Anja en voyage - Nouvelle
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Anja en voyage - Nouvelle
Anja en voyage…
Toujours cette angoisse au ventre ! La certitude que cette fois, ça ne passerait pas, que tout allait être enfin découvert. C’était la même chose chaque fois qu’Anja quittait le Danemark pour revenir dans ce village perdu en république tchèque, ce lieu où elle était née il y a vingt-cinq ans. Elle avait rejoint le pays de son père, il y avait déjà 3 ans, pour enseigner l’art contemporain à l’université d’Aahrus. Son père, elle ne l’avait pas connu, et il était mort il y avait déjà pas mal de temps d’un accident à même pas 30 ans. C’était juste après la chute du mur qu’il avait rencontré sa mère comme jeune coopérant dans le cadre d’un programme de revitalisation des zones rurales dans ces pays nouvellement ouverts au monde occidental et qu’on qualifiait avec mépris d’attardés. La relation avait été courte mais intense, le temps nécessaire cependant pour lui laisser un enfant à élever et de fuir au pays. Avec le temps, Anja lui avait tout pardonné, lui trouvant toutes les excuses, toutes les bonnes raisons de quitter sa mère, même enceinte. Elle s’identifiait tellement à lui qu’elle avait voulu à tout prix en acquérir la nationalité, comme un trophée, comme pour posséder au fond d’elle-même une part intime de ce qu’il avait été, pour compléter en fait sa propre identité, pour exister complètement d’une certaine façon. Les procédures étaient cependant longues et complexes, et la double nationalité n’était pas encore acquise au bout de 2 ans et demi de procédure, il faudrait encore patienter de longs mois. Mais Anja, elle adorait décidément ce prénom, était fière et impatiente. Incapable d’attendre le terme de la procédure, elle avait légèrement falsifié son passeport avec quelques amis « artistes » de l’université. Le résultat était presque parfait, mais un examen un peu minutieux aurait démontré facilement la supercherie. Or elle avait de la chance, une chance insolente, car elle n’avait finalement jamais été contrôlée lors de ses voyages pourtant nombreux. Son passeport était tellement parfait…. qu’on ne lui réclamait jamais. Ce qui pouvait la rassurer d’un point de vue statistique l’inquiétait tout autant car cela signifiait que « l’œuvre d’art » n’avait jamais été testée par des professionnels dignes de ce nom. C’est pourquoi elle retenait son souffle avant chaque trajet en avion, la boule au ventre. Au plus profond de son être, elle avait cependant ce besoin d’adrénaline, de stress, le désir de transgresser, l’envie de devenir comme elle l’avait décidé elle-même contre vents et marées. A la recherche de sa propre identité depuis toujours, elle avait choisi, enfin, de prendre les commandes et de l’imposer au monde. Cette affirmation de soi lui donnait une forme de plaisir et le sentiment d’être plus forte qu’elle ne l’avait jamais été.
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Elle préférait Anja, car elle aimait imaginer que ce prénom lui avait été donné par son père. C’était évidemment totalement faux, mais elle s’attachait tellement solidement à ce mythe qu’elle y croyait sincèrement. Son vrai prénom, maudit, elle avait décidé de l’oublier. Ce qui l’inquiétait aujourd’hui n’était pas l’examen de ses faux papiers auprès des autorités de l’aéroport, mais bien le retour dans le village qu’il avait vu naître, lieu au-delà du monde, peuplé des fantômes de son enfance.
Avec son allure d’athlète, sa taille impressionnante, 1m86, elle en imposait au point de perturber, de gêner même. Elle qui aurait si souvent voulu disparaître aux yeux du monde, subissait ces regards en coin cherchant à la déshabiller et en dévoiler les aspects les plus intimes. Elle n’y avait jamais vu des regards guidés par le désir, mais bien par l’étonnement, la fascination comme face à une bête curieuse, la crainte même parfois. Elle avait même entendu rire ouvertement à son passage. Au moins au Danemark, ou même à Prague dans une moindre mesure, les moqueries étaient plus rares et les regards moins pesants, moins oppressants. Dans l’université où elle enseignait, il était même habituel de voir des femmes de cette taille à l’allure athlétique et elle s’y était naturellement mieux intégrée. Son propre regard sur elle-même la perturbait encore. Elle évitait toujours aujourd’hui, malgré les années, à se montrer nue devant le miroir, car trop de stigmates lui rappelaient son passé. Elle avait tellement souffert, de ces souffrances qui ne disparaissent jamais mais dont on s’accommode doucement, le temps faisant son œuvre d’oubli, atténuant lentement les douleurs même les plus vives.
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Fraîchement débarquée à l’aéroport Vaclav Havel de Prague, elle détestait ce prénom, elle avait passé sans encombre comme d’habitude tous les contrôles sans avoir à sortir son passeport. Avant d’affronter ses vieux démons, elle désirait, plus que tout, une nuit, juste une nuit de répit suspendue hors du temps. C’est pourquoi elle prit immédiatement un taxi pour rejoindre son ami Janus au Musée d’art contemporain. Ravie de le revoir encore, elle souhaitait avant tout repousser ce moment où elle partirait pour le village où était enterrée sa mère, décédée l’an dernier, repousser l’instant de croiser tous ces regards réprobateurs, emplis de mépris et parfois de haine.
Janus n’était pas un ami, mais son seul ami dans sa nouvelle vie, et en tout cas le seul qui la comprenait vraiment, qui avait accepté son parcours, cautionné ses choix. De plus, Janus était le seul à pouvoir lui procurer un plaisir sensuel et sexuel, ce qui n’était pas rien. Depuis les bouleversements dans sa vie, c’était le seul à comprendre comment faire, être à l’écoute de son corps, de ses désirs. Elle savait elle-même se procurer du plaisir seule, mais dès qu’il s’agissait d’être deux, tout devenait plus complexe. Sauf Janus, peut-être, car il la connaissait depuis avant, car il partageait les mêmes passions artistiques sans doute, et les mêmes doutes surtout. Leur relation était unique comme l’étaient leurs personnalités respectives. Ils n’avaient jamais envisagé de se mettre en couple, même par dérision, tant leur désir de liberté était au-dessus de tout et leur interdirait toute relation classique avec qui que ce soit. Leur relation était une sorte de point fixe dans l’espace et le temps où ils savaient pouvoir se retrouver et s’abandonner l’un à l’autre.
Se réveiller enlacée dans sa chaleur, la douceur du corps frêle de Janus contre le sien plus protecteur, sa main timide dans ses cheveux, tout cela lui donnait la force d’affronter toutes les tempêtes. C’était aussi lui le seul à ne pas baisser les yeux face à sa nudité. Le seul, car même elle baissait les yeux face à son propre corps. Ce matin cependant, comme jamais, Anja appréhendait le voyage en train qui l’amènerait au pays des préjugés et de l’hypocrisie. Elle espérait que tout le bonheur partagé lors de cette nuit de plaisir lui avait donné suffisamment de force pour affronter ce qui la terrifiait. Le départ était prévu à 11h30. Plus qu’une heure à attendre. Suffisamment pour s’abandonner une dernière fois.
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Les gares sont des endroits fabuleux, car elles concentrent en un seul lieu, tant de parcours individuels uniques en leur genre, tant de destinations, de provenances différentes. Rien de commun entre le travailleur quotidien, effectuant le trajet de façon quasi hypnotique, et la femme blessée venant de rompre avec son amant et partant vers une destination qu’elle n’a pas encore choisie. Quoi de plus différent que cet homme d’affaires prétextant un séminaire sur les conséquences du brexit pour retrouver, à l’insu de sa femme, sa maîtresse soumise avide de pouvoir, et de l’autre côté dans le même compartiment la militante féministe, écologiste, altermondialiste prête à donner le coup de grâce à une société déjà en ruine ? C’est cela qui fait sans doute la richesse humaine des gares, ce mélange imposé des classes et des parcours. Le voyage lui-même est parfois une illusion, il est ce que nous voulons en faire. C’est ce que savait faire Anja, qui pouvait transformer n’importe quel trajet quotidien en une aventure exceptionnelle. Anja avait cette capacité à pouvoir imaginer des histoires incroyables à partir de rien, elle qui avait autrefois franchi les limites de l’inimaginable. Elle savait captiver ses étudiants, en face de n’importe quelle œuvre d’art, par ses capacités d’abstraction. Elle pouvait les emmener dans des voyages improbables à partir de noir ou de blanc, de formes géométriques variées. Là-bas, elle était appréciée pour ses mots, grâce à ses compétences, et non pas à cause de son physique extraordinaire. Tout de suite, elle espérait que le train aurait du retard pour ces deux raisons, prendre le temps de regarder les gens, imaginer leurs vies, et repousser une fois de plus le moment de se retrouver dans cet environnement tant redouté qu’étaient les lieux maudits de son enfance.
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Quand le train partit, elle espérait finalement qu’elle pourrait voyager seule. Si elle s’intéressait aux autres, romancer leurs vies, elle détestait pourtant participer à leurs conversations, souvent ennuyeuses. Un homme, plutôt séduisant malgré sa taille moyenne et son regard trop sûr de lui vînt s’assoie à côté d’elle. Par son tchèque approximatif et son regard gourmand sur le haut de ses cuisses, elle en déduisit qu’il était Français. En effet, Fred était astrophysicien, critique de revues scientifiques et définitivement imbuvable. Il semblait avoir créé le monde à l’écouter tant sa connaissance semblait sans limite, portant un avis sur tout ce qui pouvait exister. S’il avait pu le recréer à son image, il l’aurait sans doute fait sans hésiter. Constatant le désintérêt profond d’Anja vis-à-vis de ses propos, désintérêt qu’elle savait manifester par un regard particulièrement hautain amplifié par sa stature imposante, elle faisait en effet une tête de plus que lui, il essaya maladroitement de changer de registre en essayant de se montrer plus humain, plus accessible, moins tout puissant. Il partit alors dans le récit de son apprentissage du langage des sourds muets, de son intérêt pour le handicap, de toutes sortes d’inventions manifestement destinées à lui faire endosser le costume de l’homme parfait. Anja n’était pas dupe, il ne voulait pas que parler, il en voulait à son corps qui l’impressionnait et que ses yeux dévoraient du regard. Puis soudain, tout cessa, et il s’arrêta, livide et gêné, clôturant ses discours passionnés, par un « allez je vous laisse tranquille » beaucoup moins éloquent et carrément fébrile. Il l’avait, jusque-là, scruté de haut en bas, avec envie et désir, de ses jambes parfaites à son visage aux traits si fins et harmonieux tout en s’attardant sur sa poitrine généreuse. Un détail inhabituel l’avait sans doute arrêté ou perturbé, comme victime d’une révélation, car il ne lui adressa plus un seul regard de tout le trajet et se plongea dans une revue scientifique. Il était passé en une seconde du désir à la répulsion, craignant maintenant qu’elle l’effleure seulement. Elle le savait, elle l’avait déjà vécu, et cela la fit sourire. Elle retourna alors la situation à son avantage s’amusant justement à coller ses jambes interminables contre les siennes, s’accrochant à lui au moment d’aller aux toilettes, lui plaquant sa poitrine contre son nez, prétextant une secousse du train. Elle en riait toute seule aux toilettes. Finalement, il était drôle, ce mâle naïf et sûr de lui.
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l’arrivée à la gare, ce fût cette fois son oncle qui l’accueillit. La dernière fois, c’était son cousin, et la fois d’avant son autre tante, à croire qu’ils se relayaient pour la recevoir, comme si chacun devait en prendre son fardeau l’un après l’autre, que personne ne voulait subir la honte deux fois de suite d’être vue en sa compagnie. Elle avait l’habitude maintenant, même si ça lui faisait mal et elle préféra prolonger quelques instants encore son jeu du train, proposant à son voisin encore affolé d’échanger leurs numéros de téléphone. « j’aimerais qu’on se revoit » lui avait-t-elle susurré d’une voix suave avant de l’embrasser sur le front, la partie de son anatomie la plus accessible pour elle. Il lui avait alors répondu d’une voix blanche que cela serait sans doute impossible, qu’il voyageait beaucoup, et qu’il était marié, mensonge suprême. Ce qui l’aurait blessé jadis la fit sourire. Elle perçut alors dans les yeux de son oncle qui avait suivi la scène toute la réprobation du monde. Elle avait décidément tous les vices.
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Le voyage jusqu’aux terres ancestrales se poursuivit dans une ambiance glaçante malgré un « C’est bien que tu sois venu, que tu viennes la voir où elle est maintenant » qui se voulait sympathique, ou pas…. Anja répondit elle aussi avec fermeté « c’est ma mère » pour éviter d’ouvrir une discussion qu’elle savait vouée à l’échec. Dans un silence pesant, l’oncle Milan plissa les yeux à la recherche de la phrase parfaite, destinée davantage à assommer son adversaire qu’à la rassurer fraternellement. Elle sentait qu’il cherchait sa réplique percutante, et attendait, inquiète, la pique destinée à la blesser, et elle fut profondément déçue par la fatuité du « tu lui as fait du mal tu sais ? » tellement attendu et convenu. Tout cela, elle le savait naturellement, comment ne pouvait-elle pas le savoir ? Ce reproche, cette souffrance sincère, l’accompagnait depuis des années. Elle fût cependant blessée et déçue en réalisant à quel point ils la considéraient comme une personne sans cœur, insensible, sans se soucier des conséquences de ses actes, de ses choix. Personne ne la considérait comme un être humain, mais plutôt comme une anomalie monstrueuse que seule la solidarité familiale maintenait à l’intérieur du cercle. Afin d’éviter, dès le début du trajet, d’entretenir le conflit larvé, elle préféra la politique de l’autruche avec un lâche « il fallait que je parte là-bas, c’était plus fort que moi » complètement hors de propos. L’oncle réagit par un grognement suivi d’un haussement d’épaule, peinant à masquer son incompréhension muée depuis longtemps en haine. Que ce week-end allait être long ! Elle avait heureusement repéré un train pour le soir et récupéré le numéro de téléphone d’un taxi. Au cas où.
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Le village n’avait pas changé, d’ailleurs il ne changeait jamais, d’ailleurs il ne changerait jamais tant tous ses habitants souhaitaient ardemment que rien ne change. Ils ne considéraient pas que leur monde était idéal, bien au contraire, mais ils le connaissaient à la perfection, et tout ce qui n’en faisait pas partie les terrifiait au plus haut point. Ils auraient pu vivre dans n’importe quel endroit sordide de la terre, y vivre sans bonheur, sans plaisir aucun, du moment qu’ils l’aient toujours connu et qu’il soit resté le même. Ces gens ne connaissaient pas le bonheur, et même s’en méfiaient. Anja ne les avait jamais entendu rire bien sûr, ni n’en avait vu sourire, ou alors discrètement, hors du regard des autres, pour se satisfaire du décès d’un des leurs. Le village lui-même était à l’image de ses habitants, gris, tourné vers lui-même, compact comme un seul être, avec peu de fenêtres aux façades, les rares ouvertures semblant porter des regards méfiants sur le monde extérieur. Peut-être noircissait-elle elle-même le tableau, qu’il n’était pas si terne, si hostile, mais elle avait tellement souffert en ses lieux, enfermée avec ses différences dans un monde qui ne les acceptaient justement pas, « ses différences ». Elle n’aurait jamais pu atteindre l’âge adulte dans un tel endroit, elle en était convaincue. Elle avait justement essayé à deux reprises de le quitter, par le seul moyen possible, c’est-à-dire les pieds devant. Mais ses deux tentatives avaient échoué. On ne laissait pas mourir les habitants qui le désiraient dans ce lieu de pénitence. N’ayant pas réussi à disparaître, elle n’avait plus eu d’autre choix que de ne plus être.
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Quelle ne fut alors pas sa surprise de voir un sourire sur la place centrale face à la fontaine. Un sourire ressemblant à une grimace, mais un sourire qui lui sembla sincère, sans doute l’était-il d’ailleurs car il s’agissait d’Elena, la petite Elena. Elle devait avoir le même âge qu’elle mais les années de labeur et trois grossesses l’avaient alourdie. Son visage, même marqué, avait cependant conservé sa fraîcheur d’antan, et ses joues, plus rondes qu’autrefois, avait gardé leur teinte rose si émouvante, si enfantine. Anja avait passé toute une partie de son enfance avec Elena. Elles s’étaient jurées alors de ne jamais se quitter, de ne jamais se trahir, des enfants joyeux et rieurs surpris par une adolescence plus sombre et complexe. Si Elena. avait à cette époque été saisie par des sentiments plus intenses et évidents à son encontre, ce n’avait pas été le cas d’Anja qui se cherchait encore, perdue au fond d’elle-même. Surprise, émue, et flattée par la force de l’amour qui lui était portée, Anja l’avait pourtant rejeté, mais avec douceur, expliquant à Elena. de ne pas lui en vouloir, qu’elle ne pouvait pas accepter cet amour, qu’il était inutile d’attendre, qu’elle ne serait jamais prête. Elle se sentait de toute façon incapable à cette époque de recevoir ni de donner un quelconque amour à qui que ce soit. Même profondément meurtrie, Elena. avait accepté et lui était restée toujours fidèle, la seule avec qui elle pouvait avoir réellement confiance dans ce village. En tout cas, elle savait qu’elle pourrait toujours trouver en elle une écoute attentive, et l’amitié sincère de la petite fille qu’elle avait été. Un refuge en quelque sorte.
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Ce n’était pas le cas des garçons de son âge, dont la plupart étaient restés au village pour y travailler, rarement, et le plus souvent pour y mener une existence oisive, guidée par l’alcool. Ces garçons, elle ne les avait que peu fréquentés étant plus jeune, car elle craignait leurs manières un peu brutales. Anja avait toujours été timide et réservée étant enfant, et cette tendance introvertie et taciturne s’était naturellement amplifiée avec l’adolescence, lui coupant définitivement tout contact avec les autres personnes de son âge. Pourtant persuadée de ne jamais pouvoir ressentir de sentiments, Anja s’était pourtant fait surprendre une fois et permis de tomber amoureuse d’un jeune homme appelé Peter. Il semblait différent des autres, plus sensible, plus attentionné. Ce jeune Peter était un peu plus âgé qu’elle, de quelques mois seulement. Il ne jouait pas avec les autres, semblait lui aussi plus renfermé, un peu triste. Il s’était alors pris d’affection pour Anja, et ils marchaient souvent ensemble le long du ruisseau, à parler du monde, de ses changements, des guerres à venir, des voyages. Peter ne se destinait pas à rester moisir ici, il rêvait de parcourir le monde, ce qu’il fit plus tard. C’était au printemps, le printemps des amoureux qu’Anja avait rassemblé tout son courage et avait au retour de leur promenade-discussion essayé d’embrasser Peter. Bien que surpris, même choqué, Peter avait été particulièrement adorable et respectueux en repoussant Anja avec précaution et en lui expliquant, presque embêté, que c’était impossible, sans lui donner davantage d’explication. Et il l’avait raccompagnée jusqu’à sa maison, la soutenant par l’épaule. Anja avait d’abord refusé de pleurer dans un premier temps, et avait attendu d’être réfugiée dans sa chambre pour s’effondrer sur le lit. Elle comprenait bien la situation, elle savait que c’était impossible, et qu’il n’y avait pas d’explication à donner. Elle savait que ce serait toujours impossible. Toujours. Ce fut la veille de sa première tentative de suicide. Sans frères, ni sœur, incomprise par sa propre mère, elle n’avait pas vu d’autre alternative que quitter le village et cette vie de la façon la plus radicale qui soit. Anja ne sût jamais si c’était la corde qui avait lâché ou la poutre vermoulue qui avait cédé, mais quand elle se réveilla à l’hôpital, ce ne fût que pour croiser des regards méprisants et reconnaître parmi les chuchotements les mots « différent » « désespéré » « malade ». Seuls Elena. et Peter lui offrirent une consolation, par leurs sourires sincères et leur attention. Elle savait que la mort ne la sauverait pas, et qu’il faudrait planifier son « évasion » autrement. Aujourd’hui Elena. était encore là avec son sourire et son rose aux joues, mais Peter n’était plus.
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C’était au moment de sa deuxième tentative d’évasion qu’elle avait rencontré Janus. Elle y avait mis plus de cœur cette fois-ci, avait traité la poutre, renforcé la corde, vérifié le nœud, et s’était finalement jetée du 2ème étage pour se fracasser les deux jambes sur une charrette garée en dessous. Ses multiples fractures l’avaient alors amenée une fois de plus en dehors du village, mais cette fois, face à la gravité des blessures, à l’hôpital universitaire de Brno pour une durée plus longue. Elle avait alors fait la connaissance de son voisin de chambre, qu’elle avait ensuite suivi lors des longues séances de rééducation qui durèrent plusieurs mois. C’était Janus, un adolescent de son âge, aussi perturbé qu’elle, avec les mêmes doutes, les mêmes angoisses, la même incapacité à communiquer avec le monde extérieur. Lui, il s’était jeté, les yeux fermés, d’un pont, atterrissant lourdement sur le pont d’une péniche qu’il n’avait pas imaginée déboucher à cet instant précis. Ils avaient en commun cette incapacité à mourir, d’une part et d’autre part à cultiver le ridicule lors de leurs tentatives de suicide avortées. C’est à cette époque qu’ils se créèrent leur monde intérieur. Passionné d’art, il sût lui faire partager cet amour de l’abstraction, des formes, de leur symbolique. Les sentiments qu’Anja ressentit à son égard furent d’un tout autre ordre que ce qu’elle avait ressenti jusqu’alors que ce soit avec Elena. ou Peter. C’était une évidence, la rencontre avec une âme sœur, un ange gardien, son alter ego. Cette personne ne pouvait être qu’unique et Anja n’en chercha jamais de clones, plus ou moins ressemblant, dans le monde, et ne chercha jamais à le remplacer tant il était irremplaçable. C’est lui qui lui fit comprendre que son salut viendrait de ses études, si elle souhaitait définitivement quitter le village, et qu’il fallait qu’Anja en finisse avec le mensonge originel et accepte enfin sa vérité.
« Tu nous écoutes, là ? » lui envoya dans un mélange de respect et d’exaspération Paul, le mari d’Elena, lancé dans un récit épique de ses exploits à la chasse. Ce repas était interminable, et si Anja avait accepté, c’était pour faire plaisir à Elena., sa plus fidèle et ancienne amie. Revenue dans la réalité, laissant Peter, Janus, et la jeune Elena. dans un coin de sa mémoire, Anja regarda, interloquée et gênée, son amie qui la rassura juste par son sourire sincère et son regard bienveillant. « Tu vois bien que tu l’ennuie avec tes histoires de chasse ! Elle doit être épuisée ». Merci l’équipe de secours ! Elena. était toujours là quand il fallait la sortir de situations délicates, et cette porte de sortie était inespérée. Une bonne nuit de sommeil avant la promenade du lendemain au cimetière allait lui permettre de se reposer enfin et de se retrouver en paix avec les fantômes de son passé où rodait un jeune adolescent aux cheveux blonds qui parlait peu et dont elle avait voulu oublié le prénom.
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Ce fut une belle matinée au cimetière. Une brume épaisse recouvrait les lieux conférant à l’endroit une ambiance mystérieuse qui correspondait assez bien à ce qu’Anja voulait faire de ce moment. Assise en tailleur, seule, elle avait laissé Elena. au portail, elle ressentait dans son dos cependant tous les regards pleins de reproche des gens du village, sa famille, sa première famille. Ce qu’elle dit à sa mère enterrée ici, Anja le gardait au fond d’elle depuis des années. Bien qu’étant revenue chaque année au village, elle avait décidé que ce serait cette fois la dernière, qu’elle avait achevé sa mue, fini sa métamorphose et que le départ définitif de sa mère lui donnait l’autorisation implicite de quitter les lieux. Ne croyant en rien, en aucune religion, elle n’imaginait pas une seconde que sa mère, où que ce soit, puisse entendre ses propos, mais elle avait le désir de les prononcer. Ce fut un mélange d’adieux, d’excuses, de reproches, de justifications et finalement des mots d’amour sincères. Elle lui demanda surtout de la pardonner pour la disparition soudaine de Vaclav et qu’elle accepte enfin d’en faire le deuil libérateur. Plissant les yeux, elle aurait presque pu imaginer ce nom s’inscrire au-dessous de celui de sa mère, une date de mort remontant à 3 ans. Elle savait que ce départ soudain de son seul fils avait entraîné le décès de sa mère. Elle lui avait enfin demandé pardon. Elle pourrait rentrer le cœur en paix à sa nouvelle maison, sa vraie maison dans sa vraie vie. Rejoignant Elena. à l’extérieur du cimetière, elle ne put que s’effondrer dans ses bras. Et c’est avec une infinie tendresse que la petite fille aux joues roses lui essuya doucement les larmes qui perlaient sur son visage pensant la protéger du monde extérieur.
Pas suffisamment, car les mots qu’elle entendit dans son dos lui rappela brutalement ce que signifiait la haine des hommes. « Allez Vaclav, retourne dans ton pays avec tes copains pédés ! ». Elle ressentit les mots avec une violence inouïe mais en paix avec elle-même, elle eut la force de se retourner fièrement vers l’homme hilare, et c’est avec un sourire plein de défiance, malgré les larmes, qu’elle lui envoya un baiser sensuel dans les airs. Il avait voulu la blesser, la rabaisser, mais elle lui montra que c’était elle qui se tenait debout fièrement et dignement. Ne trouvant rien à ajouter, bouche bée, il tourna les talons et partit aussi petitement qu’il était arrivé.
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C’était bien la dernière fois qu’elle viendrait ici. Elle en avait enfin fini avec le mensonge de sa naissance, elle n’était pas ou plus Vaclav, le jeune tchèque taciturne, mais Anja la brillante enseignante d’art contemporain de l’université d’Aahrus. Quelles que soient les séquelles psychologiques et physiques de l’opération qu’elle avait subie, elle avait trouvé sa vérité.
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Toujours cette angoisse au ventre ! La certitude que cette fois, ça ne passerait pas, que tout allait être enfin découvert. C’était la même chose chaque fois qu’Anja quittait le Danemark pour revenir dans ce village perdu en république tchèque, ce lieu où elle était née il y a vingt-cinq ans. Elle avait rejoint le pays de son père, il y avait déjà 3 ans, pour enseigner l’art contemporain à l’université d’Aahrus. Son père, elle ne l’avait pas connu, et il était mort il y avait déjà pas mal de temps d’un accident à même pas 30 ans. C’était juste après la chute du mur qu’il avait rencontré sa mère comme jeune coopérant dans le cadre d’un programme de revitalisation des zones rurales dans ces pays nouvellement ouverts au monde occidental et qu’on qualifiait avec mépris d’attardés. La relation avait été courte mais intense, le temps nécessaire cependant pour lui laisser un enfant à élever et de fuir au pays. Avec le temps, Anja lui avait tout pardonné, lui trouvant toutes les excuses, toutes les bonnes raisons de quitter sa mère, même enceinte. Elle s’identifiait tellement à lui qu’elle avait voulu à tout prix en acquérir la nationalité, comme un trophée, comme pour posséder au fond d’elle-même une part intime de ce qu’il avait été, pour compléter en fait sa propre identité, pour exister complètement d’une certaine façon. Les procédures étaient cependant longues et complexes, et la double nationalité n’était pas encore acquise au bout de 2 ans et demi de procédure, il faudrait encore patienter de longs mois. Mais Anja, elle adorait décidément ce prénom, était fière et impatiente. Incapable d’attendre le terme de la procédure, elle avait légèrement falsifié son passeport avec quelques amis « artistes » de l’université. Le résultat était presque parfait, mais un examen un peu minutieux aurait démontré facilement la supercherie. Or elle avait de la chance, une chance insolente, car elle n’avait finalement jamais été contrôlée lors de ses voyages pourtant nombreux. Son passeport était tellement parfait…. qu’on ne lui réclamait jamais. Ce qui pouvait la rassurer d’un point de vue statistique l’inquiétait tout autant car cela signifiait que « l’œuvre d’art » n’avait jamais été testée par des professionnels dignes de ce nom. C’est pourquoi elle retenait son souffle avant chaque trajet en avion, la boule au ventre. Au plus profond de son être, elle avait cependant ce besoin d’adrénaline, de stress, le désir de transgresser, l’envie de devenir comme elle l’avait décidé elle-même contre vents et marées. A la recherche de sa propre identité depuis toujours, elle avait choisi, enfin, de prendre les commandes et de l’imposer au monde. Cette affirmation de soi lui donnait une forme de plaisir et le sentiment d’être plus forte qu’elle ne l’avait jamais été.
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Elle préférait Anja, car elle aimait imaginer que ce prénom lui avait été donné par son père. C’était évidemment totalement faux, mais elle s’attachait tellement solidement à ce mythe qu’elle y croyait sincèrement. Son vrai prénom, maudit, elle avait décidé de l’oublier. Ce qui l’inquiétait aujourd’hui n’était pas l’examen de ses faux papiers auprès des autorités de l’aéroport, mais bien le retour dans le village qu’il avait vu naître, lieu au-delà du monde, peuplé des fantômes de son enfance.
Avec son allure d’athlète, sa taille impressionnante, 1m86, elle en imposait au point de perturber, de gêner même. Elle qui aurait si souvent voulu disparaître aux yeux du monde, subissait ces regards en coin cherchant à la déshabiller et en dévoiler les aspects les plus intimes. Elle n’y avait jamais vu des regards guidés par le désir, mais bien par l’étonnement, la fascination comme face à une bête curieuse, la crainte même parfois. Elle avait même entendu rire ouvertement à son passage. Au moins au Danemark, ou même à Prague dans une moindre mesure, les moqueries étaient plus rares et les regards moins pesants, moins oppressants. Dans l’université où elle enseignait, il était même habituel de voir des femmes de cette taille à l’allure athlétique et elle s’y était naturellement mieux intégrée. Son propre regard sur elle-même la perturbait encore. Elle évitait toujours aujourd’hui, malgré les années, à se montrer nue devant le miroir, car trop de stigmates lui rappelaient son passé. Elle avait tellement souffert, de ces souffrances qui ne disparaissent jamais mais dont on s’accommode doucement, le temps faisant son œuvre d’oubli, atténuant lentement les douleurs même les plus vives.
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Fraîchement débarquée à l’aéroport Vaclav Havel de Prague, elle détestait ce prénom, elle avait passé sans encombre comme d’habitude tous les contrôles sans avoir à sortir son passeport. Avant d’affronter ses vieux démons, elle désirait, plus que tout, une nuit, juste une nuit de répit suspendue hors du temps. C’est pourquoi elle prit immédiatement un taxi pour rejoindre son ami Janus au Musée d’art contemporain. Ravie de le revoir encore, elle souhaitait avant tout repousser ce moment où elle partirait pour le village où était enterrée sa mère, décédée l’an dernier, repousser l’instant de croiser tous ces regards réprobateurs, emplis de mépris et parfois de haine.
Janus n’était pas un ami, mais son seul ami dans sa nouvelle vie, et en tout cas le seul qui la comprenait vraiment, qui avait accepté son parcours, cautionné ses choix. De plus, Janus était le seul à pouvoir lui procurer un plaisir sensuel et sexuel, ce qui n’était pas rien. Depuis les bouleversements dans sa vie, c’était le seul à comprendre comment faire, être à l’écoute de son corps, de ses désirs. Elle savait elle-même se procurer du plaisir seule, mais dès qu’il s’agissait d’être deux, tout devenait plus complexe. Sauf Janus, peut-être, car il la connaissait depuis avant, car il partageait les mêmes passions artistiques sans doute, et les mêmes doutes surtout. Leur relation était unique comme l’étaient leurs personnalités respectives. Ils n’avaient jamais envisagé de se mettre en couple, même par dérision, tant leur désir de liberté était au-dessus de tout et leur interdirait toute relation classique avec qui que ce soit. Leur relation était une sorte de point fixe dans l’espace et le temps où ils savaient pouvoir se retrouver et s’abandonner l’un à l’autre.
Se réveiller enlacée dans sa chaleur, la douceur du corps frêle de Janus contre le sien plus protecteur, sa main timide dans ses cheveux, tout cela lui donnait la force d’affronter toutes les tempêtes. C’était aussi lui le seul à ne pas baisser les yeux face à sa nudité. Le seul, car même elle baissait les yeux face à son propre corps. Ce matin cependant, comme jamais, Anja appréhendait le voyage en train qui l’amènerait au pays des préjugés et de l’hypocrisie. Elle espérait que tout le bonheur partagé lors de cette nuit de plaisir lui avait donné suffisamment de force pour affronter ce qui la terrifiait. Le départ était prévu à 11h30. Plus qu’une heure à attendre. Suffisamment pour s’abandonner une dernière fois.
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Les gares sont des endroits fabuleux, car elles concentrent en un seul lieu, tant de parcours individuels uniques en leur genre, tant de destinations, de provenances différentes. Rien de commun entre le travailleur quotidien, effectuant le trajet de façon quasi hypnotique, et la femme blessée venant de rompre avec son amant et partant vers une destination qu’elle n’a pas encore choisie. Quoi de plus différent que cet homme d’affaires prétextant un séminaire sur les conséquences du brexit pour retrouver, à l’insu de sa femme, sa maîtresse soumise avide de pouvoir, et de l’autre côté dans le même compartiment la militante féministe, écologiste, altermondialiste prête à donner le coup de grâce à une société déjà en ruine ? C’est cela qui fait sans doute la richesse humaine des gares, ce mélange imposé des classes et des parcours. Le voyage lui-même est parfois une illusion, il est ce que nous voulons en faire. C’est ce que savait faire Anja, qui pouvait transformer n’importe quel trajet quotidien en une aventure exceptionnelle. Anja avait cette capacité à pouvoir imaginer des histoires incroyables à partir de rien, elle qui avait autrefois franchi les limites de l’inimaginable. Elle savait captiver ses étudiants, en face de n’importe quelle œuvre d’art, par ses capacités d’abstraction. Elle pouvait les emmener dans des voyages improbables à partir de noir ou de blanc, de formes géométriques variées. Là-bas, elle était appréciée pour ses mots, grâce à ses compétences, et non pas à cause de son physique extraordinaire. Tout de suite, elle espérait que le train aurait du retard pour ces deux raisons, prendre le temps de regarder les gens, imaginer leurs vies, et repousser une fois de plus le moment de se retrouver dans cet environnement tant redouté qu’étaient les lieux maudits de son enfance.
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Quand le train partit, elle espérait finalement qu’elle pourrait voyager seule. Si elle s’intéressait aux autres, romancer leurs vies, elle détestait pourtant participer à leurs conversations, souvent ennuyeuses. Un homme, plutôt séduisant malgré sa taille moyenne et son regard trop sûr de lui vînt s’assoie à côté d’elle. Par son tchèque approximatif et son regard gourmand sur le haut de ses cuisses, elle en déduisit qu’il était Français. En effet, Fred était astrophysicien, critique de revues scientifiques et définitivement imbuvable. Il semblait avoir créé le monde à l’écouter tant sa connaissance semblait sans limite, portant un avis sur tout ce qui pouvait exister. S’il avait pu le recréer à son image, il l’aurait sans doute fait sans hésiter. Constatant le désintérêt profond d’Anja vis-à-vis de ses propos, désintérêt qu’elle savait manifester par un regard particulièrement hautain amplifié par sa stature imposante, elle faisait en effet une tête de plus que lui, il essaya maladroitement de changer de registre en essayant de se montrer plus humain, plus accessible, moins tout puissant. Il partit alors dans le récit de son apprentissage du langage des sourds muets, de son intérêt pour le handicap, de toutes sortes d’inventions manifestement destinées à lui faire endosser le costume de l’homme parfait. Anja n’était pas dupe, il ne voulait pas que parler, il en voulait à son corps qui l’impressionnait et que ses yeux dévoraient du regard. Puis soudain, tout cessa, et il s’arrêta, livide et gêné, clôturant ses discours passionnés, par un « allez je vous laisse tranquille » beaucoup moins éloquent et carrément fébrile. Il l’avait, jusque-là, scruté de haut en bas, avec envie et désir, de ses jambes parfaites à son visage aux traits si fins et harmonieux tout en s’attardant sur sa poitrine généreuse. Un détail inhabituel l’avait sans doute arrêté ou perturbé, comme victime d’une révélation, car il ne lui adressa plus un seul regard de tout le trajet et se plongea dans une revue scientifique. Il était passé en une seconde du désir à la répulsion, craignant maintenant qu’elle l’effleure seulement. Elle le savait, elle l’avait déjà vécu, et cela la fit sourire. Elle retourna alors la situation à son avantage s’amusant justement à coller ses jambes interminables contre les siennes, s’accrochant à lui au moment d’aller aux toilettes, lui plaquant sa poitrine contre son nez, prétextant une secousse du train. Elle en riait toute seule aux toilettes. Finalement, il était drôle, ce mâle naïf et sûr de lui.
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l’arrivée à la gare, ce fût cette fois son oncle qui l’accueillit. La dernière fois, c’était son cousin, et la fois d’avant son autre tante, à croire qu’ils se relayaient pour la recevoir, comme si chacun devait en prendre son fardeau l’un après l’autre, que personne ne voulait subir la honte deux fois de suite d’être vue en sa compagnie. Elle avait l’habitude maintenant, même si ça lui faisait mal et elle préféra prolonger quelques instants encore son jeu du train, proposant à son voisin encore affolé d’échanger leurs numéros de téléphone. « j’aimerais qu’on se revoit » lui avait-t-elle susurré d’une voix suave avant de l’embrasser sur le front, la partie de son anatomie la plus accessible pour elle. Il lui avait alors répondu d’une voix blanche que cela serait sans doute impossible, qu’il voyageait beaucoup, et qu’il était marié, mensonge suprême. Ce qui l’aurait blessé jadis la fit sourire. Elle perçut alors dans les yeux de son oncle qui avait suivi la scène toute la réprobation du monde. Elle avait décidément tous les vices.
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Le voyage jusqu’aux terres ancestrales se poursuivit dans une ambiance glaçante malgré un « C’est bien que tu sois venu, que tu viennes la voir où elle est maintenant » qui se voulait sympathique, ou pas…. Anja répondit elle aussi avec fermeté « c’est ma mère » pour éviter d’ouvrir une discussion qu’elle savait vouée à l’échec. Dans un silence pesant, l’oncle Milan plissa les yeux à la recherche de la phrase parfaite, destinée davantage à assommer son adversaire qu’à la rassurer fraternellement. Elle sentait qu’il cherchait sa réplique percutante, et attendait, inquiète, la pique destinée à la blesser, et elle fut profondément déçue par la fatuité du « tu lui as fait du mal tu sais ? » tellement attendu et convenu. Tout cela, elle le savait naturellement, comment ne pouvait-elle pas le savoir ? Ce reproche, cette souffrance sincère, l’accompagnait depuis des années. Elle fût cependant blessée et déçue en réalisant à quel point ils la considéraient comme une personne sans cœur, insensible, sans se soucier des conséquences de ses actes, de ses choix. Personne ne la considérait comme un être humain, mais plutôt comme une anomalie monstrueuse que seule la solidarité familiale maintenait à l’intérieur du cercle. Afin d’éviter, dès le début du trajet, d’entretenir le conflit larvé, elle préféra la politique de l’autruche avec un lâche « il fallait que je parte là-bas, c’était plus fort que moi » complètement hors de propos. L’oncle réagit par un grognement suivi d’un haussement d’épaule, peinant à masquer son incompréhension muée depuis longtemps en haine. Que ce week-end allait être long ! Elle avait heureusement repéré un train pour le soir et récupéré le numéro de téléphone d’un taxi. Au cas où.
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Le village n’avait pas changé, d’ailleurs il ne changeait jamais, d’ailleurs il ne changerait jamais tant tous ses habitants souhaitaient ardemment que rien ne change. Ils ne considéraient pas que leur monde était idéal, bien au contraire, mais ils le connaissaient à la perfection, et tout ce qui n’en faisait pas partie les terrifiait au plus haut point. Ils auraient pu vivre dans n’importe quel endroit sordide de la terre, y vivre sans bonheur, sans plaisir aucun, du moment qu’ils l’aient toujours connu et qu’il soit resté le même. Ces gens ne connaissaient pas le bonheur, et même s’en méfiaient. Anja ne les avait jamais entendu rire bien sûr, ni n’en avait vu sourire, ou alors discrètement, hors du regard des autres, pour se satisfaire du décès d’un des leurs. Le village lui-même était à l’image de ses habitants, gris, tourné vers lui-même, compact comme un seul être, avec peu de fenêtres aux façades, les rares ouvertures semblant porter des regards méfiants sur le monde extérieur. Peut-être noircissait-elle elle-même le tableau, qu’il n’était pas si terne, si hostile, mais elle avait tellement souffert en ses lieux, enfermée avec ses différences dans un monde qui ne les acceptaient justement pas, « ses différences ». Elle n’aurait jamais pu atteindre l’âge adulte dans un tel endroit, elle en était convaincue. Elle avait justement essayé à deux reprises de le quitter, par le seul moyen possible, c’est-à-dire les pieds devant. Mais ses deux tentatives avaient échoué. On ne laissait pas mourir les habitants qui le désiraient dans ce lieu de pénitence. N’ayant pas réussi à disparaître, elle n’avait plus eu d’autre choix que de ne plus être.
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Quelle ne fut alors pas sa surprise de voir un sourire sur la place centrale face à la fontaine. Un sourire ressemblant à une grimace, mais un sourire qui lui sembla sincère, sans doute l’était-il d’ailleurs car il s’agissait d’Elena, la petite Elena. Elle devait avoir le même âge qu’elle mais les années de labeur et trois grossesses l’avaient alourdie. Son visage, même marqué, avait cependant conservé sa fraîcheur d’antan, et ses joues, plus rondes qu’autrefois, avait gardé leur teinte rose si émouvante, si enfantine. Anja avait passé toute une partie de son enfance avec Elena. Elles s’étaient jurées alors de ne jamais se quitter, de ne jamais se trahir, des enfants joyeux et rieurs surpris par une adolescence plus sombre et complexe. Si Elena. avait à cette époque été saisie par des sentiments plus intenses et évidents à son encontre, ce n’avait pas été le cas d’Anja qui se cherchait encore, perdue au fond d’elle-même. Surprise, émue, et flattée par la force de l’amour qui lui était portée, Anja l’avait pourtant rejeté, mais avec douceur, expliquant à Elena. de ne pas lui en vouloir, qu’elle ne pouvait pas accepter cet amour, qu’il était inutile d’attendre, qu’elle ne serait jamais prête. Elle se sentait de toute façon incapable à cette époque de recevoir ni de donner un quelconque amour à qui que ce soit. Même profondément meurtrie, Elena. avait accepté et lui était restée toujours fidèle, la seule avec qui elle pouvait avoir réellement confiance dans ce village. En tout cas, elle savait qu’elle pourrait toujours trouver en elle une écoute attentive, et l’amitié sincère de la petite fille qu’elle avait été. Un refuge en quelque sorte.
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Ce n’était pas le cas des garçons de son âge, dont la plupart étaient restés au village pour y travailler, rarement, et le plus souvent pour y mener une existence oisive, guidée par l’alcool. Ces garçons, elle ne les avait que peu fréquentés étant plus jeune, car elle craignait leurs manières un peu brutales. Anja avait toujours été timide et réservée étant enfant, et cette tendance introvertie et taciturne s’était naturellement amplifiée avec l’adolescence, lui coupant définitivement tout contact avec les autres personnes de son âge. Pourtant persuadée de ne jamais pouvoir ressentir de sentiments, Anja s’était pourtant fait surprendre une fois et permis de tomber amoureuse d’un jeune homme appelé Peter. Il semblait différent des autres, plus sensible, plus attentionné. Ce jeune Peter était un peu plus âgé qu’elle, de quelques mois seulement. Il ne jouait pas avec les autres, semblait lui aussi plus renfermé, un peu triste. Il s’était alors pris d’affection pour Anja, et ils marchaient souvent ensemble le long du ruisseau, à parler du monde, de ses changements, des guerres à venir, des voyages. Peter ne se destinait pas à rester moisir ici, il rêvait de parcourir le monde, ce qu’il fit plus tard. C’était au printemps, le printemps des amoureux qu’Anja avait rassemblé tout son courage et avait au retour de leur promenade-discussion essayé d’embrasser Peter. Bien que surpris, même choqué, Peter avait été particulièrement adorable et respectueux en repoussant Anja avec précaution et en lui expliquant, presque embêté, que c’était impossible, sans lui donner davantage d’explication. Et il l’avait raccompagnée jusqu’à sa maison, la soutenant par l’épaule. Anja avait d’abord refusé de pleurer dans un premier temps, et avait attendu d’être réfugiée dans sa chambre pour s’effondrer sur le lit. Elle comprenait bien la situation, elle savait que c’était impossible, et qu’il n’y avait pas d’explication à donner. Elle savait que ce serait toujours impossible. Toujours. Ce fut la veille de sa première tentative de suicide. Sans frères, ni sœur, incomprise par sa propre mère, elle n’avait pas vu d’autre alternative que quitter le village et cette vie de la façon la plus radicale qui soit. Anja ne sût jamais si c’était la corde qui avait lâché ou la poutre vermoulue qui avait cédé, mais quand elle se réveilla à l’hôpital, ce ne fût que pour croiser des regards méprisants et reconnaître parmi les chuchotements les mots « différent » « désespéré » « malade ». Seuls Elena. et Peter lui offrirent une consolation, par leurs sourires sincères et leur attention. Elle savait que la mort ne la sauverait pas, et qu’il faudrait planifier son « évasion » autrement. Aujourd’hui Elena. était encore là avec son sourire et son rose aux joues, mais Peter n’était plus.
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C’était au moment de sa deuxième tentative d’évasion qu’elle avait rencontré Janus. Elle y avait mis plus de cœur cette fois-ci, avait traité la poutre, renforcé la corde, vérifié le nœud, et s’était finalement jetée du 2ème étage pour se fracasser les deux jambes sur une charrette garée en dessous. Ses multiples fractures l’avaient alors amenée une fois de plus en dehors du village, mais cette fois, face à la gravité des blessures, à l’hôpital universitaire de Brno pour une durée plus longue. Elle avait alors fait la connaissance de son voisin de chambre, qu’elle avait ensuite suivi lors des longues séances de rééducation qui durèrent plusieurs mois. C’était Janus, un adolescent de son âge, aussi perturbé qu’elle, avec les mêmes doutes, les mêmes angoisses, la même incapacité à communiquer avec le monde extérieur. Lui, il s’était jeté, les yeux fermés, d’un pont, atterrissant lourdement sur le pont d’une péniche qu’il n’avait pas imaginée déboucher à cet instant précis. Ils avaient en commun cette incapacité à mourir, d’une part et d’autre part à cultiver le ridicule lors de leurs tentatives de suicide avortées. C’est à cette époque qu’ils se créèrent leur monde intérieur. Passionné d’art, il sût lui faire partager cet amour de l’abstraction, des formes, de leur symbolique. Les sentiments qu’Anja ressentit à son égard furent d’un tout autre ordre que ce qu’elle avait ressenti jusqu’alors que ce soit avec Elena. ou Peter. C’était une évidence, la rencontre avec une âme sœur, un ange gardien, son alter ego. Cette personne ne pouvait être qu’unique et Anja n’en chercha jamais de clones, plus ou moins ressemblant, dans le monde, et ne chercha jamais à le remplacer tant il était irremplaçable. C’est lui qui lui fit comprendre que son salut viendrait de ses études, si elle souhaitait définitivement quitter le village, et qu’il fallait qu’Anja en finisse avec le mensonge originel et accepte enfin sa vérité.
« Tu nous écoutes, là ? » lui envoya dans un mélange de respect et d’exaspération Paul, le mari d’Elena, lancé dans un récit épique de ses exploits à la chasse. Ce repas était interminable, et si Anja avait accepté, c’était pour faire plaisir à Elena., sa plus fidèle et ancienne amie. Revenue dans la réalité, laissant Peter, Janus, et la jeune Elena. dans un coin de sa mémoire, Anja regarda, interloquée et gênée, son amie qui la rassura juste par son sourire sincère et son regard bienveillant. « Tu vois bien que tu l’ennuie avec tes histoires de chasse ! Elle doit être épuisée ». Merci l’équipe de secours ! Elena. était toujours là quand il fallait la sortir de situations délicates, et cette porte de sortie était inespérée. Une bonne nuit de sommeil avant la promenade du lendemain au cimetière allait lui permettre de se reposer enfin et de se retrouver en paix avec les fantômes de son passé où rodait un jeune adolescent aux cheveux blonds qui parlait peu et dont elle avait voulu oublié le prénom.
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Ce fut une belle matinée au cimetière. Une brume épaisse recouvrait les lieux conférant à l’endroit une ambiance mystérieuse qui correspondait assez bien à ce qu’Anja voulait faire de ce moment. Assise en tailleur, seule, elle avait laissé Elena. au portail, elle ressentait dans son dos cependant tous les regards pleins de reproche des gens du village, sa famille, sa première famille. Ce qu’elle dit à sa mère enterrée ici, Anja le gardait au fond d’elle depuis des années. Bien qu’étant revenue chaque année au village, elle avait décidé que ce serait cette fois la dernière, qu’elle avait achevé sa mue, fini sa métamorphose et que le départ définitif de sa mère lui donnait l’autorisation implicite de quitter les lieux. Ne croyant en rien, en aucune religion, elle n’imaginait pas une seconde que sa mère, où que ce soit, puisse entendre ses propos, mais elle avait le désir de les prononcer. Ce fut un mélange d’adieux, d’excuses, de reproches, de justifications et finalement des mots d’amour sincères. Elle lui demanda surtout de la pardonner pour la disparition soudaine de Vaclav et qu’elle accepte enfin d’en faire le deuil libérateur. Plissant les yeux, elle aurait presque pu imaginer ce nom s’inscrire au-dessous de celui de sa mère, une date de mort remontant à 3 ans. Elle savait que ce départ soudain de son seul fils avait entraîné le décès de sa mère. Elle lui avait enfin demandé pardon. Elle pourrait rentrer le cœur en paix à sa nouvelle maison, sa vraie maison dans sa vraie vie. Rejoignant Elena. à l’extérieur du cimetière, elle ne put que s’effondrer dans ses bras. Et c’est avec une infinie tendresse que la petite fille aux joues roses lui essuya doucement les larmes qui perlaient sur son visage pensant la protéger du monde extérieur.
Pas suffisamment, car les mots qu’elle entendit dans son dos lui rappela brutalement ce que signifiait la haine des hommes. « Allez Vaclav, retourne dans ton pays avec tes copains pédés ! ». Elle ressentit les mots avec une violence inouïe mais en paix avec elle-même, elle eut la force de se retourner fièrement vers l’homme hilare, et c’est avec un sourire plein de défiance, malgré les larmes, qu’elle lui envoya un baiser sensuel dans les airs. Il avait voulu la blesser, la rabaisser, mais elle lui montra que c’était elle qui se tenait debout fièrement et dignement. Ne trouvant rien à ajouter, bouche bée, il tourna les talons et partit aussi petitement qu’il était arrivé.
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C’était bien la dernière fois qu’elle viendrait ici. Elle en avait enfin fini avec le mensonge de sa naissance, elle n’était pas ou plus Vaclav, le jeune tchèque taciturne, mais Anja la brillante enseignante d’art contemporain de l’université d’Aahrus. Quelles que soient les séquelles psychologiques et physiques de l’opération qu’elle avait subie, elle avait trouvé sa vérité.
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jeffth- Messages : 115
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