyer ses phalanges contre son torse – là où aurait dû se trouver son sternum.
L’homme répéta le geste. Le doigt pointé vers le cercle, puis le poing serré, puis la poitrine. Et il le refit encore une fois, sans se presser, un sourire naissant sur ses lèvres. Enfin. Au moment où il laissa retomber son bras, le fantôme reprit le mouvement, mais légèrement plus rapidement, comme s’il voulait insister dessus. Il le fit également deux fois ; et, alors que son poing allait quitter le creux de son torse, il sembla hésiter, comme incertain de ce qu’il allait en faire, et  pointa du doigt pour la troisième fois l’emblème inscrit dans la terre.
Et le mouvement de son bras ne s’interrompit plus. Il se mit à répéter le geste encore et encore, sans temps d’attente, se contentant d’effleurer du poing son corps de grisaille puis de désigner le cercle, et le poing de nouveau, et le cercle, de plus en plus vite.
L’homme recula d’un pas. Ça, ce n’était pas normal. Le fantôme bougeait son bras à une vitesse allant croissante, toujours immobile à sa place, le torse droit et la crête haute, comme s’il le fixait de derrière son masque vaporeux. Il y avait quelque chose dans cette posture qui mettait mal à l’aise.
Il refit un pas en arrière. Derrière l’esprit, une autre des créatures au corps de fumée grise venait de faire le geste à son tour. Elle avait hésité, elle avait à peine replié les doigts en un poing mou, mais elle l’avait fait. Et elle aussi se mit à le répéter en boucle, de plus en plus vite.
Et ce fut le tour de tous les autres.
En quelques secondes, tout le groupe effectuait ces mouvements répétitifs, avec une frénésie froide, le reste de leur corps bien droit, et toujours cette raideur dans la nuque qui lui donnait la sensation que derrière les masques mouvants se cachaient des yeux rouges qui le fixaient avec avidité. Les mouvements s’accéléraient, toujours plus rapides, les bras commençaient à aller à une cadence infernale, battant l’air en syncopes sèches, et leurs mouvements flous se conjuguaient au papillonnement des silhouettes qui s’évanouissaient et réapparaissaient dans la foulée, en un clignotement qui affolait l’œil ; et il n’y avait plus d’images fixes des esprits suspendues en l’air, mais de franches taches de vide, creusées dans l’atmosphère, qui lui brûlaient la rétine.
Ca y est, se dit-il avec un sentiment mêlé de fascination et d’horreur. Je vais y passer. Je vais y passer et Joe ne saura jamais d’où viennent les statues de sa crypte. Parce qu’ils fermeront la route des Cœurs Perdus derrière moi.
Le ballet fantomatique l’hypnotisait. Dans son esprit, le pont, l’abîme, la forêt avaient disparu. Il n’y avait plus de place dans son cerveau fatigué que pour la pulsation de l’air, que pour la subtile vibration qui lui traversait le corps et qui se propageait à la terre, que pour les flashs de Lumière sombre que l’assemblée des fantômes diffusait. Le vent avait un goût métallique.
Le papillonnement des corps s’accentua, et un éclair de noirceur surgit de nulle part pour balayer les êtres. Le fantôme aux reflets bleutés, qui n’avait pas bougé de derrière ses congénères, resta quelques secondes de plus. Son cou et son torse s’étiraient dans sa direction, comme s’il tentait de lui dire quelque chose ; mais lui aussi disparut derrière une rafale de vent sec. L’homme se retrouva seul au bord du gouffre.
Saints Morts, eut-il le temps de penser.
Et il tomba évanoui, sa tête allant s’échouer dans le cercle tracé dans la terre, le sillon brûlé autour de son poignet produisant de fines volutes de fumée fragile.




Gloire aux enfants de l’abîme ! Gloire aux élus divins, aux sublimes migrateurs ! Gloire aux esprits infinis, aux âmes pures de la Lumière qui nous éclairent pour les siècles des siècles ! Je ne prêcherai pas contre mes sauveurs, car ils ne sont que foi et amour pour moi. J’adorerai le Suaire gris, car celui-ci est l’habit des anges gardiens de nos pères. Je prierai les éternels pour notre salut à tous.
Je lutterai contre les hérétiques et leurs mauvaises paroles, et sauverai les pécheurs d’eux-mêmes. Je ne me rendrai pas coupable des mêmes crimes que ceux commis par les  impénitents de Fort Brige, et demeurerai fidèle à la Lumière et aux Saints Morts.
Gloire aux enfants de l’abîme ! Gloire aux élus divins, aux sublimes migrateurs ! Gloire aux…

Lorsqu’il revint à lui, le troisième cantique de l’église spiritique tournait en boucle dans sa tête. Cela faisait des mois qu’il ne se l’était pas rappelé dans son intégralité. Des années, en fait. Peut-être même avant qu’il n’arrive à l’entrée du pont. Il devina que l’émergence d’une telle réminiscence avait été causée par son premier contact avec les…
Il se jeta brusquement sur ses pieds, ignorant les messages de douleur provenant de sa tête et de son dos. Où étaient les fantômes ? La dernière chose dont il se souvenait, c’était l’impression de terreur qui l’avait étreint devant le spectacle qu’ils lui avaient offert. Un spectacle horrible. Un spectacle qui avait touché une corde profondément enfouie en lui, enterrée et oubliée dans les recoins les plus sombres de sa mémoire.
Il fronça les sourcils.
Qu’avaient-ils fait, au juste ?
Il se creusa en vain la tête pendant plusieurs minutes. Il avait la sensation dérangeante que quelque chose avait trifouillé son esprit, se creusant un nid dans ses pensées ; il était une cour grande ouverte aux silhouettes grises. Le vide qui s’étendait sous son crâne était-il habité des mêmes fumerolles grises que celles qui enserraient les têtes des fantômes ?
Maintenant qu’ils étaient partis, le plus important était de trouver un abri pour la nuit. Il épousseta ses vêtements, étala avec application la suie de la corde brûlée autour de son poignet et sur l’intérieur de son avant-bras, agrippa son sac, et il se dirigea vers le sous-bois afin de se constituer un abri sommaire pour passer la nuit. La lumière du soleil commençait déjà à décliner.
Il ne se rendit pas compte que la voix qui commençait à fredonner le naïf quatrain des derniers hommes libres de Fort Brige dans sa tête n’était pas la sienne.

Les esprits, les fantômes, la voix des morts,
A nos murs solides, le cœur vaillant
Au péril de nos vies, le poing fort,
Pour nos maisons, nos femmes, nos enfants.


Il n’aperçut pas non plus la longue silhouette grevée de reflets bleus dont la crête palpitait rapidement, dissimulée derrière un arbre gris, et dont la tête suivait le mouvement de sa marche.









Jour cinq. Les fantômes sont revenus, par grappes de trois ou quatre, toujours en provenance de l’amont. Je ne sais pas si c’est moi qu’ils cherchaient, mais ils restent systématiquement aux alentours de mon campement, et ils me suivent quand je marche, à une dizaine de mètres de distance. J’ai décidé de m’enfoncer dans les bois ; les arbres ont tous l’air morts à première vue, mais ils produisent de petites baies rouges sucrées – un régime monotone mais nourrissant. Les abris sont nombreux, et la température reste très correcte la nuit, si on peut appeler nuit ces heures claires durant lesquelles le soleil descend au ras de l’horizon. J’ai déjà abandonné derrière moi mon sac de couchage et un pull. Des sentiers sillonnent toute la forêt. Y a-t-il des animaux ici ? Des chats, des sangliers, des blaireaux fantômes ?
Je crois bien que mon escorte est exactement constituée des mêmes fantômes que ceux qui m’ont accueilli au pont. Je pense avoir reconnu leur espèce de leader, le moins timide, celui qui est un peu plus petit que la moyenne. Les autres ont l’air de vouloir rester autour de lui quand il se déplace. Et comme ils se déplacent en forêt ! J’aimerais que Joe voie ça. Ils ondulent et ils font des vagues à quinze centimètres au-dessus du sol, avec parfois des branchages qui s’enfoncent dans leur corps et en ressortent sans que ça les dérange le moins du monde, et ils suivent les chemins sans avoir l’air d’y prêter attention. Ou peut-être qu’ils m’imitent simplement. Ils ne se rendent plus invisibles. Est-ce dû aux arbres qui atténuent la force du vent ? Le leader est toujours le premier sur mes talons quand je prends la route le matin. Ils auraient une hiérarchie ?
Même le bleuté est là. Il reste un peu en marge, mais il n’est jamais loin. Sa crête est plus mince que celle des autres – plus agitée, aussi. Par moment, elle bouillonne presque. Il est le seul à réellement manifester son intérêt pour moi : hier soir, il est venu près de mon feu de camp – alors que celui-ci semble faire fuir les autres – et il est resté devant les flammes pendant un moment. Après quoi il s’est penché vers moi et il m’a tendu son poing serré.
Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais j’ai poussé un cri et j’ai fait un bond en arrière. Le temps d’un battement de cœur, j’ai eu un sentiment horrible qui a été plus fort que tout. Il y a quelque chose d’angoissant dans la manière dont leurs bras décharnés se balancent contre et à travers leurs corps, mais je ne sais pas d’où me vient cette impression. Je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est peut-être dû à la façon insistante qu’il a de toujours me fixer avec insistance. Son masque ombreux me donne l’impression que c’est lui qui a un peu peur de moi, comme s’il avait besoin de cette épaisseur d’obscurité entre nous pour soutenir mon regard.
« L’œil clos du monde ». Je ne sais plus d’où me vient cette expression, mais elle me paraît faite sur mesure pour mon nouvel ami.
Il fait froid, tout à coup. De gros nuages noirs ont défilé toute la journée dans le ciel, et on ne voit plus le soleil ; enfin une vraie nuit. Je vais remettre du bois dans le feu.



Le sixième jour vit des tombereaux d’eau tomber du ciel. La grisaille matinale ne s’estompa pas de la journée, noyant la forêt dans un maelström de pluie, de vent et de lumière terne. L’eau ruisselait par terre, remplissant les creux des sentiers, charriant des paquets coagulés de boue sale et de branches mortes. La température était remontée ; une chaleur moite étreignait la forêt, étouffante, faisant ruisseler la sueur de l’homme dans son dos, trempant ses vêtements déjà gorgés d’eau. Il s’était réfugié sous un gros arbre au tronc éventré qui le protégeait un peu de la pluie battante.
Fidèles à leur traditionnelle indifférence, les fantômes ignoraient le déluge. Les gouttes de pluie les transperçaient de part en part, creusant des sillons qui se rebouchaient d’eux-mêmes, perçant des trous dans leur crête et leur torse, ploc, ploc, et les contours de leurs silhouettes tremblaient dans l’air chaud, comme si un ressac invisible les agitait. A vrai dire, ils avaient l’air un peu stupide, à se tenir si droit comme s’ils ne savaient que faire. Le bleuté avait renversé la tête en arrière. Son visage impassible semblait scruter le ciel.
Je t’observe.
Ils m’attendent, pensa-t-il. Ils attendent que je reprenne la route. Ils ne doivent même pas sentir la pluie. Bienheureux imbéciles.
Plus près.
Les fantômes jetaient au sol une Lumière sombre qui irradiait de leurs linceuls de fumée et faisait apparaître des ombres mouvantes sur les buissons et sur les troncs des arbres. Les ruisseaux la diffractaient, produisant des gerbes de fragiles taches brillantes qui s’évaporaient aussitôt apparues.
La pluie martelait les flaques.
Tante Pat ne les a jamais appelés les enfants de l’abîme.
Un énorme scarabée noir glissa sur le dos à la surface du ru, ses pattes chitineuses misérablement pliées contre l’intérieur de sa carapace. Il se dirigea droit vers un fantôme qui, chose étrange, se déplaça de cinquante centimètres pour l’éviter.
Que se passait-il ? Pourquoi le regardaient-ils ainsi ? Quelle était cette impression d’attente qui émanait d’eux ?
Elle les appelait…
Dieu, qu’il avait mal à la tête. Le kaléidoscope de Lumière vibrait furieusement dans l’atmosphère, déployait des prismes au travers des gouttes de pluie, et perçaient le mur de ses paupières pour lui vriller les rétines. Les fantômes se rapprochaient, papillonnant pour la première fois depuis des jours, leurs crêtes parcourues par le même frisson uniforme. Le ciel s’était encore obscurci. Plus rien n’existait hormis le battement sourd filtrant à travers les créatures qui approchaient et la voix, la petite voix qui susurrait dans son esprit…
Elle les appelait les voleurs de corps.
Son pied trébucha sur le crâne poli. Son cri se perdit dans un coup de tonnerre.




DEUX – LES VIVANTS ET LES MORTS





La nuit était noire, et il marchait en silence. Il avait cessé de pleuvoir. Le visage aux joues creusées de Tante Pat se dessinait dans chaque ombre mouillée, et sa voix hululait à travers les mille bruits de la forêt endormie, chantant sa plainte douce : « Jusqu’à ce qu’ils se révèlent au monde… Jusqu’à ce qu’ils viennent au monde… » Et son esprit fatigué complétait de lui-même :
« Jusqu’à ce qu’ils se révèlent au monde, nous étions libres, sais-tu. Les guerres avaient migré loin vers l’est, elles ne nous concernaient plus ; certains champs étaient encore empoisonnés par les gaz, bien sûr, mais nous étions tout de même conscients de la chance que nous avions. Chaque famille avait sa parcelle. Il y avait Dred et sa femme près de la rivière, Noé et ses enfants ensuite, le long de la route, puis Alissa et Croisha, qui plantaient le pavot… Chaque semaine, nous nous retrouvions autour d’une grande table, et nous dînions tous ensemble. Nous n’étions pas riches, loin de là, mais nous étions heureux. Aussi heureux que pouvaient l’être les enfants des anciens rebelles.
Puis ils sont arrivés. Ils sont venus de l’est, de l’univers nouveau, annonçant la fin des temps, érigeant leurs églises et leurs croix grises, et prophétisant la venue des Porteurs de Lumière. Ils étaient amicaux, désireux de nous ouvrir les portes de l’Eden, pleins de bonne volonté. De jeunes croyants qui voulaient refaire le monde et oublier les guerres.
»
Tante Pat ? Tantine, les monstres sont revenus…
Il se souvenait de la manière dont elle levait ses bras maigres dans un mouvement ample pour appuyer ses propos.
« Mais ils étaient incapables de nous comprendre. Incapables de comprendre pourquoi nous ne voulions pas des lumières de leur civilisation. Ils nous apportaient leurs médicaments, leurs machines-robots issues d’un âge oublié et leurs livres de prière, et ils nous trouvaient primitifs de préférer à tout cela l’inconfort de nos maisons en bois et la rigueur de la vie fermière. Ils ne dirent rien au début. Leur église enseignait encore la tolérance, le salut universel et la fraternité humaine. Mais cela changea peu à peu. On lisait de plus en plus souvent le mot anarchistes sur leurs lèvres, puis païens, puis hérétiques,  et pour finir : sauvages… »
Elle l’avait regardé droit dans les yeux avec intensité.
« Mais comment osaient-ils se croire si supérieurs à nous, eux qui ne s’étaient réfugiés dans la religion et l’ascèse que parce qu’ils ne pouvaient supporter la paix et le confort achetées par leurs machines ? »
Il n’avait pas de réponse. Il était encore trop jeune pour comprendre le combat de ses aînés.
« Alors ils nous ont déclaré la guerre. Tous ceux qu’ils ont pu attraper, ils les ont exilés sur la route des Cœurs Perdus, comme exemple. Noé a été capturé. Croisha s’est suicidée lorsqu’ils ont pris Alissa. La femme de Dred s’en est allée. Elle est partie à pied vers le Sud, sur les vieilles routes, sans explication. Parfois, je me dis que c’est elle qui a montré le plus de bon sens.
Nous qui avons voulu rester pour nous battre, nous avons fait du territoire de Brige un camp renforcé. Les armes de nos aïeuls ont été sorties de leurs étuis poussiéreux. Des tours de garde ont été instaurés. Fort Brige. Cela sonnait bien. Cela sonnait assez fort pour exprimer la rage de ses cent-soixante derniers habitants. Mais en face de nous, ils pouvaient compter sur leurs machines et sur des munitions illimitées. » Rire amer. « Quand il ne nous resta ni poudre ni balles, nous commençâmes à tailler des javelots et des piques et à les lancer sur leurs véhicules, avec les dernières pierres que l’on n’avait pas encore arrachées au sol. Quelle pitié.
»
Sa voix s’était mise à trembler.
« Et les corps… Les corps de ceux qui avaient été fauchés dans le no man’s land entre nos deux camps… Seigneur Dieu… »
Oui, pensa-t-il soudain avec clarté. Les corps étaient trainés sur des dizaines de mètres par des choses sans consistance, des choses invisibles, des choses sans vie…
Les fantômes que l’église spiritique appelait de ses vœux avaient enfin fait leur apparition.
Ils se révélaient à la tombée de la nuit, minces silhouettes chancelantes dans le vent, réunis par trois autour des dépouilles, et ils noyaient celles-ci de leur obscurité pour les emmener avec eux. Les voleurs de corps, murmuraient les derniers survivants. Les enfants de l’abîme, psalmodiaient avec ferveur les spiritiques.
Les arbres qui geignaient doucement dans la brise lui semblèrent tout à coup plus étranges et plus dangereux.
« En deux semaines à peine, ils nous avaient brisés. Nos stocks de nourriture détruits par les bombes incendiaires. Les champs victimes de leurs canons à sel. Nos hommes morts, emportés par ces créatures dans les ténèbres. C’en était fini de Fort Brige. »
La manière dont elle élevait ses mains ridées à la hauteur de ses yeux, comme pour mieux scruter les crevasses de sa peau…
« Ils avaient même fini par nous voler nos ans. »
Il caressa distraitement ses cheveux longs. Oui, ils avaient volés les ans des survivants. Personne n’avait jamais voulu croire l’histoire aberrante de ces quinze personnes qui avaient soudainement vieilli de plusieurs dizaines d’années en une nuit, avant de fuir à la faveur de l’obscurité. Tante Pat n’avait alors que vingt-trois ans. Elle avait quitté le camp sous les traits d’une vieille femme. Joe était-il déjà parmi eux ? Il n’en savait rien. Lui n’avait que sept ans, et les fugitifs avaient dû traîner derrière eux un quadragénaire qui pleurait et réclamait sa mère, morte depuis trois jours. Le vieux Jean était mort de vieillesse dans son sommeil. Nul doute que les fantômes étaient venus pour lui la nuit suivante.
Les fantômes, hérauts de l’apocalypse. Encore aujourd’hui, il pouvait sans peine imaginer ces silhouettes macabres exhiber un sourire carnassier en se penchant sur un corps. Mais ce n’était plus ce souvenir qui lui fouaillait les tripes le plus violemment.
Plus depuis la mort de Joe.

Gloire aux Saints Morts !






Sa marche aveugle le fit errer longtemps dans la forêt, sous les ramures chuchotantes, perdu dans l’obscurité qui dévorait le sentier. Dans son sillage venaient les fantômes, en file indienne, ménageant de larges espaces entre eux ; le bleuté suivait son propre chemin entre les troncs, tantôt à sa droite, tantôt à sa gauche, traçant une étrange courbe dans les bois. Les branches noires propageaient une clarté diffuse qui mourait au bout de quelques mètres. Quelques oiseaux nocturnes lançaient des hululements solitaires.
Lorsque ses jambes finirent par le trahir, il roula au sol, un tapis de feuilles mortes gorgées d’eau amortissant sa chute, et là, sous la pâle lueur d’une lune qui se levait pour la première fois depuis ce qui lui semblait avoir été des mois, il se roula en boule et bascula dans un sommeil lourd.
Il rêva de Joe.
Joe grimpait les collines devant lui. Son bâton de noyer durci au feu laissait des empreintes circulaires au sol. Le mousqueton d’aluminium de son paquetage tintait à chaque pas, cling, cling, rythmant le défilement des pierres nues du désert. La chaleur était écrasante. Quatre gourdes avaient déjà été abandonnées au bord du chemin ; la cinquième était presque vide. Haut dans le ciel, deux vautours planaient. Leur craillement rauque semblait annoncer leur  mort prochaine. Malgré cela, ils continuaient d’avancer. Pas après pas. Parce qu’il leur fallait trouver la route des Cœurs Perdus.
Le désert était infini, il en était certain désormais. Il dressait son éternité ici, aux confins du monde connu, attendant patiemment qu’ils épuisent leurs réserves d’eau et d’endurance pour se refermer sur eux et les avaler dans son immensité aride. Peu importait combien de temps ils tiendraient, ou jusqu’où ils pourraient aller. Il les aurait à la fin. Car ils n’étaient que deux vieillards perdus au milieu des sables.
Il n’y avait plus qu’un vautour au-dessus d’eux maintenant.
Toile de silence. La vision changea.
Ils sont debout sur leur radeau improvisé. Le Fleuve aux Âmes fait rouler ses vagues et jouer ses courants pour essayer de les désarçonner, mais ils tiennent bon. Ils savent être les seuls vivants à remonter le cours d’eau depuis des temps infinis, et c’est bon pour chacun d’entre eux d’avoir l’autre à côté, juste pour savoir que ce n’est pas encore la fin. C’est comme une raison de continuer, de remercier le ciel que les troncs de l’esquif ne se désolidarisent pas à chaque mouvement de houle. Joe est à la proue, un sourire confiant sur ses lèvres, semblant crier au ciel : « C’est bon de se sentir en vie ».
Toile de silence.
Joe, penché en avant, observe d’un œil critique la falaise abrupte qu’ils vont devoir descendre. Le pierrier dresse ses milliers d’arêtes coupantes dans la lumière du soleil. Plus bas, l’ouverture d’un chemin praticable est visible entre deux rochers. Cachées dans un trou, deux ou trois marmottes sifflent de courts trilles.
Légèrement en retrait de son ami, il porte son regard vers l’horizon et la bande bleue qui annonce la fin des terres. Le pont est là-bas, il le sent dans ses os. La passerelle blanche. La dernière étape de leur voyage sans fin.
Joe doit sentir son trouble, car il se tourne vers lui avec un large sourire.
-L’œil clos du monde, mon vieux. Le début des choses sérieuses.
Et il aimerait répondre avec la même assurance dans la voix, offrir lui aussi un dernier sourire à son compagnon de route, car il voit déjà la pierre branlante sur laquelle Joe va déraper pour aller s’écraser sur le champ de rasoirs des roches en contrebas, il voit le reflet du soleil couchant dans la flaque d’eau qui la baigne, et il hurle, il hurle en lui-même pour empêcher son ami de rejouer cette scène macabre qui lui donne aujourd’hui encore des cauchemars muets. Mais ses traits sont figés et ses membres durs comme le roc. Joe s’engage prudemment dans la pente. Une poignée de secondes plus tard vient son cri. Son ami a juste le temps de baisser les yeux pour le voir atterrir à plat dos sur une dalle de granit et rouler sur les arêtes meurtrières, laissant une traînée de sang sale derrière lui. Son corps disparaît derrière une vire.
Toile de silence.
Il est dans la forêt des fantômes, et par un monstrueux miracle, il tient la dépouille boueuse de Joe dans ses bras. La chair a disparue, mais il reconnaît la chemise bleue que percent les côtes. Le briquet est dans la poche. La cordelette aussi. Il enroule celle-ci autour de son poignet, par-dessus le sillon de chair carbonisée. Puis il amène le crâne tout contre son front, l’os froid contre sa peau fiévreuse, et il reste ainsi un moment, incapable d’entendre autre chose que le lointain murmure qui en émerge et lui rappelle ces épisodes presque oubliés de son passé. Le désert. Le fleuve. La falaise. Même les vieilles histoires de Tante Patricia, celles qui datent de la période de son vieillissement prématuré, alors qu’il apprenait encore à se familiariser avec son nouveau corps d’adulte. Le crâne creux lui chuchote tout cela. Et il pleure. Il pleure sans discontinuer pour conjurer l’image enfuie de son monde.
La lune brille à travers ses paupières.
Toile de fureur. Des comètes zèbrent son esprit. Et c’est Tante Pat qui lui apparaît.
Tante Pat a toujours été là pour lui. Il la revoit dans son gilet de laine grise, les dents jaunies par le tabac mais les yeux toujours habités par le même brasier. Elle se penche vers lui, pose ses mains sur ses épaules et le regarde intensément. L’examen le gène, mais il n’en montre rien.
-Brige vit en toi. N’oublie jamais d’où tu viens. Jamais. Même si tes pas te conduisent loin de nous, et loin de ta maison. Souviens-toi de Fort Brige, mon grand. Souviens-toi de tes parents qui se sont battus et qui sont morts pour toi. Tu me le promets, dis ? Tu me le promets ?
Puis, dans un souffle, ses yeux brûlants rivés dans les siens :
-Tu me le promets, Joe ?




TROIS - JOE





Ce fut une timide brise qui le réveilla. L’air neuf de l’après-orage caressait sa peau mouillée et exhalait un souffle frais contre ses vêtements trempés. La flaque de boue tiédie par la chaleur de son corps formait un agréable cocon protecteur autour de sa jambe et de son flanc. Il s’en extirpa avec lenteur et observa la petite clairière dans laquelle il s’était échoué.
Un flot de lumière se déversait à travers les minces branches, illuminant le sous-bois de reflets dorés. Entre les troncs se découpaient de hautes silhouettes qu’il prit tout d’abord pour les fantômes ; mais il ne s’agissait que d’ombres sans relief. Avec un gémissement dû à ses courbatures, il acheva de se redresser, s’adossa à un arbre, et, un à un, il tenta de réorganiser ses souvenirs de la nuit passée.
Il y avait eu la pluie. De cela au moins il était certain. Le bruit furieux des gouttes de pluie martelant les flaques lui emplissait encore les oreilles. Et, noyés dans l’ondée, surnageaient péniblement des nuages de fragments de sa mémoire. Tante Pat. La marche dans le désert. Et Joe.
Joe ?
Joe. Qui est-ce, déjà ? Son visage flottait devant ses yeux, mais il était corrompu : ses pommettes, ses yeux et le pli des lèvres s’obstinaient à refuser de prendre une forme définitive ; la couleur de ses cheveux demeurait floue ; çà et là, des éléments de sa propre physionomie se retrouvait mêlés à celle de son… ami ? Compagnon de route ?  Il ne savait plus. Sa tête lui faisait mal, tellement mal…
Les visions hallucinées revinrent dans la douleur.
Pendant d’interminables minutes, il ne sut plus qui il était vraiment. Son identité s’évanouissait dans un tourbillon de souvenirs figés, de souvenirs morts, d’images, de sons et de textures qui ne lui appartenaient plus. Tante Pat ne s’adressait plus à lui mais à un étranger qui lui avait volé ses sens. Joe ne marchait plus devant lui dans le désert ; à sa place il n’y avait qu’un vieillard épuisé qui avançait péniblement en marmonnant dans sa barbe des histoires sans queues ni têtes. Son passé ne lui appartenait plus. On le lui avait volé. Joe le lui avait volé.
Pendant une seconde d’horreur, il se revit trébucher sur cette pierre déchaussée et tomber dans la pente, tomber à n’en plus finir, jusqu’à ce qu’il se fracasse sur les pierres coupantes de la falaise. Puis il se mit à pleurer doucement.
Les larmes roulaient encore sur ses joues lorsqu’il émergea de la forêt. Il franchit la ligne des arbres sans la voir, les yeux perdus dans les paysages oubliés de sa mémoire. Ses pieds soulevaient des nuages de poussière sur la route étrangement sèche.
Les fantômes l’attendaient là où les champs cultivés reprenaient leurs droits sur la terre aride. Ils se tenaient en ligne, bien droits, leurs corps de Lumière – il la voyait maintenant, nouée en boucles ternes et lascives – faseyant dans la brise. Leur aura un brin inquiétante de calme dignité était la même qu’au premier jour. Le fantôme aux reflets bleus se tenait devant eux tous, le scrutant de derrière son masque, la tête légèrement penchée sur son épaule.
Tout ira bien maintenant.
Il s’approcha de lui, trainant les pieds, et s’arrêta à un pas de la créature. La crête de celle-ci battait furieusement, comme si elle voulait s’arracher de sa peau grise. A travers sa brume pulsatile, on voyait la rivière depuis longtemps asséchée de la communauté de Brige, on sentait le soleil, et l’odeur de l’herbe dans les prés, on entendait les cris des enfants qui jouaient dans les jardins et les rires des parents… on voyait Tante Pat dans son fauteuil de rotin, souriant tandis qu’elle parlait aux fermiers qui installaient la table…
-Non, dit-il, la gorge douloureuse de mille aiguilles. Non ! NON ! ARRETEZ ! ARRETEZ DE ME FAIRE REVIVRE CA ! ARRETEZ, JE VOUS EN SUPPLIE !
Mais comme à chaque fois, il était hypnotisé par le ballet des fantômes et de leurs bras de ténèbres dansant au travers de leurs torses, par les yeux rougeoyants et sans pitié qui s’allumaient derrière les masques noirs, et il criait, il criait, pour les empêcher de le jeter une fois encore dans les ombres mortes de ses souvenirs, pour les empêcher de le rendre fou une fois encore, pour ne pas avoir à revivre une existence d’errance et de solitude.
Mais tu n’es pas seul. Tu ne seras pas seul.
Le bleuté tendait son cou vers lui comme pour l’embrasser. Sa crête tirait avec violence sur sa peau, se ruant au contact de son propre visage, épousant le grain de son épiderme et glissant sur sa joue, faisant naître de douloureux frissons…
Non, tu ne seras jamais seul. Tu auras Joe.
Et tandis que la gangue d’ombre l’enveloppait, pénétrait ses yeux et ses oreilles et rampait sous sa peau, il vit pour la première fois à travers la crête diaprée le monde nu, dépouillé de ses dernières apparences et embrasé de teintes rouges et noires, et il n’eut le temps que d’une ultime pensée :

L’ŒIL DU MONDE SE CLOT AVEC MOI.

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