J'ai posé mes tripes sur la table.

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Message par Rymounette Lun 25 Fév - 1:31

Enfantillages


Cette transe doit continuer de tuer mes pensées. M'abrutir par le son, quel qu'en soit le prix ! Se pendre à une note plutôt qu'à une corde... « Se pendre ». Se pendre. Se pendre... J'ai laissé échapper ces maudits mots et les voilà déjà qui sonnent et résonnent, suspendus à mes cordes vocales. Ils se balancent comme un fruit étrange, bercé par le vent de mes entrailles... « Se pendre » et mon père vont et viennent en rythme dans mon esprit, comme un métronome à double balancier. Le tic-tac de leurs mouvements m'exaspère et me poursuis jusque dans mon lit. D'ici peu, j'irai chercher un marteau et un burin, pour les chasser de mes tympans.

Le voilà qu'il crève, cet abcès d'émotions indicibles et stridentes, que seul mon faciès peut retranscrire dans toute son intensité. Ce masque cireux à la moue ravagée, jaunit, sèche un peu plus à chaque étage de ma descente aux enfers. Il s'écaillera jusqu'à disparaître, me laissant bientôt déshumanisée, sans visage et sans âme. Je connaîtrai alors l'apaisement de n'être plus qu'une chimère sans raisons, libre de toute pensée et de tout espoir. Ha ! Le vilain mot ! L'espoir est une gangrène.

Mes mains hésitent, malades, fébriles. Elles courent de mon verre de vin à mon cendrier, se précipitent sur mes lèvres, les contournent, redescendent. Mes pauvres doigts frétillent, se désarticulent comme un orchestre sans partition commune. Mes neurones clignotent et s'affairent d'un rythme saccadé et plaintif. La surcharge d'informations a mis mon corps en alerte, mais plus personne ne dirige ces membres disparates. Ce tressaillement, cette veine qui sursaute, ce mode de fonctionnement « à défaut » d'un corps affolé privé de tour de contrôle, forment ce révulsant capharnaüm.
Mon masque chute enfin, dans un assourdissant déferlement de craquèlements.

Un hurlement retentit, qui pût être celui d'un loup. Cet appel nocturne d'un être soudain libéré d'être, nul ne l'entendra. Un ongle se révolte et entame une série de battements sur le coin de la table. Intéressée, une jambe trépigne, « que diable se passe-t-il sur cette table ? » Le rythme s'affole et s'enrichit, une main entière a décidé de suivre ce fauteur de troubles. Voilà la gueule qui s'éclate d'un côté, puis de l'autre. La crinière vibre en silence, bientôt imitée frénétiquement par les cordes vocales dans un scat enragé. Pattes et bassin fomentent ensemble un coup de maître, et c'est bientôt tout cet étrange animal qui s'agite debout. La musique l'emporte. Des flots de terreur se déversent à ses pieds. Des torrents d'amour blessé suent de chaque pore. Une fumée danse, s'élève des narines de la bête, empestant la haine fétide. Plus vite, plus fort, encore et encore, cette transe en danse s'alimente des coups portés par les griffes s'écrasant sur la table. Des heures durant, ce cheval blessé va ruer et rugir à la mort, jusqu'à s'affaisser d'épuisement dans un craquement lourd.

*****

Au matin, je vais lui rendre visite. Les médecins qui nous préparaient hier à la mort de mon père m'annoncent aujourd'hui que son corps est sauf, mais que son cœur est resté dans une autre année. En 1992, je ne pesais pas bien lourd. Il rejettera à nouveau ma main tendue, ne sachant pas qui je suis. Mais moi, je sais...

Sur ses oreilles, je vais coller des écouteurs et lui, qui autrefois aimait tant la vie, il s'agitera, sans aucun doute. Et je lui dirai « Danse Papa, Danse ! ». Il se lèvera, et battra la mesure. N'y tenant plus, il joindra ses mains ensemble et les tendra vers le ciel. Alors les basses se feront tendres, et les mélodies enivrantes. Ses tripes se rétracteront ou s'étaleront au gré des violons et synthétiseurs, comme les miennes à présent. Alors, quand il se déchaînera enfin, je le convaincrai de me suivre, de s'échapper de l'hôpital où des médecins croient lui rendre ses souvenirs en le laissant face à ce mur blanc. Ses souvenirs on s'en fout, il y en a de nouveaux à chaque coin de rue.

« Cours Papa ! Cours ! » On traversera les couloirs si vite qu'on aura l'impression de voler. Je l'aiderai, pour sa jambe folle, c'est pas grave. Arrivés dehors, il cassera la vitre d'une voiture et m'ouvrira la portière passager. Mon père est un fameux bricoleur. C'est sûr qu'il saura comment démarrer. Et on roulera comme des fugitifs, jusqu'au bout du jour.

Passés quelques kilomètres, nous serons rassurés parce que les médecins ne nous retrouveront plus. On rira nerveusement, shootés à l'adrénaline. Déjà, nos vibrations s'harmoniseront, nos souffles s'accorderont, la glace s'effritera. Et on pourra discuter tranquillement et gaiement, comme de vieux amis. Je lui dirai tout, qu'il est mon père et qu'il ne pouvait pas mourir. Je lui dirai tout, de cette tristesse et de ce nouvel abandon déguisé en pendaison. Je lui dirai tout, mais pas ce qu'il a fait, bien avant. Il est revenu à son âge d'or, laissons ses exploits ultérieurs de côté. Je lui dirai tout sur tout, mais pas que je ne le connais finalement pas. Je vais le connaître. Je crois. 1992, ça me va.

Ensuite, un silence confiant s'installera. Nous le savourerons encore une bonne centaine de kilomètres, jusqu'à ce que la lune elle-même suive notre course folle, perchée sur son plafond argenté. Les nuages graviteront bientôt autour d'elle, dans une danse tribale dissidente. La radio grésillera, ponctuée de larsen, hors de la portée de toute fréquence. Notre voyage nous acheminera sur des pentes bien plus raides que celles de ce monde, autrement plus élevées, dans un ailleurs mystérieux. Alors, nous nous arrêterons, et en pleine forêt, nous allumerons un feu de joie.

Il me fera de ses bras un écrin protecteur au sein duquel il m'abritera de tout son être. A nouveau, je serai son enfant, nos rires éclaterons clairs et innocents. Aux seuls crépitements du feu résonnant dans les sous-bois, nous danserons et chanterons, comme une tribu d'Apaches au printemps. Nous fêterons bruyamment nos résurrections de père et de fille.

Amusée de nos retrouvailles, la Lune palpitera, ses rayons irisés frétilleront et trépigneront d'impatience. Le complot des énergies de ce monde, orchestré par cet astre nocturne, prendra place sous nos sens ébahis. Et toi, papa, tu prendra ton envol, emporté par le vent. Je te regarderai flotter ainsi dans l'immensité de la voûte céleste.

Ivre d'allégresse, je sentirai la chaleur de notre feu jusqu'au fin fond de mon être. Je sentirai alors cette force en moi, et tel un grand miroir, je refléterai vers toi ses couleurs chatoyantes, ses ocres et oranges, et l'intense réconfort qu'il procurent. Le vent jouera alors son plus beau requiem. Se faisant bourrasques, il portera à ton estomac des coups répétés. L'un après l'autre, ils te feront cracher tes angoisses, ta peine et tout ce purin d'idées noires. A chaque coup, tu expireras ce magma sombre et gluant qui t'entrave, jusqu'à cracher ton âme.

La vois-tu, papa, l'essence de ton être, danser hors de ton corps sous les rayons salvateurs de la lune ? Pure vibration, elle se recharge et se purifie à chacune des caresses de ces ondes célestes. Entends-tu les flots lumineux de cette fontaine de Jouvance emplir tes cicatrices, dans un bruissement léger et cristallin ? Ce baume scintillant te rendra à toi-même, régénéré et libre enfin. Comblé comme un nourrisson repus, tu verra ton âme te revenir dans un éclair éclatant. Vif comme pour la première fois, tu t'élèveras, Papa, comme le totem sacré et protecteur de mon animisme naissant.

Et ainsi, mon Idole, mon Phoenix, tu ira enfin trouer la voûte céleste d'un poing déterminé. Tu bousculeras les cordes du temps et enfonceras les portes de l'immuable. Tu reprendra de ta main les ficelles du passé, et d'un coup de dents les arrachera. Ces liens rompus, tu redessinera à ta guise le tracé apaisé d'une nouvelle histoire. Enfin, nous aurons tout un avenir pour colorer de mille feux ces esquisses magnifiques.


[b]


Dernière édition par Rymounette le Sam 2 Mar - 2:14, édité 5 fois
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Message par Invité Lun 25 Fév - 5:10

Bonjour Rymounette

Je viens de te lire. J'aimerais répondre mais ... encore skotchée ... je ne sais vraiment pas quoi écrire. Les mots ne viennent pas.

Il paraît que le silence est d'or. Ne vois donc pas ma "non réponse" actuelle comme une offense mais comme de la compassion, un besoin de réflexion, de la compréhension ..

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Message par Rymounette Lun 25 Fév - 14:02

Merci. Alors à priori, le message passe. Laughing

D'habitude, je suis incapable de porter un texte à son terme, je me mets trop de pression et il m'arrive de modifier des choses en pensant que ça pourrait être lu. Cette fois-ci, j'ai viré le monde entier dehors pour écrire, et j'ai vraiment posé toutes les choses sans complaisance, sans me demander de quoi j'aurais l'air, sans m'autoflageller de ma propre impudeur. C'est la première fois que je publie ce que j'écris, j'ai les pépètes à zéro depuis ce matin. Wink
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Message par Rymounette Jeu 28 Fév - 22:36

Je me suis rappelée ce soir d'une autre histoire (autrement plus belle) dans laquelle la fiction remplace la réalité pour aider à y survivre.
Life of Pi de Yann Martel, retranscrit en l'odyssée de Pi au cinéma, je vous le recommande mille fois. C'est un brasse-tripes extraordinaire. Pleure
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Message par Invité Sam 2 Mar - 22:23

Moi aussi, je t'ai lue.

Moi non plus, je ne trouve pas les mots. Pas du tout.

Mais j'aime ta façon d'écrire.

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Message par Rymounette Sam 2 Mar - 22:54

Merci beaucoup d'avoir pris le temps de commenter. La peur du bide me rend anxieuse comme... Comme quoi, d'ailleurs? Pas d'élément de comparaison assez puissant! Razz
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Message par Rymounette Mer 6 Mar - 21:15

Je viens de tomber sur une vidéo dont les images semblent sorties de mon crâne. D'ailleurs, celle qui apparait à 0:35 , c'est exactement l'idée du "masque" dans mon texte. Ca fait drôle de le voir de la main de quelqu'un d'autre, exprimé différemment.
https://www.youtube.com/watch?NR=1&v=jZkIhV58_qc&feature=fvwp
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Message par Invité Sam 9 Mar - 16:13

Grandiose.
Tu parviens à transformer un récit triste qui prend aux tripes, en un message d'amour universel. Tu libères son âme à la manière des Navajos (entre autres).

Respects Respect


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Message par Rymounette Sam 9 Mar - 21:48

Rougit Merci beaucoup!
Ha oui les Navajos font comme ça? Je suis sûre que j'étais une indienne dans une autre vie, j'ai trop d'hématomes crochus avec eux. Laughing
La seconde partie est fortement influencée par une musique native américaine, en plus! Wink
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Message par Invité Dim 10 Mar - 3:59

Voici deux sites qui évoquent les traditions amérindiennes :

http://amerindien.e-monsite.com/pages/la-mort-et-les-rites-funeraires-amerindiens.html



Dans ce site, il est évoqué comment les Navajos ont participé à la découverte d'un virus et beaucoup d'autres choses intéressantes...ainsi que leurs traditions.

http://www.lebatondeparole.com/pages/general/histoire/comment-les-navajos-ont-aide-dans-les-annees-1990-a-la-decouverte-d-un-virus.html



Un flutiste Navajo très connu :



Son site :

http://www.rcarlosnakai.com/




Pareil, leur spiritualité et leur attachement à toute les créatures de la nature, correspond à ce que je ressens.






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Message par Rymounette Mar 12 Mar - 14:27

Géniaux ces sites, j'apprends plein de trucs! Je vais en faire l'objet de base de mes prochaines insomnies! Wink

"Pareil, leur spiritualité et leur attachement à toute les créatures de la nature, correspond à ce que je ressens."

J'adore cette façon qu'ont les indiens (je parle de façon générale, mais j'ai conscience qu'ils ont/avaient tous des coutumes différentes) d'aimer et de respecter toute forme de vie, et de ne prélever à la nature que ce dont ils ont besoin, en priant même pour expliquer à l'arbre qu'ils coupent que c'est par pure nécessité, en le remerciant.

Leurs musiques s'adressent directement à mon âme.

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