Nouvelle : Le jour où je fus libre
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Nouvelle : Le jour où je fus libre
Bonjour à tous !
J'aimerai vous partager une nouvelle expérimentale et historique où présent et passé se mêlent et s'alternent. Chaque semaine je publierai un nouvel extrait.
Je vous présente Amazigh, mercenaire tourmenté et aigri à la solde Carthage, à l'aube de la première guerre punique en -264. Sa vie est liée à celle de la grande cité d'Afrique. La guerre contre Rome est imminente et Amazigh devra y participer.
Bien sûr, tous les commentaires sont les bienvenus !
J'aimerai vous partager une nouvelle expérimentale et historique où présent et passé se mêlent et s'alternent. Chaque semaine je publierai un nouvel extrait.
Je vous présente Amazigh, mercenaire tourmenté et aigri à la solde Carthage, à l'aube de la première guerre punique en -264. Sa vie est liée à celle de la grande cité d'Afrique. La guerre contre Rome est imminente et Amazigh devra y participer.
Bien sûr, tous les commentaires sont les bienvenus !
Dernière édition par Verticordia le Jeu 23 Fév 2017 - 12:01, édité 1 fois
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Le jour où je fus libre
« Carthage la magnifique, Carthage l'éternelle, Carthage la putain. »
Le jour était radieux et le ciel, d'un bleu parfait, était presque aveuglant. Le vent soufflait faiblement, il faisait à peine ployer les larges palmes des arecs et des dattiers. Amazigh aurait pu entendre le bruissement de ces arbres, un bruissement irrégulier, paisible, rassurant, mais à Carthage l'agitation d'un peuple était manifeste.
Amazigh était assis sur un tabouret grossier, ses coudes sur une petite table où se trouvaient une cruche de terre cuite, d'un beige un peu luisant, et une coupe de bronze usée. Il buvait beaucoup, mais lentement, depuis le matin, son vin blanc au sirop de figue. Il préférait le vin de Carthage, venu de l'Orient, plutôt que le vin grec qui était trop fort et trop parfumé. La banne de lin du débit était tirée, elle protégeait les buveurs du soleil implacable de l'Afrique.
« Demain je marcherai aussi comme eux. Je passerai devant les marchands et leurs familles, leurs visages seront comme ceux d'aujourd'hui, fiers, soulagés ou craintifs. Je ne sais pas s'ils se réjouissent de nous voir protéger leur cité ou d'aller mourir loin de leurs regards. »
Amazigh voyait défiler devant lui les troupes qui allaient au port. Pour tous ceux attablés au débit, pour les hommes qui s'étaient écarté dans la rue, pour les familles aux fenêtres des habitations, deux continents paradaient : les Ibériens, les Celtes aux torses nus et virils, des frondeurs des Baléares, et des Africains : des Maures, des Berbères et des Numides, pauvrement vêtus, aux peaux hâlées par le soleil ardent du désert et vêtus des peaux des bêtes qu'ils avaient chassées.
Le bruit des sandales sur la rue de Carthage, large et qui menait vers le port militaire, couvrait l'agitation habituelle de la cité commerçante. Les habitants de Carthage regardaient défiler ses mercenaires, plus par curiosité que par admiration, plus par crainte que par fierté. Pour les Carthaginois, tous ces hommes étaient des sauvages maintenant habitués à l'or, des soldats qui se ménageaient dans les combats pour jouir de la solde de leurs exploits.
« La mer et le désert m'ont vu naître, j'ai chéri cette terre comme un enfant chérit sa mère. Mais à Carthage, Carthage aux milles visages, aux milles dieux, aux milles destins, je reste un étranger en ma propre terre. Haï des miens que j'ai trahi, haï des Puniques pour qui je ne suis qu'un barbare. Jamais je ne leur pardonnerai, jamais les passions funestes de mon cœur ne s'apaiseront. »
Le défilé des troupes était interminable. Les crieurs publics, dans les souks et au port commercial, avaient excité la population. Amazigh, habitué depuis déjà quinze ans à la vue des armes, restait impassible et se resservait du vin. Sa tunique était usée et trouée, son sous-vêtement aussi. Son sexe pendait un peu par un des trous et exaspérait l'homme né en Afrique.
« Je vois ces jeunes épouses, ignorantes de l'âpreté de l'existence, de la fureur des guerres, de la déception de vivre, qui se parent d'or d’Égypte, d'ambre de Germanie, des bijoux des rois grecs. Mes mains sont ensanglantées pour que les leurs restent pâles, délicates et enduites de rares onguents.
Et moi, depuis la puberté, je défends ces murs, je protège les récoltes, je soumets des peuples par la menace et la mort. Qu'ai-je en retour ? Des vêtements que je porte depuis toujours, du mauvais vin, les prostituées les moins chères, mais surtout, la haine des peuples soumis et le mépris du conquérant carthaginois. Mon seul luxe est le fer de ma lame. Mon seul luxe est de vouloir vivre encore. »
Amazigh vida d'un trait sa coupe et la posa bruyamment sur la petite table.
La clameur de la foule l'extirpa de ses sombres pensées. Soudainement, cette foule, moins bruyante que le pas des mercenaires qui allaient au port, fut prise d'un enthousiasme tapageur. Les soldats du Bataillon sacré, bénis par les prêtres de Baal, issus des plus riches familles de la cité, défilaient. La foule les reconnaissait à leurs habits blancs, à la blanche crinière de leur casque à la grecque et aux chevaux vigoureux peints sur leurs boucliers ronds et blancs eux aussi. Des étages des habitations, les Carthaginois lançaient des pétales de fleurs, toute une acclamation suivait ces guerriers bénis des dieux puniques jusqu'au port militaire où mouillaient d'innombrables trirèmes. Le regard noir et la pensée assombrie de haine, Amazigh cracha au sol.
« Cette guerre sera ma dernière guerre. J'aurai assez d'or et d'argent pour racheter la ferme familiale et, enfin, je pourrai commencer à vivre. Je prendrai peut-être comme femme une vierge d'une tribu nomade qui erre entre la mer et les monts aux sommets toujours enneigés de l'Atlas. Elle sera belle comme une fleur rare et me donnera des enfants. Je retrouverai enfin la famille à laquelle on m'a arraché injustement il y a si longtemps que seuls des souvenirs en restent et que, parfois, je confonds ces souvenirs aux rêves agités qui hantent mes nuits. »
Appelant une esclave de Thrace, aux cheveux clairs et aux yeux verts qui attiraient la curiosité indécente des mercenaires, Amazigh souleva sa cruche pour lui signifier qu'il voulait encore du vin à la figue. Il déposa bruyamment une pièce d'argent sur la petite table, depuis longtemps les commerçants de Carthage ne faisaient plus crédit aux mercenaires.
Un peu ivre, Amazigh observait le cortège de soldats. Il ne reconnaissait aucun guerrier. Pour lui, les barbares du désert à la peau hâlée ou les barbares des campagnes de Gaule se ressemblaient tous. Avec les années, il s'était attaché seulement aux autres Libyens de sa phalange, comme lui, orphelins malheureux ou hommes libres endettés. Le malheur de ces hommes leur avait permis une muette compréhension. Amazigh n'avait pas d'amis et en était venu à s'en réjouir. La mort et la désertion avait flétri son cœur plus que les défaites d'un peuple qu'il haïssait. La brève existence d'un guerrier faisait de lui un solitaire, une âme accablée et un corps avide de jouissances.
L'esclave de Thrace s'approcha d'Amazigh avec une nouvelle cruche. Elle se tint près de lui et versa du vin dans sa coupe. Amazigh mit sa main sur sa fesse. D'un geste agacé, elle l'ôta. Amazigh recommença. Elle gifla son visage, échappant un juron avant de partir. « Les plus belles femmes sont celles que je n'aurai jamais » se dit-il en riant légèrement, convaincu que l'amour était pour lui le vestige d'un passé moins triste.
Avant chaque campagne militaire, Amazigh estimait sa solde et le possible butin des victoires, s'il en revenait. Il mettait la plus grosse partie à l'abri au temple d'Ashtar. Les prêtres défendaient sa maigre fortune, non avec la violence, mais par la terreur du sacrilège. La veille, il était allé faire affûter sa lance, son glaive et son poignard. Sur son vieux bouclier il avait fait repeindre les génies protecteurs qui vivaient dans le désert, au pied de l'Atlas infranchissable. Contrairement aux autres mercenaires d'Afrique, Amazigh ne priait pas les dieux puniques, venus de l'Orient cruel et lointain, mais les dieux de sa famille qui, selon lui, habitaient ces terres de sable et de soleil bien avant que les Carthaginois n'eurent bâti les premières demeures de leurs dieux.
Contrairement aux Carthaginois qui ne connaissaient que leur commerce, l'or et l'argent et les marchandises de tout le monde connu, Amazigh s'ennuyait de ce défilé militaire. L'éclat des armes et la sévérité des soldats ne l'impressionnaient plus. Le vin le faisait somnoler un peu. Comme avant chaque départ pour une campagne, ses nuits étaient courtes, agitées de mauvais rêves, et son sommeil, médiocre, rendait pénible l'attente du départ. « La Sicile, toujours la Sicile, cette île bénie de richesses par les dieux et maudite par les convoitises et les guerres des hommes. Suis-je comme elle, à la fois béni et maudit ? Ou suis-je seulement maudit ? » pensait-il souvent.
« Carthage la magnifique, Carthage l'éternelle, Carthage la putain. »
Le jour était radieux et le ciel, d'un bleu parfait, était presque aveuglant. Le vent soufflait faiblement, il faisait à peine ployer les larges palmes des arecs et des dattiers. Amazigh aurait pu entendre le bruissement de ces arbres, un bruissement irrégulier, paisible, rassurant, mais à Carthage l'agitation d'un peuple était manifeste.
Amazigh était assis sur un tabouret grossier, ses coudes sur une petite table où se trouvaient une cruche de terre cuite, d'un beige un peu luisant, et une coupe de bronze usée. Il buvait beaucoup, mais lentement, depuis le matin, son vin blanc au sirop de figue. Il préférait le vin de Carthage, venu de l'Orient, plutôt que le vin grec qui était trop fort et trop parfumé. La banne de lin du débit était tirée, elle protégeait les buveurs du soleil implacable de l'Afrique.
« Demain je marcherai aussi comme eux. Je passerai devant les marchands et leurs familles, leurs visages seront comme ceux d'aujourd'hui, fiers, soulagés ou craintifs. Je ne sais pas s'ils se réjouissent de nous voir protéger leur cité ou d'aller mourir loin de leurs regards. »
Amazigh voyait défiler devant lui les troupes qui allaient au port. Pour tous ceux attablés au débit, pour les hommes qui s'étaient écarté dans la rue, pour les familles aux fenêtres des habitations, deux continents paradaient : les Ibériens, les Celtes aux torses nus et virils, des frondeurs des Baléares, et des Africains : des Maures, des Berbères et des Numides, pauvrement vêtus, aux peaux hâlées par le soleil ardent du désert et vêtus des peaux des bêtes qu'ils avaient chassées.
Le bruit des sandales sur la rue de Carthage, large et qui menait vers le port militaire, couvrait l'agitation habituelle de la cité commerçante. Les habitants de Carthage regardaient défiler ses mercenaires, plus par curiosité que par admiration, plus par crainte que par fierté. Pour les Carthaginois, tous ces hommes étaient des sauvages maintenant habitués à l'or, des soldats qui se ménageaient dans les combats pour jouir de la solde de leurs exploits.
« La mer et le désert m'ont vu naître, j'ai chéri cette terre comme un enfant chérit sa mère. Mais à Carthage, Carthage aux milles visages, aux milles dieux, aux milles destins, je reste un étranger en ma propre terre. Haï des miens que j'ai trahi, haï des Puniques pour qui je ne suis qu'un barbare. Jamais je ne leur pardonnerai, jamais les passions funestes de mon cœur ne s'apaiseront. »
Le défilé des troupes était interminable. Les crieurs publics, dans les souks et au port commercial, avaient excité la population. Amazigh, habitué depuis déjà quinze ans à la vue des armes, restait impassible et se resservait du vin. Sa tunique était usée et trouée, son sous-vêtement aussi. Son sexe pendait un peu par un des trous et exaspérait l'homme né en Afrique.
« Je vois ces jeunes épouses, ignorantes de l'âpreté de l'existence, de la fureur des guerres, de la déception de vivre, qui se parent d'or d’Égypte, d'ambre de Germanie, des bijoux des rois grecs. Mes mains sont ensanglantées pour que les leurs restent pâles, délicates et enduites de rares onguents.
Et moi, depuis la puberté, je défends ces murs, je protège les récoltes, je soumets des peuples par la menace et la mort. Qu'ai-je en retour ? Des vêtements que je porte depuis toujours, du mauvais vin, les prostituées les moins chères, mais surtout, la haine des peuples soumis et le mépris du conquérant carthaginois. Mon seul luxe est le fer de ma lame. Mon seul luxe est de vouloir vivre encore. »
Amazigh vida d'un trait sa coupe et la posa bruyamment sur la petite table.
La clameur de la foule l'extirpa de ses sombres pensées. Soudainement, cette foule, moins bruyante que le pas des mercenaires qui allaient au port, fut prise d'un enthousiasme tapageur. Les soldats du Bataillon sacré, bénis par les prêtres de Baal, issus des plus riches familles de la cité, défilaient. La foule les reconnaissait à leurs habits blancs, à la blanche crinière de leur casque à la grecque et aux chevaux vigoureux peints sur leurs boucliers ronds et blancs eux aussi. Des étages des habitations, les Carthaginois lançaient des pétales de fleurs, toute une acclamation suivait ces guerriers bénis des dieux puniques jusqu'au port militaire où mouillaient d'innombrables trirèmes. Le regard noir et la pensée assombrie de haine, Amazigh cracha au sol.
« Cette guerre sera ma dernière guerre. J'aurai assez d'or et d'argent pour racheter la ferme familiale et, enfin, je pourrai commencer à vivre. Je prendrai peut-être comme femme une vierge d'une tribu nomade qui erre entre la mer et les monts aux sommets toujours enneigés de l'Atlas. Elle sera belle comme une fleur rare et me donnera des enfants. Je retrouverai enfin la famille à laquelle on m'a arraché injustement il y a si longtemps que seuls des souvenirs en restent et que, parfois, je confonds ces souvenirs aux rêves agités qui hantent mes nuits. »
Appelant une esclave de Thrace, aux cheveux clairs et aux yeux verts qui attiraient la curiosité indécente des mercenaires, Amazigh souleva sa cruche pour lui signifier qu'il voulait encore du vin à la figue. Il déposa bruyamment une pièce d'argent sur la petite table, depuis longtemps les commerçants de Carthage ne faisaient plus crédit aux mercenaires.
Un peu ivre, Amazigh observait le cortège de soldats. Il ne reconnaissait aucun guerrier. Pour lui, les barbares du désert à la peau hâlée ou les barbares des campagnes de Gaule se ressemblaient tous. Avec les années, il s'était attaché seulement aux autres Libyens de sa phalange, comme lui, orphelins malheureux ou hommes libres endettés. Le malheur de ces hommes leur avait permis une muette compréhension. Amazigh n'avait pas d'amis et en était venu à s'en réjouir. La mort et la désertion avait flétri son cœur plus que les défaites d'un peuple qu'il haïssait. La brève existence d'un guerrier faisait de lui un solitaire, une âme accablée et un corps avide de jouissances.
L'esclave de Thrace s'approcha d'Amazigh avec une nouvelle cruche. Elle se tint près de lui et versa du vin dans sa coupe. Amazigh mit sa main sur sa fesse. D'un geste agacé, elle l'ôta. Amazigh recommença. Elle gifla son visage, échappant un juron avant de partir. « Les plus belles femmes sont celles que je n'aurai jamais » se dit-il en riant légèrement, convaincu que l'amour était pour lui le vestige d'un passé moins triste.
Avant chaque campagne militaire, Amazigh estimait sa solde et le possible butin des victoires, s'il en revenait. Il mettait la plus grosse partie à l'abri au temple d'Ashtar. Les prêtres défendaient sa maigre fortune, non avec la violence, mais par la terreur du sacrilège. La veille, il était allé faire affûter sa lance, son glaive et son poignard. Sur son vieux bouclier il avait fait repeindre les génies protecteurs qui vivaient dans le désert, au pied de l'Atlas infranchissable. Contrairement aux autres mercenaires d'Afrique, Amazigh ne priait pas les dieux puniques, venus de l'Orient cruel et lointain, mais les dieux de sa famille qui, selon lui, habitaient ces terres de sable et de soleil bien avant que les Carthaginois n'eurent bâti les premières demeures de leurs dieux.
Contrairement aux Carthaginois qui ne connaissaient que leur commerce, l'or et l'argent et les marchandises de tout le monde connu, Amazigh s'ennuyait de ce défilé militaire. L'éclat des armes et la sévérité des soldats ne l'impressionnaient plus. Le vin le faisait somnoler un peu. Comme avant chaque départ pour une campagne, ses nuits étaient courtes, agitées de mauvais rêves, et son sommeil, médiocre, rendait pénible l'attente du départ. « La Sicile, toujours la Sicile, cette île bénie de richesses par les dieux et maudite par les convoitises et les guerres des hommes. Suis-je comme elle, à la fois béni et maudit ? Ou suis-je seulement maudit ? » pensait-il souvent.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Je me pose beaucoup trop de questions parfois.....tu es courageuse de publier comme ça tes écrits. Je vais lire ta nouvelle, d'ailleurs c'est une nouvelle ou un extrait de roman?
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Déjà je suis un "il" et non pas une "elle". Mon pseudo peut parfois porter à confusion.
Ce n'est jamais évident de partager ce qu'on écrit, mais des fois, il faut faire ce pas. Et très souvent, les retours permettent de s'améliorer.
Et il s'agit d'une nouvelle entière !
Ce n'est jamais évident de partager ce qu'on écrit, mais des fois, il faut faire ce pas. Et très souvent, les retours permettent de s'améliorer.
Et il s'agit d'une nouvelle entière !
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
...désolée....j'ai pensé à un "elle"... Je fais dans le contemporain, ainsi sans culture suffisante historique sur les guerres puniques, ma lecture fut plus laborieuse.
J'ai une préférence pour tes poèmes que j'ai adoré lire. Ceci expliquant cela. Ta structure est très belle.
Ben oui, je sais, je vais sauter le pas....
Mes nouvelles ne ressemblent pas vraiment à ce que j'ai pu lire ici ou là....alors.....je ne sais pas trop......
J'ai une préférence pour tes poèmes que j'ai adoré lire. Ceci expliquant cela. Ta structure est très belle.
Ben oui, je sais, je vais sauter le pas....
Mes nouvelles ne ressemblent pas vraiment à ce que j'ai pu lire ici ou là....alors.....je ne sais pas trop......
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Il s'agit d'une nouvelle historique, il est normal que certains noms et lieux ne te soient pas familiers. Rien ne t'empêche de faire une petite recherche sur wikipédia à ce sujet (il y a de très bons articles qui vulgarisent bien).
Pour ton information, les guerres puniques sont un conflit qui oppose Carthage et Rome sur plus de cent ans. Ces guerres sont très importantes pour Rome car outre la domination de la Méditerranée occidentale, elles marquent le début de l'expansion romaine et l'apparition des premières provinces romaines.
Je n'ai pas la prétention d'écrire un livre d'Histoire. J'ai écrit une fiction et j'espère qu'elle divertira, peut-être qu'elle émouvra.
Surtout, le contexte historique n'est qu'un décor, qu'un prétexte au voyage. Je veux montrer des personnages, leurs vies anonymes, leurs peurs, leurs espoirs, qui, même s'ils nous sont séparés par plus de 2000 ans, nous sont très similaires.
Ici je ne montre qu'une seule nouvelle, mais le recueil, dans son ensemble, veut montrer que ces guerres ont autant affecté la vie quotidienne de parfaits inconnus que le destin de peuples.
Pour ton information, les guerres puniques sont un conflit qui oppose Carthage et Rome sur plus de cent ans. Ces guerres sont très importantes pour Rome car outre la domination de la Méditerranée occidentale, elles marquent le début de l'expansion romaine et l'apparition des premières provinces romaines.
Je n'ai pas la prétention d'écrire un livre d'Histoire. J'ai écrit une fiction et j'espère qu'elle divertira, peut-être qu'elle émouvra.
Surtout, le contexte historique n'est qu'un décor, qu'un prétexte au voyage. Je veux montrer des personnages, leurs vies anonymes, leurs peurs, leurs espoirs, qui, même s'ils nous sont séparés par plus de 2000 ans, nous sont très similaires.
Ici je ne montre qu'une seule nouvelle, mais le recueil, dans son ensemble, veut montrer que ces guerres ont autant affecté la vie quotidienne de parfaits inconnus que le destin de peuples.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Merci pour tous ces renseignements, ma fille a étudié les guerres puniques l'année dernière au collège, du coup il me reste des souvenirs très très basiques sur le sujet...
Sur l'ensemble d'une fiction, on a le temps de comprendre au fil des pages, de faire les liens entre les peuples, leurs passés, de situer le contexte historique même sans avoir la base, mais sur une nouvelle c'est parfois un peu plus fastidieux, pour moi en tout cas. Après on finit par rentrer dans le truc avec ton personnage, ses ressentis et l'histoire. Pas de soucis la dessus.
Je vais proposer ta nouvelle à ma fille, contrairement à moi, je pense qu'elle va lire cela d'une seule traite avec plaisir (sans devoir aller chercher ce que " Numides" ou "thrace" veut dire . A son tout petit niveau, cette période l'a vraiment passionné aussi.
Bon courage pour la suite
Sur l'ensemble d'une fiction, on a le temps de comprendre au fil des pages, de faire les liens entre les peuples, leurs passés, de situer le contexte historique même sans avoir la base, mais sur une nouvelle c'est parfois un peu plus fastidieux, pour moi en tout cas. Après on finit par rentrer dans le truc avec ton personnage, ses ressentis et l'histoire. Pas de soucis la dessus.
Je vais proposer ta nouvelle à ma fille, contrairement à moi, je pense qu'elle va lire cela d'une seule traite avec plaisir (sans devoir aller chercher ce que " Numides" ou "thrace" veut dire . A son tout petit niveau, cette période l'a vraiment passionné aussi.
Bon courage pour la suite
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Il s'agit d'une nouvelle assez longue, donc tu auras amplement le temps de comprendre qui est ce personnage et où évolue-t-il. Je me suis appliqué à l'immersion pour offrir un beau voyage dans le temps sans abrutir le lecteur (enfin j'essaie).
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
« Jeune Amazigh, tu es Amazigh parce que tu es l'homme libre. Dès que ta mère a cessé ses menstruations, dès que mes mains se sont posé sur son ventre arrondi, je savais que tu venais. J'honore les génies de notre famille car ils m'ont donné un fils beau et vigoureux. J'honore les génies car je puis désormais quitter la terre des mortels le cœur rassuré. »
Le père prit le jeune Amazigh par les épaules et le tourna vers les champs mûrs qui étaient moissonnés. L'été chaud apaisait le domaine. Deux chats des sables dormaient à l'ombre des petits greniers à céréales. Les sauterelles nombreuses chantaient et les pies-grièches, qui survolaient les champs, plongeaient parmi les épis pour s'en nourrir. Le soleil était haut, dans un ciel azuré, sa chaleur était généreuse et sa lueur se réfléchissait sur la calme mer au loin.
« Regarde autour de toi, fils adoré, regarde ces terres fertiles, ces esclaves adroits et fidèles, regarde ce soleil qui te réchauffera mieux qu'une bûche embrasée les nuits d'hiver. Ce soleil te nourrira, il engendrera de belles récoltes. Tout ceci est à toi, Amazigh, tout ceci t'appartient. Un jour, qui sera un jour funeste pour moi, je rejoindrai nos ancêtres et les génies de cette terre. Et notre famille perdurera, car tu honoreras les dieux et les génies, car ta femme te donnera des enfants dignes de cette terre généreuse et bienveillante. Mon fils, la terre n'est pas que le legs de nos ancêtres, elle est le cadeau des dieux pour les hommes. »
Il prit son jeune fils par la main. Tous deux allèrent à l'écurie. Les chevaux étaient dans une claire pénombre, quelques rayons de soleil passaient au travers des planches inégales du toit. L'odeur du foin séché montait. Il pointa du doigt un poulain.
« Tu es assez grand pour avoir ton propre cheval. Parcours le domaine et entraîne-toi avec lui. Un bon cheval n'est pas qu'un animal, c'est un compagnon de vie, un ami. Tous les hommes libres ont un cheval. Tous les hommes importants savent monter. »
Le père prit un harnais accroché à une poutre de bois et s'approcha de l'animal, puis le sortit.
Amazigh monta sur le petit cheval. Assis, il voyait la terre qui dévalait jusqu'à la mer. Il regardait ce paisible paysage, bleui par le ciel, verdi par les oliviers et doré par le sable et la terre féconde.
« Respire cette liberté, respire les doux parfums de cette terre généreuse, car tu es Amazigh, l'homme libre. » Amazigh se rappela des paroles de son père toute sa vie. Il entraîna son cheval sur les chemins de terre battue qui entouraient le domaine agricole de sa famille. Son cheval au galop, l'air était plus frais, les arbres défilaient promptement et Amazigh, riant comme un enfant qui se délectait de devenir un homme, ne revint qu'au coucher du soleil. Son destin lui semblait comme ce ciel d'Afrique, pur, immaculé, paisible et sans même un nuage pour l'obscurcir.
Le père prit le jeune Amazigh par les épaules et le tourna vers les champs mûrs qui étaient moissonnés. L'été chaud apaisait le domaine. Deux chats des sables dormaient à l'ombre des petits greniers à céréales. Les sauterelles nombreuses chantaient et les pies-grièches, qui survolaient les champs, plongeaient parmi les épis pour s'en nourrir. Le soleil était haut, dans un ciel azuré, sa chaleur était généreuse et sa lueur se réfléchissait sur la calme mer au loin.
« Regarde autour de toi, fils adoré, regarde ces terres fertiles, ces esclaves adroits et fidèles, regarde ce soleil qui te réchauffera mieux qu'une bûche embrasée les nuits d'hiver. Ce soleil te nourrira, il engendrera de belles récoltes. Tout ceci est à toi, Amazigh, tout ceci t'appartient. Un jour, qui sera un jour funeste pour moi, je rejoindrai nos ancêtres et les génies de cette terre. Et notre famille perdurera, car tu honoreras les dieux et les génies, car ta femme te donnera des enfants dignes de cette terre généreuse et bienveillante. Mon fils, la terre n'est pas que le legs de nos ancêtres, elle est le cadeau des dieux pour les hommes. »
Il prit son jeune fils par la main. Tous deux allèrent à l'écurie. Les chevaux étaient dans une claire pénombre, quelques rayons de soleil passaient au travers des planches inégales du toit. L'odeur du foin séché montait. Il pointa du doigt un poulain.
« Tu es assez grand pour avoir ton propre cheval. Parcours le domaine et entraîne-toi avec lui. Un bon cheval n'est pas qu'un animal, c'est un compagnon de vie, un ami. Tous les hommes libres ont un cheval. Tous les hommes importants savent monter. »
Le père prit un harnais accroché à une poutre de bois et s'approcha de l'animal, puis le sortit.
Amazigh monta sur le petit cheval. Assis, il voyait la terre qui dévalait jusqu'à la mer. Il regardait ce paisible paysage, bleui par le ciel, verdi par les oliviers et doré par le sable et la terre féconde.
« Respire cette liberté, respire les doux parfums de cette terre généreuse, car tu es Amazigh, l'homme libre. » Amazigh se rappela des paroles de son père toute sa vie. Il entraîna son cheval sur les chemins de terre battue qui entouraient le domaine agricole de sa famille. Son cheval au galop, l'air était plus frais, les arbres défilaient promptement et Amazigh, riant comme un enfant qui se délectait de devenir un homme, ne revint qu'au coucher du soleil. Son destin lui semblait comme ce ciel d'Afrique, pur, immaculé, paisible et sans même un nuage pour l'obscurcir.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
« Encore du vin ! » cria-t-il à l'esclave.
La jeune Thrace s'approcha et prit la cruche vernie.
« Tu as assez bu pour aujourd'hui. Comment peux-tu boire autant alors que tu seras en mer demain ?
- Je bois jusqu'au tout dernier instant pour oublier mon malheur et amoindrir la haine que j'ai pour cette cité pleine d'Orientaux avides comme des hyènes. Mais j'ai quelques réconforts dans cette vie misérable : l'or, le vin, le sang et les femmes. Combien voudrait ton maître pour que je te prennes ?
- Il ne voudra pas, tu n'es qu'un mercenaire.
- Et toi tu n'es qu'une barbare qui a échappé de peu aux bordels des soldats. »
La jeune Thrace ne répondit pas et resta, silencieuse, à côté d'Amazigh. Le mercenaire devint sombre et la regarda intensément. Les yeux verts de l'esclave étaient inhabituels, ils reluisaient comme un collier de malachite. Amazigh aimait le vert. C'était la couleur des génies ancestraux peints son bouclier, c'était la couleur des oliviers de sa jeunesse sous lesquels il s'abritait sous leurs feuilles pour se protéger du soleil sans fin de l'été.
« As-tu déjà été libre, esclave ?
- Je suis née à Carthage et c'est là que je mourrai. On aime me raconter, depuis que je suis une enfant, que là où vivaient mes ancêtres était une grande contrée délaissée des dieux. Les hivers y sont accablants, les étés brefs et humides, les récoltes s'accompagnent de famines, les maladies soufflent sur les tribus comme le vent glacial qui vient des steppes arides du nord.
Connais-tu les Amazones, mercenaire ? Mon pays est le leur. Elles ne subissent aucune loi, car même les dieux les craignent. Leurs flèches d'argent sont ensorcelées, elles chassent les bêtes fabuleuses et se vêtissent de leurs peaux magiques. Mes ancêtres vivaient dans la terreur.
Lève les yeux, mercenaire, vois ce soleil généreux et obstiné. Depuis quand as-tu vu de la pluie ? Depuis quand as-tu vu de la neige ailleurs que sur les crêtes lointaines de l'Atlas mystérieux ? Les saisons sont douces à Carthage et, parfois, elles me consolent même d'être sans famille et sans patrie, d'être cette chose insignifiante comme une vague dans la mer, comme une herbe d'une prairie sans fin, comme un jour ennuyeux dans la vie d'un dieu immortel.
Les histoires et les légendes de mon peuple sont peut-être fausses, peut-être racontées pour me résigner à mon sort d'esclave. Mais si j'y retournais ? Si je traversais la grande mer vers mes terres ancestrales ? Je ne sais pas de quelle tribu je viens, je ne parle pas la langue de mes ancêtres. À leurs yeux, je serai une Punique. J'aurais l'apparence de mes semblables, mes cheveux d'or, mes yeux d'émeraude, mais l'âme du peuple qui m'a conquise. Sa langue est ma langue, ses dieux sont mes dieux, ses lois sont mes chaînes. Je n'ai nulle part où aller, mercenaire, même si j'avais un bon cheval et une bourse de mines d'argent.
Parfois, la nuit, je rêve que je chevauche un cheval blanc. Je parcours les champs de blé moissonnés par des paysans sans visage et je m'arrête, ma monture hors d'haleine, ses naseaux un peu blanchis par la sueur, sous des amandiers en fleurs. Je regarde l'horizon, je vois le soleil haut dans le ciel et bas se reflétant sur la mer. Je respire le parfum des fleurs blanches, je vois leurs pétales tomber lentement sur moi, comme une douce pluie, et, presque les larmes aux yeux, je me dis : « un instant de cette calme liberté console d'une éternité de servitude. » Mais je me réveille, le matin, avec la voix des autres esclaves et les premières clameurs de la rue. Je suis les ordres de mon maître et je me dis, après avoir entendu les histoires de ces gens qui viennent de tout le monde, que ma condition n'est pas insupportable et que, surtout, je serais terrifiée par l'inconnu qui m'attendrait si je partais à jamais.
As-tu peur des dieux, mercenaire ? Je les crains encore plus que la colère de mon maître.
Crois-tu au destin, mercenaire ? Je m'y sens enchaînée plus que les menottes en fer de celui qui m'a vendue.
Crois-tu en la liberté, mercenaire ? »
La cruche vernie entre ses mains, l'esclave thrace fit une pause, observant avec une triste douceur l'ivresse d'Amazigh.
« Je ne crois pas en la liberté, reprit-elle, même les rois doivent contenter leur peuple et leurs dieux. Et s'ils s'en affranchissent, si leur gloire traverse les monts et les mers, les saisons et les années, la mort les fauchera. La mort fauchera qu'ils aient la gloire d'un dieu ou la misère d'un esclave comme moi. »
Le mercenaire se leva, son regard sur l'esclave qu'il ne regardait pas.
« Je suis Amazigh, je suis l'homme libre. »
Il se leva et le vin qu'il avait bu lui donna un bref vertige. Son sexe déborda encore une fois de son sous-vêtement troué et frotta ses cuisses. Amazigh s'exaspérait. Le cortège de soldats était passé, la rue avait retrouvé son habituelle et sereine agitation. Il fixa l'esclave avec colère et ivresse. Amazigh avait envie d'une femme. Dans son désir que la jolie esclave avait excité, Amazigh voulait prendre les seins d'une femme à pleines mains, sentir le parfum bon marché de sa nuque, se plonger dans son regard résigné. Il pensa à la vieille Corinne, proxénète grecque qui louait ses putains et ses orphelines à bon prix. Il partit, le pas maladroit, vers les bordels de Carthage, à l'ouest de la cité, embaumés par les senteurs des tanneurs de cuir aux alentours. Personne ne regarda Amazigh s'éloigner, personne n'eût pour lui un instant de douce pitié, ni même l'esclave thrace, car il était, après tout, ce mercenaire imprévisible qui prémunissait les fils de Carthage d'une mort hâtive loin de leurs familles, loin de leur cité, à combattre des Grecs décadents ou les barbares d'Afrique.
La jeune Thrace s'approcha et prit la cruche vernie.
« Tu as assez bu pour aujourd'hui. Comment peux-tu boire autant alors que tu seras en mer demain ?
- Je bois jusqu'au tout dernier instant pour oublier mon malheur et amoindrir la haine que j'ai pour cette cité pleine d'Orientaux avides comme des hyènes. Mais j'ai quelques réconforts dans cette vie misérable : l'or, le vin, le sang et les femmes. Combien voudrait ton maître pour que je te prennes ?
- Il ne voudra pas, tu n'es qu'un mercenaire.
- Et toi tu n'es qu'une barbare qui a échappé de peu aux bordels des soldats. »
La jeune Thrace ne répondit pas et resta, silencieuse, à côté d'Amazigh. Le mercenaire devint sombre et la regarda intensément. Les yeux verts de l'esclave étaient inhabituels, ils reluisaient comme un collier de malachite. Amazigh aimait le vert. C'était la couleur des génies ancestraux peints son bouclier, c'était la couleur des oliviers de sa jeunesse sous lesquels il s'abritait sous leurs feuilles pour se protéger du soleil sans fin de l'été.
« As-tu déjà été libre, esclave ?
- Je suis née à Carthage et c'est là que je mourrai. On aime me raconter, depuis que je suis une enfant, que là où vivaient mes ancêtres était une grande contrée délaissée des dieux. Les hivers y sont accablants, les étés brefs et humides, les récoltes s'accompagnent de famines, les maladies soufflent sur les tribus comme le vent glacial qui vient des steppes arides du nord.
Connais-tu les Amazones, mercenaire ? Mon pays est le leur. Elles ne subissent aucune loi, car même les dieux les craignent. Leurs flèches d'argent sont ensorcelées, elles chassent les bêtes fabuleuses et se vêtissent de leurs peaux magiques. Mes ancêtres vivaient dans la terreur.
Lève les yeux, mercenaire, vois ce soleil généreux et obstiné. Depuis quand as-tu vu de la pluie ? Depuis quand as-tu vu de la neige ailleurs que sur les crêtes lointaines de l'Atlas mystérieux ? Les saisons sont douces à Carthage et, parfois, elles me consolent même d'être sans famille et sans patrie, d'être cette chose insignifiante comme une vague dans la mer, comme une herbe d'une prairie sans fin, comme un jour ennuyeux dans la vie d'un dieu immortel.
Les histoires et les légendes de mon peuple sont peut-être fausses, peut-être racontées pour me résigner à mon sort d'esclave. Mais si j'y retournais ? Si je traversais la grande mer vers mes terres ancestrales ? Je ne sais pas de quelle tribu je viens, je ne parle pas la langue de mes ancêtres. À leurs yeux, je serai une Punique. J'aurais l'apparence de mes semblables, mes cheveux d'or, mes yeux d'émeraude, mais l'âme du peuple qui m'a conquise. Sa langue est ma langue, ses dieux sont mes dieux, ses lois sont mes chaînes. Je n'ai nulle part où aller, mercenaire, même si j'avais un bon cheval et une bourse de mines d'argent.
Parfois, la nuit, je rêve que je chevauche un cheval blanc. Je parcours les champs de blé moissonnés par des paysans sans visage et je m'arrête, ma monture hors d'haleine, ses naseaux un peu blanchis par la sueur, sous des amandiers en fleurs. Je regarde l'horizon, je vois le soleil haut dans le ciel et bas se reflétant sur la mer. Je respire le parfum des fleurs blanches, je vois leurs pétales tomber lentement sur moi, comme une douce pluie, et, presque les larmes aux yeux, je me dis : « un instant de cette calme liberté console d'une éternité de servitude. » Mais je me réveille, le matin, avec la voix des autres esclaves et les premières clameurs de la rue. Je suis les ordres de mon maître et je me dis, après avoir entendu les histoires de ces gens qui viennent de tout le monde, que ma condition n'est pas insupportable et que, surtout, je serais terrifiée par l'inconnu qui m'attendrait si je partais à jamais.
As-tu peur des dieux, mercenaire ? Je les crains encore plus que la colère de mon maître.
Crois-tu au destin, mercenaire ? Je m'y sens enchaînée plus que les menottes en fer de celui qui m'a vendue.
Crois-tu en la liberté, mercenaire ? »
La cruche vernie entre ses mains, l'esclave thrace fit une pause, observant avec une triste douceur l'ivresse d'Amazigh.
« Je ne crois pas en la liberté, reprit-elle, même les rois doivent contenter leur peuple et leurs dieux. Et s'ils s'en affranchissent, si leur gloire traverse les monts et les mers, les saisons et les années, la mort les fauchera. La mort fauchera qu'ils aient la gloire d'un dieu ou la misère d'un esclave comme moi. »
Le mercenaire se leva, son regard sur l'esclave qu'il ne regardait pas.
« Je suis Amazigh, je suis l'homme libre. »
Il se leva et le vin qu'il avait bu lui donna un bref vertige. Son sexe déborda encore une fois de son sous-vêtement troué et frotta ses cuisses. Amazigh s'exaspérait. Le cortège de soldats était passé, la rue avait retrouvé son habituelle et sereine agitation. Il fixa l'esclave avec colère et ivresse. Amazigh avait envie d'une femme. Dans son désir que la jolie esclave avait excité, Amazigh voulait prendre les seins d'une femme à pleines mains, sentir le parfum bon marché de sa nuque, se plonger dans son regard résigné. Il pensa à la vieille Corinne, proxénète grecque qui louait ses putains et ses orphelines à bon prix. Il partit, le pas maladroit, vers les bordels de Carthage, à l'ouest de la cité, embaumés par les senteurs des tanneurs de cuir aux alentours. Personne ne regarda Amazigh s'éloigner, personne n'eût pour lui un instant de douce pitié, ni même l'esclave thrace, car il était, après tout, ce mercenaire imprévisible qui prémunissait les fils de Carthage d'une mort hâtive loin de leurs familles, loin de leur cité, à combattre des Grecs décadents ou les barbares d'Afrique.
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Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
« Lorsqu'elle commencera à saigner tous les mois et que ses petits seins poindront, elle sera ta femme et je t'assure qu'elle sera aussi belle et féconde que sa mère. Tourne-toi, Jejiga, montre à nos hôtes comment tu es belle. »
L'enfant, affolée par tous ces regards, tourna sur elle-même timidement.
« N'est-elle pas belle ? continua le père. Comme dot je donnerai un quart de mon bétail et un demi talent d'argent. »
Le père d'Amazigh but une longue gorgée de sa bière. Quelques gouttes débordèrent et coulèrent dans sa barbe. Il essuya ses lèvres avec un mouchoir en lin qu'il gardait toujours avec lui.
« À la fin des récoltes, Amazigh doit retourner à Utique. Travailler la terre n'est pas un prétexte à l'ignorance. Il y a de bons précepteurs là-bas et je veux qu'il ait terminé son éducation avant de se marier. Un oncle pourra l'héberger quelques mois. Nous avons trouvé d'excellents précepteurs : un Babylonien qui enseigne les mathématiques, des Égyptiens l'astrologie et quelques Grecs la littérature, la langue grecque et la philosophie. »
La petite sœur d'Amazigh était sur les genoux de sa mère, une poupée de bois vêtue de rouge dans ses mains, tout en fredonnant un de ses airs préférés. Sa mère, digne et silencieuse, entourait l'enfant d'un bras et caressait ses sombres cheveux foisonnants. Elle ne parla pas, laissant les hommes discuter, mais sa sérénité et son doux sourire révélaient la joie de voir ce fils, trop longtemps enfant, s'unir avec une femme, devenir homme, devenir père, devenir le gardien d'une lignée fière et ancienne. La famille d'Amazigh était prospère sans être riche, généreuse sans être prodigue, digne sans être orgueilleuse. Cette fortune convenait au père d'Amazigh qui voyait dans la richesse les semences de la décadence.
« C'est décidé. Lorsque Jejiga sera nubile et qu'Amazigh aura achevé son éducation à Utique, nous les marierons ici, dans le domaine. Je ferai construire une nouvelle pièce pour le couple. »
Les deux hommes se levèrent et se serrèrent la main. Tous souriaient. Un bref silence se fit, seul le chant des hirondelles venaient jusqu'à eux. Des couples survolaient les champs et se poursuivaient.
« Même les oiseaux sont amoureux aujourd'hui. »
Une large ombrelle de Grèce couvrait les deux familles. En retrait, un esclave attendait avec entre ses mains une amphore à fond plat avec laquelle il servait de la bière d'orge du Nil. La bière était fraîche malgré le jour et la discussion était trop importante pour s'enivrer au vin.
Amazigh regardait sa future épouse. Son front était haut et large. Bien que Numide, son teint était pâle, plus que ses deux parents. Elle sembla à Amazigh comme ces reines et ces princesses des dynasties grecques dont la beauté était connue de la Grande mer jusqu'aux piliers d'Alexandre en Inde. Son visage était irrégulier, son regard trop soumis à son goût, mais elle allait être son épouse, sa maîtresse, sa complice et cela faisait d'elle la plus belle femme du monde. Debout alors que tous étaient assis, elle regardait le sol. Quelques fourmis tournaient autour de ses sandales de cuir et elle s'en amusa. Elle était vêtue d'une fine tunique de lin sans manche. Amazigh distinguait un peu ses mamelons et son nombril au travers du tissu. Il tendit sa main et prit celle de sa future épouse. Elle leva le regard, doux et rassurant. Amazigh lui sourit, elle aussi.
« Nous serons heureux ensemble. Nos fils seront vigoureux et nos filles auront ta beauté.
- Nous aurons toute une vie pour aimer. »
Les parents des deux enfants levèrent leurs coupes et les regardèrent avec tendresse et fierté.
L'enfant, affolée par tous ces regards, tourna sur elle-même timidement.
« N'est-elle pas belle ? continua le père. Comme dot je donnerai un quart de mon bétail et un demi talent d'argent. »
Le père d'Amazigh but une longue gorgée de sa bière. Quelques gouttes débordèrent et coulèrent dans sa barbe. Il essuya ses lèvres avec un mouchoir en lin qu'il gardait toujours avec lui.
« À la fin des récoltes, Amazigh doit retourner à Utique. Travailler la terre n'est pas un prétexte à l'ignorance. Il y a de bons précepteurs là-bas et je veux qu'il ait terminé son éducation avant de se marier. Un oncle pourra l'héberger quelques mois. Nous avons trouvé d'excellents précepteurs : un Babylonien qui enseigne les mathématiques, des Égyptiens l'astrologie et quelques Grecs la littérature, la langue grecque et la philosophie. »
La petite sœur d'Amazigh était sur les genoux de sa mère, une poupée de bois vêtue de rouge dans ses mains, tout en fredonnant un de ses airs préférés. Sa mère, digne et silencieuse, entourait l'enfant d'un bras et caressait ses sombres cheveux foisonnants. Elle ne parla pas, laissant les hommes discuter, mais sa sérénité et son doux sourire révélaient la joie de voir ce fils, trop longtemps enfant, s'unir avec une femme, devenir homme, devenir père, devenir le gardien d'une lignée fière et ancienne. La famille d'Amazigh était prospère sans être riche, généreuse sans être prodigue, digne sans être orgueilleuse. Cette fortune convenait au père d'Amazigh qui voyait dans la richesse les semences de la décadence.
« C'est décidé. Lorsque Jejiga sera nubile et qu'Amazigh aura achevé son éducation à Utique, nous les marierons ici, dans le domaine. Je ferai construire une nouvelle pièce pour le couple. »
Les deux hommes se levèrent et se serrèrent la main. Tous souriaient. Un bref silence se fit, seul le chant des hirondelles venaient jusqu'à eux. Des couples survolaient les champs et se poursuivaient.
« Même les oiseaux sont amoureux aujourd'hui. »
Une large ombrelle de Grèce couvrait les deux familles. En retrait, un esclave attendait avec entre ses mains une amphore à fond plat avec laquelle il servait de la bière d'orge du Nil. La bière était fraîche malgré le jour et la discussion était trop importante pour s'enivrer au vin.
Amazigh regardait sa future épouse. Son front était haut et large. Bien que Numide, son teint était pâle, plus que ses deux parents. Elle sembla à Amazigh comme ces reines et ces princesses des dynasties grecques dont la beauté était connue de la Grande mer jusqu'aux piliers d'Alexandre en Inde. Son visage était irrégulier, son regard trop soumis à son goût, mais elle allait être son épouse, sa maîtresse, sa complice et cela faisait d'elle la plus belle femme du monde. Debout alors que tous étaient assis, elle regardait le sol. Quelques fourmis tournaient autour de ses sandales de cuir et elle s'en amusa. Elle était vêtue d'une fine tunique de lin sans manche. Amazigh distinguait un peu ses mamelons et son nombril au travers du tissu. Il tendit sa main et prit celle de sa future épouse. Elle leva le regard, doux et rassurant. Amazigh lui sourit, elle aussi.
« Nous serons heureux ensemble. Nos fils seront vigoureux et nos filles auront ta beauté.
- Nous aurons toute une vie pour aimer. »
Les parents des deux enfants levèrent leurs coupes et les regardèrent avec tendresse et fierté.
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Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Même si Amazigh déambulait, ivre, dans les rues de l'ouest de Carthage, l'odeur persistante des tanneurs le prenait un peu à la gorge. Loin des temples, loin des vastes maisons de l'aristocratie carthaginoise, loin des places publiques et des marchés qui révélaient aux voyageurs la grandeur de la cité, c'était dans ce quartier modeste que se trouvaient les bordels des mercenaires et celui de la vieille Corinne, là où Amazigh allait entre deux campagnes.
Il n'aimait pas cette proxénète, grasse et vulgaire, mais c'était avec elle, il y avait quinze ans, qu'Amazigh avait eu sa première fois, sans rien payer. À l'époque, alors qu'il était à peine nubile, Corinne avait encore ses dernières beautés, un visage fin mais sans élégance, un corps svelte et des cheveux abondants en tresses. Les années passant, la mauvaise nourriture et l'âge qui l'avaient écarté, malgré elle, du commerce de son corps, en avaient fait une femme âgée et méconnaissable. Avec le reste de l'argent de ses années de malheureuse gloire et avec ce sens des affaires qu'on reconnaissait aux Grecs, elle ouvrit son propre bordel et devint rapidement la mère adoptive de jeunes esclaves vendues à bon prix. Elle les achetait parfois maigres, sachant qu'en les engraissant comme des oies égyptiennes elles prenaient des formes plus généreuses. Elle les prenaient parfois très jeunes, car elles étaient plus dociles et duraient plus longtemps.
Sur son chemin, Amazigh croisait des femmes qui lui montraient leurs seins ou leur sexe, mais il avait l'habitude d'aller chez Corinne. Surtout, il avait maintenant l'habitude de payer moins cher qu'ailleurs. D'anciens mercenaires, à qui il manquait une jambe, parfois deux, secouaient une petite coupe d'étain un peu remplie de petites pièces. Ils étaient maintenant un fardeau pour cette cité pragmatique et étaient écartés de la vue des plus riches. Le quartier des tanneurs, peu fréquenté, mal fréquenté, était maintenant leur misérable demeure. Amazigh ignorait toujours ces mendiants, non pas par manque de fraternité, mais par la peur profonde de leur ressembler un jour. Pour Amazigh, la mutilation était pire que la mort qu'il souhaitait parfois.
Le mercenaire vit l'entrée du petit bordel. Un frêle rideau de petites perles égyptiennes bon marché servait de porte. En le passant, les perles s'entre-heurtèrent. La vieille Corinne, absorbée à compter les pièces de sa caisse, leva enfin les yeux. Elle dévisagea Amazigh un temps.
« Bonjour, mercenaire. Tu as une sale gueule aujourd'hui. Il ne faut pas trop boire lorsqu'il fait chaud.
- Je veux une femme, Corinne.
- Évidemment. Ça fait longtemps que tu ne viens plus pour moi.
- Je venais pour ta beauté, beauté que tu n'as plus.
- Je suis encore belle, j'arrive encore à me vendre auprès de certains » répondit-elle avec agacement.
Un silence un peu malaisé se fit entre la proxénète et le mercenaire. Amazigh, un peu ivre, attendait. Corinne, habituée à la rudesse des mercenaires, sembla l'oublier un instant. Le bordel était mal éclairé, ses fenêtres clairsemées étaient recouvertes de grossiers rideaux roses et oranges, en laine. De la rue, venaient, inlassablement, les effluves poignantes des tanneurs et des fabriques de garum tenues par des colons grecs. Cette odeur de la rue de cuir traité et de poissons pourris ne dérangeait pas Amazigh, ivre et habitué, ni la vieille Corinne qui la supportait comme un malheureux supportait son destin injuste.
« Je ne m'offrirai qu'aux aristocrates et je dormirai dans des draps de coton égyptien, comme les pharaons du lointain passé » avait-elle dit au jeune Amazigh il y a très longtemps. Les années l'avaient désabusée. Elles avaient étouffé ses rêves et épuisé ses espoirs. Cynique et matérialiste, elle offrait ses filles pour subsister et repousser le moment, inévitable, où elle eut été trop vieille pour gagner sa vie.
« Je peux te proposer ma fille. Elle vient d'avoir ses règles, tu pourras la pénétrer sans la féconder. »
Amazigh vida sa bourse sur le comptoir usé. Il garda trois petites pièces d'argent pour du vin.
« C'est tout ce que j'ai.
- Ça ira, mercenaire. Derrière le rideau vert. »
Amazigh tourna le dos à la vieille Corinne et allait au fond du bordel où se trouvait le rideau vert. De petites cases étaient aménagées et le mercenaire distinguait au travers des fins rideaux des femmes à genoux qui priaient presque silencieusement ou d'où s'échappaient des odeurs d'opium de Mésopotamie.
« La vieille Corinne doit droguer ses filles pour les rendre plus dociles » se dit-il sans empathie.
Amazigh s'arrêta devant le rideau vert. Il voyait la prostituée et, malgré le rideau, sentait sur lui son regard pénétrant, sombre et luisant comme ceux de sa mère et des Grecques qui avaient été leurs mères et leurs grands-mères avant.
« Je t'ai entendu et je t'ai attendu, mercenaire. N'y a-t-il rien de plus excitant que de baiser la propre fille d'une proxénète que tu as longuement baisée aussi ? »
Amazigh entra et ne répondit pas. Il se mit à genou, face à la jeune prostituée, et ôta sa tunique. Il lui dévoilait une musculature développée, apte à manier la lance et le bouclier des heures sans fatiguer.
« Demain je pars en campagne, j'ai besoin d'une femme avant de partir.
- Parfois je t'envie, mercenaire. Ton quotidien me semble plus intéressant que le mieux. Regarde-moi, prostituée par ma propre mère. Des fois je prie Zeus qu'il me foudroie pour partir loin de cette vie insupportable. »
Elle était allongée, face à lui, les cuisses écartées. Une tunique diaphane recouvrait ses seins et son ventre, sa vulve était bien apparente. Amazigh s'approcha, caressa ses cuisses et respira un temps dans sa nuque parfumée. Il ôta sa tunique, elle ne bougea pas, nue et résignée. Amazigh ôta son sous-vêtement, il était déjà excité. Son sexe glissait sur le sien, le mercenaire prenait son temps. Il saisissait ses seins ronds et lourds, il se délectait de la vue de cette belle femme. Puis il la pénétra, enfouissant son visage dans ses abondants cheveux noirs et bouclés, parfumés à l'huile d'olive.
La jeune prostituée détournait le regard qui brillait de colère. Si son corps semblait soumis, son âme se révoltait. Amazigh était trop occupé pour s'en apercevoir. Quelques minutes passèrent où seul s'entendait un faible grognement du mercenaire. Elle le repoussa avec force et le gifla.
« Je te hais, mercenaire, je te hais comme tous ceux qui s'allongent sur ma couche, finit-elle par gémir.
- Tu me hais donc ? Je te suis insupportable ? Faisons de cette fois la dernière fois. Faisons que Zeus te foudroie aujourd'hui. »
Amazigh, le bassin lourd qui immobilisait la jeune prostituée, entoura sa gorge de ses mains puissantes et pressa fort.
« Arrête, tu me fais mal ! » dit-elle le souffle coupé.
Après un instant qui sembla interminable au couple, la jeune prostituée perdit toute vie. Subitement dégrisé, Amazigh contemplait le jeune corps inerte de la prostituée.
« Qu'ai-je fait ? » murmura-t-il.
Amazigh ne pensa qu'à fuir le bordel et ne plus jamais y revenir. Il entendit venir le pas lourd de la vieille Corinne.
« Comment vont les amoureux ? » dit-elle en levant le rideau vert. Elle vit le dos musclé d'Amazigh et sa fille, allongée, endormie, au cou meurtri qui avait les marques des doigts d'Amazigh. Elle se figea, terrorisée par ce qui lui semblait un mauvais rêve.
« Agnès ? Agnès ? » lâcha-t-elle en se jetant sur le corps.
Amazigh s'empressa de se rhabiller.
« Tu l'as tuée ! Tu as tué ma fille !
- Oui je l'ai tuée parce que tu n'es qu'une sale Grecque, à tout vouloir vendre, même la virginité de ta propre fille. Vraiment, c'est toi que j'aurais dû étrangler ! »
La vieille Corinne gifla Amazigh. Le mercenaire la gifla aussi. Le coup d'Amazigh était puissant, la proxénète perdit l'équilibre, se rattrapa au rideau vert qu'elle déchira et un des murs de la case tomba sur elle. Amazigh allait sortir.
« Mercenaire ! Je te maudis ! J'irai prier à tous les temples de la cité pour te maudire ! Que les dieux m'entendent et que les dieux m'exaucent, tu es maudit et ta mort sera prochaine ! Tu mourras comme un chien galeux ! »
Amazigh sortit du bordel à grands pas, la lumière lui sembla aveuglante. Il revoyait une amie qu'il n'avait pas vue depuis longtemps, la peur.
Il n'aimait pas cette proxénète, grasse et vulgaire, mais c'était avec elle, il y avait quinze ans, qu'Amazigh avait eu sa première fois, sans rien payer. À l'époque, alors qu'il était à peine nubile, Corinne avait encore ses dernières beautés, un visage fin mais sans élégance, un corps svelte et des cheveux abondants en tresses. Les années passant, la mauvaise nourriture et l'âge qui l'avaient écarté, malgré elle, du commerce de son corps, en avaient fait une femme âgée et méconnaissable. Avec le reste de l'argent de ses années de malheureuse gloire et avec ce sens des affaires qu'on reconnaissait aux Grecs, elle ouvrit son propre bordel et devint rapidement la mère adoptive de jeunes esclaves vendues à bon prix. Elle les achetait parfois maigres, sachant qu'en les engraissant comme des oies égyptiennes elles prenaient des formes plus généreuses. Elle les prenaient parfois très jeunes, car elles étaient plus dociles et duraient plus longtemps.
Sur son chemin, Amazigh croisait des femmes qui lui montraient leurs seins ou leur sexe, mais il avait l'habitude d'aller chez Corinne. Surtout, il avait maintenant l'habitude de payer moins cher qu'ailleurs. D'anciens mercenaires, à qui il manquait une jambe, parfois deux, secouaient une petite coupe d'étain un peu remplie de petites pièces. Ils étaient maintenant un fardeau pour cette cité pragmatique et étaient écartés de la vue des plus riches. Le quartier des tanneurs, peu fréquenté, mal fréquenté, était maintenant leur misérable demeure. Amazigh ignorait toujours ces mendiants, non pas par manque de fraternité, mais par la peur profonde de leur ressembler un jour. Pour Amazigh, la mutilation était pire que la mort qu'il souhaitait parfois.
Le mercenaire vit l'entrée du petit bordel. Un frêle rideau de petites perles égyptiennes bon marché servait de porte. En le passant, les perles s'entre-heurtèrent. La vieille Corinne, absorbée à compter les pièces de sa caisse, leva enfin les yeux. Elle dévisagea Amazigh un temps.
« Bonjour, mercenaire. Tu as une sale gueule aujourd'hui. Il ne faut pas trop boire lorsqu'il fait chaud.
- Je veux une femme, Corinne.
- Évidemment. Ça fait longtemps que tu ne viens plus pour moi.
- Je venais pour ta beauté, beauté que tu n'as plus.
- Je suis encore belle, j'arrive encore à me vendre auprès de certains » répondit-elle avec agacement.
Un silence un peu malaisé se fit entre la proxénète et le mercenaire. Amazigh, un peu ivre, attendait. Corinne, habituée à la rudesse des mercenaires, sembla l'oublier un instant. Le bordel était mal éclairé, ses fenêtres clairsemées étaient recouvertes de grossiers rideaux roses et oranges, en laine. De la rue, venaient, inlassablement, les effluves poignantes des tanneurs et des fabriques de garum tenues par des colons grecs. Cette odeur de la rue de cuir traité et de poissons pourris ne dérangeait pas Amazigh, ivre et habitué, ni la vieille Corinne qui la supportait comme un malheureux supportait son destin injuste.
« Je ne m'offrirai qu'aux aristocrates et je dormirai dans des draps de coton égyptien, comme les pharaons du lointain passé » avait-elle dit au jeune Amazigh il y a très longtemps. Les années l'avaient désabusée. Elles avaient étouffé ses rêves et épuisé ses espoirs. Cynique et matérialiste, elle offrait ses filles pour subsister et repousser le moment, inévitable, où elle eut été trop vieille pour gagner sa vie.
« Je peux te proposer ma fille. Elle vient d'avoir ses règles, tu pourras la pénétrer sans la féconder. »
Amazigh vida sa bourse sur le comptoir usé. Il garda trois petites pièces d'argent pour du vin.
« C'est tout ce que j'ai.
- Ça ira, mercenaire. Derrière le rideau vert. »
Amazigh tourna le dos à la vieille Corinne et allait au fond du bordel où se trouvait le rideau vert. De petites cases étaient aménagées et le mercenaire distinguait au travers des fins rideaux des femmes à genoux qui priaient presque silencieusement ou d'où s'échappaient des odeurs d'opium de Mésopotamie.
« La vieille Corinne doit droguer ses filles pour les rendre plus dociles » se dit-il sans empathie.
Amazigh s'arrêta devant le rideau vert. Il voyait la prostituée et, malgré le rideau, sentait sur lui son regard pénétrant, sombre et luisant comme ceux de sa mère et des Grecques qui avaient été leurs mères et leurs grands-mères avant.
« Je t'ai entendu et je t'ai attendu, mercenaire. N'y a-t-il rien de plus excitant que de baiser la propre fille d'une proxénète que tu as longuement baisée aussi ? »
Amazigh entra et ne répondit pas. Il se mit à genou, face à la jeune prostituée, et ôta sa tunique. Il lui dévoilait une musculature développée, apte à manier la lance et le bouclier des heures sans fatiguer.
« Demain je pars en campagne, j'ai besoin d'une femme avant de partir.
- Parfois je t'envie, mercenaire. Ton quotidien me semble plus intéressant que le mieux. Regarde-moi, prostituée par ma propre mère. Des fois je prie Zeus qu'il me foudroie pour partir loin de cette vie insupportable. »
Elle était allongée, face à lui, les cuisses écartées. Une tunique diaphane recouvrait ses seins et son ventre, sa vulve était bien apparente. Amazigh s'approcha, caressa ses cuisses et respira un temps dans sa nuque parfumée. Il ôta sa tunique, elle ne bougea pas, nue et résignée. Amazigh ôta son sous-vêtement, il était déjà excité. Son sexe glissait sur le sien, le mercenaire prenait son temps. Il saisissait ses seins ronds et lourds, il se délectait de la vue de cette belle femme. Puis il la pénétra, enfouissant son visage dans ses abondants cheveux noirs et bouclés, parfumés à l'huile d'olive.
La jeune prostituée détournait le regard qui brillait de colère. Si son corps semblait soumis, son âme se révoltait. Amazigh était trop occupé pour s'en apercevoir. Quelques minutes passèrent où seul s'entendait un faible grognement du mercenaire. Elle le repoussa avec force et le gifla.
« Je te hais, mercenaire, je te hais comme tous ceux qui s'allongent sur ma couche, finit-elle par gémir.
- Tu me hais donc ? Je te suis insupportable ? Faisons de cette fois la dernière fois. Faisons que Zeus te foudroie aujourd'hui. »
Amazigh, le bassin lourd qui immobilisait la jeune prostituée, entoura sa gorge de ses mains puissantes et pressa fort.
« Arrête, tu me fais mal ! » dit-elle le souffle coupé.
Après un instant qui sembla interminable au couple, la jeune prostituée perdit toute vie. Subitement dégrisé, Amazigh contemplait le jeune corps inerte de la prostituée.
« Qu'ai-je fait ? » murmura-t-il.
Amazigh ne pensa qu'à fuir le bordel et ne plus jamais y revenir. Il entendit venir le pas lourd de la vieille Corinne.
« Comment vont les amoureux ? » dit-elle en levant le rideau vert. Elle vit le dos musclé d'Amazigh et sa fille, allongée, endormie, au cou meurtri qui avait les marques des doigts d'Amazigh. Elle se figea, terrorisée par ce qui lui semblait un mauvais rêve.
« Agnès ? Agnès ? » lâcha-t-elle en se jetant sur le corps.
Amazigh s'empressa de se rhabiller.
« Tu l'as tuée ! Tu as tué ma fille !
- Oui je l'ai tuée parce que tu n'es qu'une sale Grecque, à tout vouloir vendre, même la virginité de ta propre fille. Vraiment, c'est toi que j'aurais dû étrangler ! »
La vieille Corinne gifla Amazigh. Le mercenaire la gifla aussi. Le coup d'Amazigh était puissant, la proxénète perdit l'équilibre, se rattrapa au rideau vert qu'elle déchira et un des murs de la case tomba sur elle. Amazigh allait sortir.
« Mercenaire ! Je te maudis ! J'irai prier à tous les temples de la cité pour te maudire ! Que les dieux m'entendent et que les dieux m'exaucent, tu es maudit et ta mort sera prochaine ! Tu mourras comme un chien galeux ! »
Amazigh sortit du bordel à grands pas, la lumière lui sembla aveuglante. Il revoyait une amie qu'il n'avait pas vue depuis longtemps, la peur.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
La journée s'annonçait belle, avec sa quiétude obstinée. Le jeune Amazigh ne traînait jamais au lit, tant ses journées l'excitaient. Revenu d'Utique depuis peu, l'esprit encombré de nouveaux savoirs, il ne pouvait s'empêcher de les répéter, infatigablement, à sa mère qui l'écoutait avec douceur et à son père qui l'écoutait avec fierté. L'automne raccourcissait les jours, atténuait la chaleur, mais la rosée séchait vite et le soleil au zénith continuait d'opprimer. Les oiseaux du nord revenaient et Amazigh, se levant avant l'aube, se délectait de la danse silencieuse de ces animaux dans le ciel bleuté et rosé de l'aurore.
C'était la saison des olives. Elles poussaient, généreuses et charnues, et promettaient une belle huile. Les branches en étaient alourdies et les esclave, en y battant leurs gaules, faisaient tomber les olives dans les filets posés au sol. Il y avait une centaine d'oliviers sur le domaine, le travail prenait toujours plusieurs semaines. La brise se rafraîchissait, le travail dans les champs était agréable. Leurs chevaux attachés à une branche, le jeune Amazigh et son père regardaient la récolte.
« L'or est enfoui et doit être récolté à la pioche dans l'obscurité. Ici, l'or est vert et pousse sur ces branches vigoureuses. L'huile est nécessaire à l'homme, mais il peut se passer d'or. À quoi lui sert des bijoux lorsqu'il a faim ? Mon grand-père me disait que des galettes pouvaient s'échanger contre des bagues de cornaline pendant les famines. Lorsqu'une cité a faim, elle se révolte et ignore l'or. »
Un esclave arriva à toute allure, essoufflé, et se précipita sur le père d'Amazigh.
« Maître ! Maître !
- Que veux-tu ? Qu'y a-t-il ?
- Des hommes en armes… une troupe. Ils demandent à parler au maître du domaine. »
Le père d'Amazigh regarda son fils brièvement et passa sa main dans sa belle barbe noire.
« Viens avec moi, Amazigh, ça pourrait être important. »
Le jeune Amazigh trouva sa voix un peu inquiète, mais ne dit rien et suivit son père sur son cheval préféré. Ils remontèrent le sentier battu jusqu'à la demeure familiale. Une troupe de cavaliers d'Utique attendait. Ils étaient une vingtaine, mais semblaient innombrables pour le jeune Amazigh peu habitué aux soldats malgré ses voyages fréquents à Utique.
Leurs lances posées sur leurs épaules, ils attendaient, silencieusement. Seuls les chevaux hennissaient un peu. Ils étaient la jeunesse noble d'Utique. Certains chevaux avaient, autour de l'encolure, une peau de léopard ou une robe en lamelles de bronze. Les cavaliers étaient lourdement équipés, leurs cuirasses peu éraflées. Malgré leur apparence intimidante, ils avaient peu connu la guerre et la mort dans une Afrique en paix. Ils aimaient pavaner devant leurs parents et les vierges des familles aristocrates qu'ils finissaient par épouser. Toutefois, aujourd'hui, ils avaient une mission.
Amazigh et son père arrivèrent au trot. Ils descendirent de leur monture et donnèrent les rênes à un esclave. Le père s'approcha.
« Que me veux-tu, cavalier ? »
C'était le plus âgé de la troupe, tenant un papyrus roulé dans ses mains.
« Par ordre du Sénat d'Utique, pour avoir refuser l'impôt annuel des trois dernières années, je viens saisir ton domaine et tes esclaves. »
Le père pointa du doigt le cavalier. Il était furieux.
« Je suis un homme libre, ma famille est libre et a habité ces terres bien avant que les Orientaux ne s'y installent. Utique ne s'engraissera pas à mes dépens !
- Nous ne sommes pas ici pour discuter, fermier. »
Tous les regards se posèrent sur le père d'Amazigh.
« Qu'adviendra-t-il de ma famille et de moi ?
- Tu seras vendu à Utique et tu seras esclave jusqu'à ce que tu aies payé ta dette. Ta famille aussi. »
Il regarda la petite sœur d'Amazigh.
« Mais cette petite, je la garderai pour moi » dit-il sinistrement. Quelques cavaliers rirent un peu.
Le père d'Amazigh se précipita dans la demeure. Il en sortit presque aussitôt en tenant un glaive et un bouclier.
« Maître, non !
- Père !
- Je ne serai jamais un esclave ni ma famille ! Mon père a combattu pour ces terres et je combattrai aussi ! »
Avant même qu'il eut pu s'avancer vers la troupe, un des cavaliers leva son bras exercé et sa lance atteignit le père d'Amazigh. Son bouclier en bois recouvert de cuir durci ne résista pas, il éclata et la lance traversa son ventre.
La mère d'Amazigh serra sa fille et détourna son visage. Amazigh se jeta auprès de son père. Son souffle était pénible et il était crispé de douleur.
« Je suis désolé, Amazigh, ne me déteste pas » put-il enfin murmurer.
Le jeune fils se mit à pleurer comme il n'avait jamais pleuré auparavant. Le regard de son père était figé, du sang coulait un peu d'entre ses lèvres. Amazigh sentit une main forte saisir son bras. C'était le meneur de la troupe de cavaliers.
« Toi, tu te vendras bien à Utique. Charon a toujours besoin de garçons. »
Amazigh était choqué, il ne résista pas. On lui attacha les poignets à un cheval et il se mit à marcher vers Utique. Il ne put se retourner. Derrière lui, il entendait sa mère crier, sa sœur pleurer et les premiers fracas de la maison qui était pillée. Plusieurs cavaliers partirent vers les champs chercher les esclaves. Le jeune Amazigh ne revit jamais la ferme de sa famille.
C'était la saison des olives. Elles poussaient, généreuses et charnues, et promettaient une belle huile. Les branches en étaient alourdies et les esclave, en y battant leurs gaules, faisaient tomber les olives dans les filets posés au sol. Il y avait une centaine d'oliviers sur le domaine, le travail prenait toujours plusieurs semaines. La brise se rafraîchissait, le travail dans les champs était agréable. Leurs chevaux attachés à une branche, le jeune Amazigh et son père regardaient la récolte.
« L'or est enfoui et doit être récolté à la pioche dans l'obscurité. Ici, l'or est vert et pousse sur ces branches vigoureuses. L'huile est nécessaire à l'homme, mais il peut se passer d'or. À quoi lui sert des bijoux lorsqu'il a faim ? Mon grand-père me disait que des galettes pouvaient s'échanger contre des bagues de cornaline pendant les famines. Lorsqu'une cité a faim, elle se révolte et ignore l'or. »
Un esclave arriva à toute allure, essoufflé, et se précipita sur le père d'Amazigh.
« Maître ! Maître !
- Que veux-tu ? Qu'y a-t-il ?
- Des hommes en armes… une troupe. Ils demandent à parler au maître du domaine. »
Le père d'Amazigh regarda son fils brièvement et passa sa main dans sa belle barbe noire.
« Viens avec moi, Amazigh, ça pourrait être important. »
Le jeune Amazigh trouva sa voix un peu inquiète, mais ne dit rien et suivit son père sur son cheval préféré. Ils remontèrent le sentier battu jusqu'à la demeure familiale. Une troupe de cavaliers d'Utique attendait. Ils étaient une vingtaine, mais semblaient innombrables pour le jeune Amazigh peu habitué aux soldats malgré ses voyages fréquents à Utique.
Leurs lances posées sur leurs épaules, ils attendaient, silencieusement. Seuls les chevaux hennissaient un peu. Ils étaient la jeunesse noble d'Utique. Certains chevaux avaient, autour de l'encolure, une peau de léopard ou une robe en lamelles de bronze. Les cavaliers étaient lourdement équipés, leurs cuirasses peu éraflées. Malgré leur apparence intimidante, ils avaient peu connu la guerre et la mort dans une Afrique en paix. Ils aimaient pavaner devant leurs parents et les vierges des familles aristocrates qu'ils finissaient par épouser. Toutefois, aujourd'hui, ils avaient une mission.
Amazigh et son père arrivèrent au trot. Ils descendirent de leur monture et donnèrent les rênes à un esclave. Le père s'approcha.
« Que me veux-tu, cavalier ? »
C'était le plus âgé de la troupe, tenant un papyrus roulé dans ses mains.
« Par ordre du Sénat d'Utique, pour avoir refuser l'impôt annuel des trois dernières années, je viens saisir ton domaine et tes esclaves. »
Le père pointa du doigt le cavalier. Il était furieux.
« Je suis un homme libre, ma famille est libre et a habité ces terres bien avant que les Orientaux ne s'y installent. Utique ne s'engraissera pas à mes dépens !
- Nous ne sommes pas ici pour discuter, fermier. »
Tous les regards se posèrent sur le père d'Amazigh.
« Qu'adviendra-t-il de ma famille et de moi ?
- Tu seras vendu à Utique et tu seras esclave jusqu'à ce que tu aies payé ta dette. Ta famille aussi. »
Il regarda la petite sœur d'Amazigh.
« Mais cette petite, je la garderai pour moi » dit-il sinistrement. Quelques cavaliers rirent un peu.
Le père d'Amazigh se précipita dans la demeure. Il en sortit presque aussitôt en tenant un glaive et un bouclier.
« Maître, non !
- Père !
- Je ne serai jamais un esclave ni ma famille ! Mon père a combattu pour ces terres et je combattrai aussi ! »
Avant même qu'il eut pu s'avancer vers la troupe, un des cavaliers leva son bras exercé et sa lance atteignit le père d'Amazigh. Son bouclier en bois recouvert de cuir durci ne résista pas, il éclata et la lance traversa son ventre.
La mère d'Amazigh serra sa fille et détourna son visage. Amazigh se jeta auprès de son père. Son souffle était pénible et il était crispé de douleur.
« Je suis désolé, Amazigh, ne me déteste pas » put-il enfin murmurer.
Le jeune fils se mit à pleurer comme il n'avait jamais pleuré auparavant. Le regard de son père était figé, du sang coulait un peu d'entre ses lèvres. Amazigh sentit une main forte saisir son bras. C'était le meneur de la troupe de cavaliers.
« Toi, tu te vendras bien à Utique. Charon a toujours besoin de garçons. »
Amazigh était choqué, il ne résista pas. On lui attacha les poignets à un cheval et il se mit à marcher vers Utique. Il ne put se retourner. Derrière lui, il entendait sa mère crier, sa sœur pleurer et les premiers fracas de la maison qui était pillée. Plusieurs cavaliers partirent vers les champs chercher les esclaves. Le jeune Amazigh ne revit jamais la ferme de sa famille.
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Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Amazigh sortit en courant du bordel de la vieille Corinne. Il bousculait des artisans, des esclaves, pour aller loin de sa voix furieuse. Mais si le mercenaire ne l'entendait plus, ses mots obsédaient son esprit. Il revoyait, entre les imprécations de la proxénète, ses sanglots bruyants. Elle était sûrement une mauvaise mère, incapable et cupide, mais elle aimait sa fille.
Amazigh était bouleversé. Il avait l'habitude de la mort, il avait l'habitude de tuer. Cependant, dans la frénésie des combats, l'esprit se consacrait seulement à tuer et à survivre. Pour les hommes mortellement blessés, à qui il ne restait que quelques minutes à vivre, ils mouraient seuls, face à l'éternité, même s'ils étaient entourés des leurs. Amazigh tuait, mais ne voyait jamais les familles endeuillées. Inhabitué à la douleur exaspérée d'une mère pleurant son enfant, il ressentait une terreur que seuls les dieux pouvaient calmer. Il décida d'aller au temple d'Ashtar.
Loin du quartier des tanneurs, Carthage devenait une nouvelle ville, elle semblait renaître, plus belle, plus lumineuse, plus élégante, plus sereine. Les rues étaient plus larges, auxquelles il ne manquait aucune pierre sur la rue pavée. Les cyprès et les palmiers se côtoyaient, nombreux. Les grandes places devant les temples et les bâtiments du Sénat inondaient la cité de la clarté du jour. Amazigh, revenant des rues étroites et odorantes du quartier des tanneurs, était monté sur la petite butte où trônait, magnifique et imposant, le temple de Baal. Contrairement aux temples aux piliers immenses qui entouraient les temples comme en Italie ou en Grèce, la demeure du dieu des dieux carthaginois montait comme une grande spirale. Amazigh s'assit sur les nombreuses marches du temple. La ville s'offrait à son regard, une ville non seulement prise d'un tumulte méticuleux, d'une agitation ordonnée, mais vaste par les faubourgs, les demeures aristocratiques aux jardins raffinés, les temples, les places de marché, petits souks ou immenses entrepôts, innombrables, où tout se vendait et où tout s'achetait. Depuis sa butte, Amazigh devinait les milles odeurs des épices lointaines et voyait au loin les animaux qui faisaient de Carthage une ville mystérieuse : ses éléphants, ses chameaux, ses hyènes à sacrifier, des vautours encagés et ses gazelles à rôtir. Carthage était véritablement la perle de l'Afrique. Carthage était une reine et, pour le mercenaire, sa toute-puissante semblait le convaincre que son triste destin était, enfin, inévitable, inexorable, nécessaire pour que cette cité, maîtresse des mers, à l'appétit insatiable, aux conquêtes lointaines, eût pris toute sa majesté. Même encore ivre, Amazigh eut un bref instant de lucidité.
« Carthage a besoin de mes armes pour qu'elle puisse être cette reine, mais elle est une reine ingrate. Elle est une reine capricieuse. Plus elle est belle, plus je la déteste. Plus elle est forte, plus je me sens faible. Plus elle foisonne de vie, plus je sens ma mort venir.
Carthage, Carthage, pourquoi es-tu aussi magnifique que cruelle ? Pourquoi as-tu emporté dans ta folie les bonheurs de ma vie ? Le temps s'écoule, lentement, et je ne me rebelle plus. Les souvenirs heureux de mon enfance s'estompent. Ils sont si lointains, si éteints, ils me semblent n'avoir jamais existé. Comme mes aurores étaient douces ! Comme le chant des oiseaux était une parfaite mélodie ! Je n'entends plus que les corbeaux qui se goinfrent de ceux que j'ai tué.
Maintenant je me lève le cœur lourd et l'âme fatiguée. Fatiguée de vivre, fatiguée de croire qu'un jour le bonheur reviendra aussi sûrement que la terre de ma famille attendait les saisons de moisson. Je ne pleure plus, la colère a étouffé mon chagrin. Je me hais, je hais cet homme que je suis devenu, mais je hais encore plus Carthage qui a fait éclore en moi ce qu'il y avait de pire. »
Le soleil était sur son déclin et Carthage, déjà, perdait de sa clameur. Amazigh désirait aller au temple d'Ashtar avant la nuit, avant que ses imposantes portes en fer ne fussent fermées pour la nuit. De la butte où trônait le temple de Baal, le mercenaire regarda autour de lui un instant. Il semblait tant contraster avec ceux qui l'entouraient : quelques aristocrates venus prier le roi des dieux avec leurs tuniques nuancées de belles couleurs, des femmes accompagnées par un esclave, plusieurs jeunes soldats des plus riches familles de la cité demandant les faveurs des dieux avant de prendre la mer, le lendemain, pour la campagne en Sicile. Amazigh, avec sa tunique trouée, sans esclave pour l'accompagner, sans bijou, se sentait comme un intrus, un étranger condamné à l'indifférence et au mépris malgré les quinze dernières années au service de Carthage. Pressé par le jour déclinant, il oublia les Carthaginois du temple de Baal et alla au temple d'Ashtar.
Le temple de la déesse dépassait les habitations qui l'entouraient. La place était dégagée. Certains Carthaginois y flânaient et discutaient entre eux à l'ombre de leurs ombrelles, d'autres la traversaient d'un pas rapide et laissaient derrière eux le bruit de leurs sandales, car ils étaient occupés et la richesse demandait, comme une fleur capricieuse, une attention sans répit. Sur une table usée et rougie par des années de sacrifices, un haruspice exhortait les passants à dévoiler les secrets de leur avenir. Quelques dizaines de palmiers, hauts et sveltes, entouraient le temple. Les dons des adorateurs d'Ashtar et du Sénat de Carthage permettaient au grand prêtre d'entretenir le jardin qui entourait le temple. Un esclave balayait les nombreuses marches qui montaient aux portes du temple, un autre, assis contre un palmier, libéré des corvées du jour, buvait de la bière d'une petite cruche en terre cuite. Amazigh monta les quelques étages jusqu'à l'entrée du temple. Plusieurs prêtresses, le torse nu et leurs seins dévoilés, drapées d'un peu de soie rose ou de coton égyptien jaune, attendaient les hommes libres pour copuler et honorer cette déesse punique de la fertilité et des bonnes récoltes par la prostitution sacrée. Elles y passaient leurs journées, se parfumant et se maquillant entre chaque étreinte. Le mercenaire, visiblement pauvre, mal vêtu, n'attira pas leur attention, les prêtresses préféraient les riches Carthaginois pour leurs offrandes généreuses. Peu importait, Amazigh n'était pas assez riche pour copuler au temple, il s'était contenté depuis longtemps des prostituées du quartier des tanneurs. Il entra.
Le temple était lumineux, le marbre blanc strié d'or recouvrait les murs, le sol et les colonnes. Le jour qui ne s'était pas encore éteint s'engouffrait généreusement par les fenêtres hautes et étroites. L'orientation du temple laissait le soleil, de l'aube au crépuscule, illuminer le sanctuaire divin. Dans de larges coupes posées sur des trépieds en bois du Liban finement sculptés, de l'encens brûlait. Sa fumée épaisse et parfumée montait et la faible brise dans le temple la faisait rouler au sol. Amazigh crut à une aurore embrumée. Les murs épais du temple taisaient l'agitation de la cité. Cette tranquillité inattendue, cette brume épaisse et accueillante aux odeurs précieuses, cette lumière embrumée semblaient parfaites pour accueillir la divinité et célébrer sa grandeur.
Amazigh détestait les dieux puniques de Carthage, mais le temple d'Ashtar l'impressionnait. D'abord attiré par les prostituées sacrées qui y flânaient, lorsqu'il entra, il fut saisi d'une profonde stupeur mystique. « Je ne t'aimerai jamais, déesse d'Asie, et tu n'as pas à m'aimer en retour, mais accorde-moi ta protection. Je saurai être aussi généreux que toi » s'était-il dit. Depuis il y laissait l'argent et l'or de ses victoires, attendant le jour espéré où le mercenaire fusse à nouveau libre.
Au fond du temple se distinguait la silhouette du grand prêtre. Il était assis, sur un coussin, aux pieds de l'immense statue d'Ashtar. Ses yeux semblaient scruter un horizon lointain, son esprit semblait errer dans un monde inconnu des mortels. Sa barbe noire était tressée, il portait un bonnet de laine teint en vert et une jupe de lin. Seul un châle en pourpre de Tyr se posait sur son torse nu et rasé. Amazigh, plus habitué à charger une ligne qu'à déranger un prêtre, lui parla enfin. Le grand prêtre dévisagea le mercenaire et le reconnut.
« Grand prêtre d'Ashtar, je viens te voir car on m'a maudit. J'ai besoin de la bénédiction de la déesse pour rompre le sortilège.
- Qu'as-tu fait pour que soient prononcées d'aussi graves paroles ?
- Je viens d'étrangler une jeune prostituée. Sa mère m'a maudit.
- Pourquoi l'as-tu tuée ?
- Je ne sais pas. Elle faisait pitié, elle m'avait mis en colère. Elle m'a avoué qu'elle ne voulait plus vivre. C'est après l'avoir tuée que j'ai compris que ce n'était pas de la générosité, c'était un meurtre. Grand prêtre, je suis un mercenaire depuis trop longtemps, je ne distingue plus la vie de la mort, le juste de l'inique, la raison de la folie. Je suis pour Carthage ce qu'il y a de pire et, pourtant, elle a plus besoin de moi que moi d'elle. En étranglant cette prostituée, c'était Carthage que j'étranglais. Toute la colère que j'ai pour cette cité… c'est une jeune Grecque qui l'a subie. Suis-je un monstre ? Regarde-moi venir à toi. Je crains pour mon sort, je crains les malheurs qui m'ont été proférés. En vérité, pourquoi ai-je peur ? Je crains le courroux des dieux car eux seuls peuvent me redonner ce que Carthage m'a volé. Je ne pense déjà plus à la vieille Corinne et à sa fille, je ne pense qu'à un avenir qui ne surviendra jamais. »
Un silence se fit. Les odeurs d'encens flottaient paresseusement. Le grand prêtre eut à nouveau ce regard vague. Il se leva enfin.
« Les prostituées n'ont pas à être sacrées pour honorer la déesse. En tuant cette prostituée, tu as avili Ashtar. Tu as souillé son nom au lieu de le célébrer. Comment excuser ton geste ? Comment puis-je oublier que tu as traité cette femme comme une chèvre à sacrifier ? À mes yeux, toutes les prostituées de Carthage sont sacrées, toutes sont sœurs. Je ne lèverai pas la malédiction, car j'offenserai la déesse. Pars mercenaire, va vivre ton destin, qu'il soit doux ou cruel, peut-être que d'autres divinités te seront clémentes. »
Amazigh pensa aux génies du désert qu'il vénérait depuis sa lointaine jeunesse. Sans parler au grand prêtre, il sortit du temple et ne voulut plus jamais y revenir. En voyant les prostituées sacrées à l'entrée du temple, le mercenaire espéra que la mort d'une telle femme ne compromettait pas son souhait de retrouver la ferme familiale.
Amazigh était bouleversé. Il avait l'habitude de la mort, il avait l'habitude de tuer. Cependant, dans la frénésie des combats, l'esprit se consacrait seulement à tuer et à survivre. Pour les hommes mortellement blessés, à qui il ne restait que quelques minutes à vivre, ils mouraient seuls, face à l'éternité, même s'ils étaient entourés des leurs. Amazigh tuait, mais ne voyait jamais les familles endeuillées. Inhabitué à la douleur exaspérée d'une mère pleurant son enfant, il ressentait une terreur que seuls les dieux pouvaient calmer. Il décida d'aller au temple d'Ashtar.
Loin du quartier des tanneurs, Carthage devenait une nouvelle ville, elle semblait renaître, plus belle, plus lumineuse, plus élégante, plus sereine. Les rues étaient plus larges, auxquelles il ne manquait aucune pierre sur la rue pavée. Les cyprès et les palmiers se côtoyaient, nombreux. Les grandes places devant les temples et les bâtiments du Sénat inondaient la cité de la clarté du jour. Amazigh, revenant des rues étroites et odorantes du quartier des tanneurs, était monté sur la petite butte où trônait, magnifique et imposant, le temple de Baal. Contrairement aux temples aux piliers immenses qui entouraient les temples comme en Italie ou en Grèce, la demeure du dieu des dieux carthaginois montait comme une grande spirale. Amazigh s'assit sur les nombreuses marches du temple. La ville s'offrait à son regard, une ville non seulement prise d'un tumulte méticuleux, d'une agitation ordonnée, mais vaste par les faubourgs, les demeures aristocratiques aux jardins raffinés, les temples, les places de marché, petits souks ou immenses entrepôts, innombrables, où tout se vendait et où tout s'achetait. Depuis sa butte, Amazigh devinait les milles odeurs des épices lointaines et voyait au loin les animaux qui faisaient de Carthage une ville mystérieuse : ses éléphants, ses chameaux, ses hyènes à sacrifier, des vautours encagés et ses gazelles à rôtir. Carthage était véritablement la perle de l'Afrique. Carthage était une reine et, pour le mercenaire, sa toute-puissante semblait le convaincre que son triste destin était, enfin, inévitable, inexorable, nécessaire pour que cette cité, maîtresse des mers, à l'appétit insatiable, aux conquêtes lointaines, eût pris toute sa majesté. Même encore ivre, Amazigh eut un bref instant de lucidité.
« Carthage a besoin de mes armes pour qu'elle puisse être cette reine, mais elle est une reine ingrate. Elle est une reine capricieuse. Plus elle est belle, plus je la déteste. Plus elle est forte, plus je me sens faible. Plus elle foisonne de vie, plus je sens ma mort venir.
Carthage, Carthage, pourquoi es-tu aussi magnifique que cruelle ? Pourquoi as-tu emporté dans ta folie les bonheurs de ma vie ? Le temps s'écoule, lentement, et je ne me rebelle plus. Les souvenirs heureux de mon enfance s'estompent. Ils sont si lointains, si éteints, ils me semblent n'avoir jamais existé. Comme mes aurores étaient douces ! Comme le chant des oiseaux était une parfaite mélodie ! Je n'entends plus que les corbeaux qui se goinfrent de ceux que j'ai tué.
Maintenant je me lève le cœur lourd et l'âme fatiguée. Fatiguée de vivre, fatiguée de croire qu'un jour le bonheur reviendra aussi sûrement que la terre de ma famille attendait les saisons de moisson. Je ne pleure plus, la colère a étouffé mon chagrin. Je me hais, je hais cet homme que je suis devenu, mais je hais encore plus Carthage qui a fait éclore en moi ce qu'il y avait de pire. »
Le soleil était sur son déclin et Carthage, déjà, perdait de sa clameur. Amazigh désirait aller au temple d'Ashtar avant la nuit, avant que ses imposantes portes en fer ne fussent fermées pour la nuit. De la butte où trônait le temple de Baal, le mercenaire regarda autour de lui un instant. Il semblait tant contraster avec ceux qui l'entouraient : quelques aristocrates venus prier le roi des dieux avec leurs tuniques nuancées de belles couleurs, des femmes accompagnées par un esclave, plusieurs jeunes soldats des plus riches familles de la cité demandant les faveurs des dieux avant de prendre la mer, le lendemain, pour la campagne en Sicile. Amazigh, avec sa tunique trouée, sans esclave pour l'accompagner, sans bijou, se sentait comme un intrus, un étranger condamné à l'indifférence et au mépris malgré les quinze dernières années au service de Carthage. Pressé par le jour déclinant, il oublia les Carthaginois du temple de Baal et alla au temple d'Ashtar.
Le temple de la déesse dépassait les habitations qui l'entouraient. La place était dégagée. Certains Carthaginois y flânaient et discutaient entre eux à l'ombre de leurs ombrelles, d'autres la traversaient d'un pas rapide et laissaient derrière eux le bruit de leurs sandales, car ils étaient occupés et la richesse demandait, comme une fleur capricieuse, une attention sans répit. Sur une table usée et rougie par des années de sacrifices, un haruspice exhortait les passants à dévoiler les secrets de leur avenir. Quelques dizaines de palmiers, hauts et sveltes, entouraient le temple. Les dons des adorateurs d'Ashtar et du Sénat de Carthage permettaient au grand prêtre d'entretenir le jardin qui entourait le temple. Un esclave balayait les nombreuses marches qui montaient aux portes du temple, un autre, assis contre un palmier, libéré des corvées du jour, buvait de la bière d'une petite cruche en terre cuite. Amazigh monta les quelques étages jusqu'à l'entrée du temple. Plusieurs prêtresses, le torse nu et leurs seins dévoilés, drapées d'un peu de soie rose ou de coton égyptien jaune, attendaient les hommes libres pour copuler et honorer cette déesse punique de la fertilité et des bonnes récoltes par la prostitution sacrée. Elles y passaient leurs journées, se parfumant et se maquillant entre chaque étreinte. Le mercenaire, visiblement pauvre, mal vêtu, n'attira pas leur attention, les prêtresses préféraient les riches Carthaginois pour leurs offrandes généreuses. Peu importait, Amazigh n'était pas assez riche pour copuler au temple, il s'était contenté depuis longtemps des prostituées du quartier des tanneurs. Il entra.
Le temple était lumineux, le marbre blanc strié d'or recouvrait les murs, le sol et les colonnes. Le jour qui ne s'était pas encore éteint s'engouffrait généreusement par les fenêtres hautes et étroites. L'orientation du temple laissait le soleil, de l'aube au crépuscule, illuminer le sanctuaire divin. Dans de larges coupes posées sur des trépieds en bois du Liban finement sculptés, de l'encens brûlait. Sa fumée épaisse et parfumée montait et la faible brise dans le temple la faisait rouler au sol. Amazigh crut à une aurore embrumée. Les murs épais du temple taisaient l'agitation de la cité. Cette tranquillité inattendue, cette brume épaisse et accueillante aux odeurs précieuses, cette lumière embrumée semblaient parfaites pour accueillir la divinité et célébrer sa grandeur.
Amazigh détestait les dieux puniques de Carthage, mais le temple d'Ashtar l'impressionnait. D'abord attiré par les prostituées sacrées qui y flânaient, lorsqu'il entra, il fut saisi d'une profonde stupeur mystique. « Je ne t'aimerai jamais, déesse d'Asie, et tu n'as pas à m'aimer en retour, mais accorde-moi ta protection. Je saurai être aussi généreux que toi » s'était-il dit. Depuis il y laissait l'argent et l'or de ses victoires, attendant le jour espéré où le mercenaire fusse à nouveau libre.
Au fond du temple se distinguait la silhouette du grand prêtre. Il était assis, sur un coussin, aux pieds de l'immense statue d'Ashtar. Ses yeux semblaient scruter un horizon lointain, son esprit semblait errer dans un monde inconnu des mortels. Sa barbe noire était tressée, il portait un bonnet de laine teint en vert et une jupe de lin. Seul un châle en pourpre de Tyr se posait sur son torse nu et rasé. Amazigh, plus habitué à charger une ligne qu'à déranger un prêtre, lui parla enfin. Le grand prêtre dévisagea le mercenaire et le reconnut.
« Grand prêtre d'Ashtar, je viens te voir car on m'a maudit. J'ai besoin de la bénédiction de la déesse pour rompre le sortilège.
- Qu'as-tu fait pour que soient prononcées d'aussi graves paroles ?
- Je viens d'étrangler une jeune prostituée. Sa mère m'a maudit.
- Pourquoi l'as-tu tuée ?
- Je ne sais pas. Elle faisait pitié, elle m'avait mis en colère. Elle m'a avoué qu'elle ne voulait plus vivre. C'est après l'avoir tuée que j'ai compris que ce n'était pas de la générosité, c'était un meurtre. Grand prêtre, je suis un mercenaire depuis trop longtemps, je ne distingue plus la vie de la mort, le juste de l'inique, la raison de la folie. Je suis pour Carthage ce qu'il y a de pire et, pourtant, elle a plus besoin de moi que moi d'elle. En étranglant cette prostituée, c'était Carthage que j'étranglais. Toute la colère que j'ai pour cette cité… c'est une jeune Grecque qui l'a subie. Suis-je un monstre ? Regarde-moi venir à toi. Je crains pour mon sort, je crains les malheurs qui m'ont été proférés. En vérité, pourquoi ai-je peur ? Je crains le courroux des dieux car eux seuls peuvent me redonner ce que Carthage m'a volé. Je ne pense déjà plus à la vieille Corinne et à sa fille, je ne pense qu'à un avenir qui ne surviendra jamais. »
Un silence se fit. Les odeurs d'encens flottaient paresseusement. Le grand prêtre eut à nouveau ce regard vague. Il se leva enfin.
« Les prostituées n'ont pas à être sacrées pour honorer la déesse. En tuant cette prostituée, tu as avili Ashtar. Tu as souillé son nom au lieu de le célébrer. Comment excuser ton geste ? Comment puis-je oublier que tu as traité cette femme comme une chèvre à sacrifier ? À mes yeux, toutes les prostituées de Carthage sont sacrées, toutes sont sœurs. Je ne lèverai pas la malédiction, car j'offenserai la déesse. Pars mercenaire, va vivre ton destin, qu'il soit doux ou cruel, peut-être que d'autres divinités te seront clémentes. »
Amazigh pensa aux génies du désert qu'il vénérait depuis sa lointaine jeunesse. Sans parler au grand prêtre, il sortit du temple et ne voulut plus jamais y revenir. En voyant les prostituées sacrées à l'entrée du temple, le mercenaire espéra que la mort d'une telle femme ne compromettait pas son souhait de retrouver la ferme familiale.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Le jeune Amazigh n'oublia jamais ce jour qui avait changé encore sa vie. Habitué aux douceurs des récoltes africaines, il n'avait mangé qu'une fois par jour une bouillie infecte à laquelle il ne s'était jamais accoutumé. Habitué à longer les champs de blé aux reflets d'or et les oliveraies généreuses où le vent qui s'y engouffrait bruissaient un peu, sur son cheval préféré, il avait vécu dans une cage à hyène. Puis, tous les matins, le corps rompu par un mauvais sommeil, enchaîné, il restait debout sur l'étal grinçant de son nouveau maître, ce marchand de vies humaines venu d'Utique, celui qui l'avait acheté parmi les siens de la maison de ses parents. Il était immobile pendant des heures et, même si l'hiver avait enneigé l'Atlas lointain et mystérieux, le soleil accablait son corps à demi-nu.
Un jour un mercenaire grec s'approcha du marchand. Il n'avait qu'un glaive à sa ceinture et portait son casque, décoré de longues plumes de chouette pour attirer la protection d'Athéna, pour se distinguer des autres soldats en permission. Alors qu'il observait cette malheureuse marchandise humaine, il fut interrompu.
« Regarde cette esclave noire qui vient d'au-delà du grand désert. Regarde comme elle est grasse, comme ses seins sont lourds et comme ses mamelles sont larges. Ils feront le régal de n'importe quel nouveau-né.
- Je ne viens pas pour une nourrice. Je cherche un jeune homme à enrôler, préférablement un orphelin.
- Oui, maître, j'ai exactement ce qu'il te faut. »
Le marchand d'esclaves prit le capitaine mercenaire par le coude, doucement. Avec sa longue robe vermeille et ses bijoux d'or qui luisaient, lent et posé parmi l'agitation du jour, le marchand détonnait dans la foule affairée de Carthage. Ils s'approchèrent d'Amazigh qui, la tête penchée, le regard chagrin, regardait les chaînes qui entouraient ses chevilles et ses poignets. « L'homme libre » pensa-t-il tristement.
Le capitaine et le marchand montèrent sur l'étal et s'approchèrent. Le marchand d'esclave releva la tête d'Amazigh en plaçant sa baguette sous sa bouche. Le capitaine tâta les bras du jeune esclave et inspecta ses dents.
« Comment t'appelles-tu ? »
Amazigh resta silencieux. Le capitaine se tourna vers le marchand.
« Il comprend notre langue et il parle grec aussi. Il est de bonne famille, mais il reste muet. Vois la colère qui luit dans ses yeux. Ce sera un bon achat, maître, si tu transformes sa haine en férocité. »
Le capitaine caressa sa barbe un instant tandis qu'il scrutait Amazigh. Il échappa un juron en grec.
« Tu as le choix, esclave. Soit tu t'entraînes et tu combats à mes côtés, soit tu sers de putain à un vieux marchand qui bande mou, soit tu finis comme sacrifice dans le grand brasier du taureau sacré. »
Un moment passa. Amazigh, surélevé sur l'étal des esclaves, contempla la foule indifférente à son sort. Des larmes coulèrent sur ses joues. Il y avait d'autres esclaves plus loin qui se confondaient avec le poisson salé, les figues mûres, le vin de Grèce, le blé d’Égypte, les scarabées magiques de Thèbes et les potions d'amour de Babylone. « Je ne vaux pas plus qu'une mauvaise récolte, mon seul bien était ma liberté, désormais qu'on échange, qu'on troque, qu'on vend, qu'on brade. » se dit-il.
« J'accepte de combattre, répondit-il enfin. Si je meurs tôt, j'aurais la consolation de quitter la terre injuste et ingrate des mortels.
- Ne sois pas si solennel, jeune esclave. La vie d'un soldat sans patrie est parfois dure, mais la victoire apporte ses consolations : du butin, des femmes, même de jeunes hommes si c'est ce que tu aimes. »
Le mercenaire grec ordonna au marchand d'ôter ses chaînes.
« Ne crains-tu pas qu'il se sauve ?
- Regarde cet enfant, Punique, il n'a nulle part où aller. Où veux-tu qu'il aille sans être pris comme un fugitif ? Et nous savons tous que la croix leur est destinée. J'offre à cet adolescent une nouvelle vie. »
Il mit sa main sur l'épaule d'Amazigh.
« Je te donne une nouvelle existence. Obéis-moi, bats-toi comme un homme et je ferai de ta destinée vouée à la misère de la captivité une petite épopée où tu pourras être Achille le jour et Dionysos la nuit. »
La colère dans les yeux d'Amazigh s'estompa. Pour la première fois depuis la mort de ses parents, un frêle espoir naquit. Amazigh remercia les dieux de l'avoir extirpé de l'enfer de la servitude.
Le Grec remit une bourse au marchand et, avec Amazigh incertain et interdit, sortirent de la ville rejoindre ses futurs frères d'armes.
Un jour un mercenaire grec s'approcha du marchand. Il n'avait qu'un glaive à sa ceinture et portait son casque, décoré de longues plumes de chouette pour attirer la protection d'Athéna, pour se distinguer des autres soldats en permission. Alors qu'il observait cette malheureuse marchandise humaine, il fut interrompu.
« Regarde cette esclave noire qui vient d'au-delà du grand désert. Regarde comme elle est grasse, comme ses seins sont lourds et comme ses mamelles sont larges. Ils feront le régal de n'importe quel nouveau-né.
- Je ne viens pas pour une nourrice. Je cherche un jeune homme à enrôler, préférablement un orphelin.
- Oui, maître, j'ai exactement ce qu'il te faut. »
Le marchand d'esclaves prit le capitaine mercenaire par le coude, doucement. Avec sa longue robe vermeille et ses bijoux d'or qui luisaient, lent et posé parmi l'agitation du jour, le marchand détonnait dans la foule affairée de Carthage. Ils s'approchèrent d'Amazigh qui, la tête penchée, le regard chagrin, regardait les chaînes qui entouraient ses chevilles et ses poignets. « L'homme libre » pensa-t-il tristement.
Le capitaine et le marchand montèrent sur l'étal et s'approchèrent. Le marchand d'esclave releva la tête d'Amazigh en plaçant sa baguette sous sa bouche. Le capitaine tâta les bras du jeune esclave et inspecta ses dents.
« Comment t'appelles-tu ? »
Amazigh resta silencieux. Le capitaine se tourna vers le marchand.
« Il comprend notre langue et il parle grec aussi. Il est de bonne famille, mais il reste muet. Vois la colère qui luit dans ses yeux. Ce sera un bon achat, maître, si tu transformes sa haine en férocité. »
Le capitaine caressa sa barbe un instant tandis qu'il scrutait Amazigh. Il échappa un juron en grec.
« Tu as le choix, esclave. Soit tu t'entraînes et tu combats à mes côtés, soit tu sers de putain à un vieux marchand qui bande mou, soit tu finis comme sacrifice dans le grand brasier du taureau sacré. »
Un moment passa. Amazigh, surélevé sur l'étal des esclaves, contempla la foule indifférente à son sort. Des larmes coulèrent sur ses joues. Il y avait d'autres esclaves plus loin qui se confondaient avec le poisson salé, les figues mûres, le vin de Grèce, le blé d’Égypte, les scarabées magiques de Thèbes et les potions d'amour de Babylone. « Je ne vaux pas plus qu'une mauvaise récolte, mon seul bien était ma liberté, désormais qu'on échange, qu'on troque, qu'on vend, qu'on brade. » se dit-il.
« J'accepte de combattre, répondit-il enfin. Si je meurs tôt, j'aurais la consolation de quitter la terre injuste et ingrate des mortels.
- Ne sois pas si solennel, jeune esclave. La vie d'un soldat sans patrie est parfois dure, mais la victoire apporte ses consolations : du butin, des femmes, même de jeunes hommes si c'est ce que tu aimes. »
Le mercenaire grec ordonna au marchand d'ôter ses chaînes.
« Ne crains-tu pas qu'il se sauve ?
- Regarde cet enfant, Punique, il n'a nulle part où aller. Où veux-tu qu'il aille sans être pris comme un fugitif ? Et nous savons tous que la croix leur est destinée. J'offre à cet adolescent une nouvelle vie. »
Il mit sa main sur l'épaule d'Amazigh.
« Je te donne une nouvelle existence. Obéis-moi, bats-toi comme un homme et je ferai de ta destinée vouée à la misère de la captivité une petite épopée où tu pourras être Achille le jour et Dionysos la nuit. »
La colère dans les yeux d'Amazigh s'estompa. Pour la première fois depuis la mort de ses parents, un frêle espoir naquit. Amazigh remercia les dieux de l'avoir extirpé de l'enfer de la servitude.
Le Grec remit une bourse au marchand et, avec Amazigh incertain et interdit, sortirent de la ville rejoindre ses futurs frères d'armes.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Amazigh, affolé par le grand prêtre, sortit en courant par la grande porte de l'ouest. Il fuyait le temple d'Ashtar et, un peu naïvement, la malédiction de la vieille Corinne. Même si le soleil avait dépassé le zénith depuis plusieurs heures déjà, les gens, les bêtes de somme et les marchandises continuaient d'entrer et de sortir de la cité punique. Les parfums de dattes séchées, les amphores de garum mal fermées, les odeurs de bouse des bœufs qui tiraient les chariots montaient et embaumaient l'immense portique. Quelques miliciens, au casque de bronze et au bouclier rond où était peinte une grande étoile, surveillaient négligemment cette paisible circulation. Amazigh étouffait, il voulait sortir de la cité au plus vite. Pressé, il bousculait ceux qui allait lentement. Quelques Libyens, qui venaient des campagnes qui bordaient la mer, l'injurièrent.
Hors de Carthage, ceint seulement de modestes masures de pêcheurs et de petits fermiers, Amazigh se mit à courir. Ses pas tapaient la terre battue, desséchée par le soleil et la saison. L'herbe haute, dorée, craquait sous ses pas. Amazigh dépassait les palmiers, les dattiers, il dépassait les pêcheurs qui s'interrogeaient de sa course. Même hors d'haleine, le mercenaire continuait à courir. Puis, lorsqu'il n'y eut plus que lui et une nature dépourvue d'hommes, il poussa un cri rauque et douloureux. Ses mains sur ses genoux, il reprit son souffle. Puis, le regard triste, il fixa la mer, cette plus vieille amie, et marcha auprès d'elle, ses pieds mouillés par sa vague.
« Mes pas dans le sable s'estompent sous la caresse de la douce écume. La vague tiède, par sa calme agitation, ne laisse aucun souvenir de ma venue. Ainsi monte et descend la mer à mes pieds, indifférente des cœurs des hommes. Ainsi murmurent les vagues contre la berge, insouciantes des douleurs de notre monde. Le soleil brillera, les saisons passeront, les peuples vivront et mourront, mais mon cœur, cet infâme ami qui me tourmente, n'est pas comme ce sable marin. Le temps, comme une vague irrésistible sur le destin des hommes, n'estompera jamais la douleur qui le marque pour toujours. Dieux des peuples, génies des terres ancestrales, quand mon répit viendra-t-il ? Quand mon regard pourrait-il se poser, sereinement, sans passion, sans haine et sans rancune, sur ce monde étrange qui m'entoure et auquel je suis irrémissiblement enchaîné ? »
Amazigh tomba sur ses genoux, dans le sable, qui s'y enfoncèrent mollement. Ses mains couvraient son visage, mais, malgré la douleur, malgré la haine et l'inquiétude, les larmes ne venaient pas. Amazigh les avait déjà toutes pleurées.
Le mercenaire vit au loin les nombreuses trirèmes et quadrirèmes puniques qui allaient grossir la flotte de guerre à Carthage. « Une guerre se prépare, dit-il tout haut, une guerre qu'il faut que je gagne une dernière fois. » L'horizon, jaune et rose, sembla un temps taire la douleur d'Amazigh. Les mouettes au loin ne battaient plus des ailes, elles se laissaient porter, paresseusement, par le souffle de la mer. « Voici la vraie liberté, pensa Amazigh, que nul homme, même un roi, même un basileus, ne saurait jamais vivre. » Il se leva et se remit à courir. La nuit révélait les premières étoiles, il était temps de revenir au camp.
Amazigh se réveilla d'un sommeil court et profond. Si le soleil n'était pas encore visible, le ciel du matin était clair. Le mercenaire s'était allongé sur sa couche, dans le camp de mercenaires qui cantonnaient à l'entrée de Carthage. Il était revenu juste avant l'opaque noirceur de la nuit. Amazigh s'était allongé hors de sa tente, il pensait que la vue des étoiles pût calmer son agitation. L'air était tiède, non loin s'entendaient les hennissements clairsemés des chevaux de la cavalerie dans une écurie rudimentaire. La nuit d'été fut courte, le sommeil insuffisant. Amazigh ne voulut jamais se réveiller, les mots de la vieille Corinne le hantant déjà à peine ses yeux ouverts. Il fut réveillé par l'activité de ses frères d'armes, par la préparation de la bouillie du matin, par le bruit métallique de soldats s'équipant pour rejoindre la flotte de guerre au port militaire de Carthage. Amazigh se leva de mauvaise humeur.
Il s'approcha d'un feu sur lequel une marmite en bronze chauffait. Amazigh tendit son écuelle de bois et reçu sa ration du matin. L'orge était parfumée aux dattes. Il la mangea sans appétit, par habitude. Il but le vin de son gobelet d'un trait. Ayant salué de peu de mots les autres soldats de sa phalange, Amazigh alla s'équiper.
Il se leva et ôta sa tunique trouée. Il la jeta dans les frêles flammes sous la marmite. Le tissu s'enflamma aussitôt. Amazigh partit s'habiller. Les autres mercenaires, assis autour du feu en mangeant leur premier repas du jour, le regardèrent, un peu surpris.
« Alors Amazigh, tu combats nu comme ces barbares de Gaule ? entendit-il derrière lui.
- Non, je suis seulement excédé par ma misère. »
Amazigh alla dans sa tente. Il y avait un vieux coffre en bois. Le mercenaire en sortit une tunique de combat d'un rouge profond. Il l'avait achetée, hors de prix, à un marchand de Tyr de passage à Carthage. Amazigh, sur le champ de bataille, ne voulait pas qu'être intimidant, il voulait être beau aussi et le rouge de la tunique cachait ses blessures. Comme une meute de lions, rien n'excitait plus un guerrier que de voir un ennemi meurtri.
Amazigh noua ses jambières de bronze, enfila sa cotte de maille et attacha ses épaulières. Son casque thrace sous un bras, son bouclier et sa lance dans l'autre, il sortit de la tente, rassuré par le contact de son équipement de toujours, prêt à affronter le jour. Armé, équipé, Amazigh reprenait confiance. Cette routine guerrière le rassurait de la vie civile qui s'imposait entre chaque campagne, à laquelle il ne s'était jamais vraiment habitué.
Au dehors, sa phalange se préparait. Certains avaient une tunique verte ou bleue ou grise ou blanche. Les peintures sur chaque bouclier étaient uniques. Leurs seules ressemblances étaient leur bouclier rond, comme celui des hoplites grecs, et leur lance. La marmite fut laissée aux esclaves et les feux piétinés. Comme les soldats de la veille, les mercenaires, et Amazigh, partirent pour défiler dans la cité jusqu'au port militaire.
La phalange d'Amazigh était large de cinq hommes. Il se tenait au premier rang à gauche et pouvait voir parfaitement les Carthaginois qui observaient le défilé militaire. Amazigh regardait la foule, distraitement, la présence de ses frères d'armes le rassurait. Ils avaient passé la grande porte de l'ouest, les trois murailles et, un peu au loin, par-dessus les habitations et les ateliers, l'imposant complexe des temples de Baal et d'Astarte. La foule était sans enthousiasme, elle considérait les mercenaires que Carthage payait comme un mal nécessaire.
Amazigh marchait d'un pas rythmé, suivant le son des tambours. Il traversait Carthage par sa plus large rue, ponctuée de fontaines, de magasins innombrables, de places publiques où les palmiers, certains fins et hauts, d'autres courts et trapus, offraient une ombre appréciée aux Carthaginois harassés par le soleil africain. Il repassa devant le débit où il avait passé plusieurs heures la veille. Le regard perçant, il essaya de revoir l'esclave thrace qui y travaillait. Il l'a vit, affairée, à remplir les coupes de vin. Elle semblait entièrement ignorer le défilé. « Je ne suis qu'un mercenaire » pensa Amazigh irrité.
Derrière la foule, une femme courait. Amazigh l'observait depuis plusieurs dizaines de mètres. Elle essayait de traverser la foule compacte et, échouant, allait plus loin. C'était une jeune femme aux cheveux sombres. Elle put finalement traverser la foule compacte. Vu la pauvreté de ses vêtements, le mercenaire sut qu'elle était une esclave.
« Amazigh ! Amazigh! »
Il la regarda, surpris, tout en continuant de marcher.
« Tu es Amazigh ! Je reconnais la tache de vin sur ton cou ! Je reconnais les génies peints sur ton bouclier. Kel Ténéré ! Kel Amadâl ! Je suis ta sœur ! »
Le mercenaire s'arrêta de marcher. Le soldat derrière lui le poussa et Amazigh dut marcher de nouveau. Il ne put rien dire.
« Nous devons nous parler ! » cria-t-elle.
Amazigh put enfin parler.
« Rencontre-moi à la fontaine de la place du port militaire dans deux heures. Sois ponctuelle, la guerre n'attends pas !
- J'ai tant espéré cet instant, mon frère. J'y serai ! »
L'esprit envahi de souvenirs et de questions, Amazigh ne se rendit pas compte qu'il était déjà au port militaire et que sa phalange attendait d'embarquer sur un navire de guerre.
Hors de Carthage, ceint seulement de modestes masures de pêcheurs et de petits fermiers, Amazigh se mit à courir. Ses pas tapaient la terre battue, desséchée par le soleil et la saison. L'herbe haute, dorée, craquait sous ses pas. Amazigh dépassait les palmiers, les dattiers, il dépassait les pêcheurs qui s'interrogeaient de sa course. Même hors d'haleine, le mercenaire continuait à courir. Puis, lorsqu'il n'y eut plus que lui et une nature dépourvue d'hommes, il poussa un cri rauque et douloureux. Ses mains sur ses genoux, il reprit son souffle. Puis, le regard triste, il fixa la mer, cette plus vieille amie, et marcha auprès d'elle, ses pieds mouillés par sa vague.
« Mes pas dans le sable s'estompent sous la caresse de la douce écume. La vague tiède, par sa calme agitation, ne laisse aucun souvenir de ma venue. Ainsi monte et descend la mer à mes pieds, indifférente des cœurs des hommes. Ainsi murmurent les vagues contre la berge, insouciantes des douleurs de notre monde. Le soleil brillera, les saisons passeront, les peuples vivront et mourront, mais mon cœur, cet infâme ami qui me tourmente, n'est pas comme ce sable marin. Le temps, comme une vague irrésistible sur le destin des hommes, n'estompera jamais la douleur qui le marque pour toujours. Dieux des peuples, génies des terres ancestrales, quand mon répit viendra-t-il ? Quand mon regard pourrait-il se poser, sereinement, sans passion, sans haine et sans rancune, sur ce monde étrange qui m'entoure et auquel je suis irrémissiblement enchaîné ? »
Amazigh tomba sur ses genoux, dans le sable, qui s'y enfoncèrent mollement. Ses mains couvraient son visage, mais, malgré la douleur, malgré la haine et l'inquiétude, les larmes ne venaient pas. Amazigh les avait déjà toutes pleurées.
Le mercenaire vit au loin les nombreuses trirèmes et quadrirèmes puniques qui allaient grossir la flotte de guerre à Carthage. « Une guerre se prépare, dit-il tout haut, une guerre qu'il faut que je gagne une dernière fois. » L'horizon, jaune et rose, sembla un temps taire la douleur d'Amazigh. Les mouettes au loin ne battaient plus des ailes, elles se laissaient porter, paresseusement, par le souffle de la mer. « Voici la vraie liberté, pensa Amazigh, que nul homme, même un roi, même un basileus, ne saurait jamais vivre. » Il se leva et se remit à courir. La nuit révélait les premières étoiles, il était temps de revenir au camp.
Amazigh se réveilla d'un sommeil court et profond. Si le soleil n'était pas encore visible, le ciel du matin était clair. Le mercenaire s'était allongé sur sa couche, dans le camp de mercenaires qui cantonnaient à l'entrée de Carthage. Il était revenu juste avant l'opaque noirceur de la nuit. Amazigh s'était allongé hors de sa tente, il pensait que la vue des étoiles pût calmer son agitation. L'air était tiède, non loin s'entendaient les hennissements clairsemés des chevaux de la cavalerie dans une écurie rudimentaire. La nuit d'été fut courte, le sommeil insuffisant. Amazigh ne voulut jamais se réveiller, les mots de la vieille Corinne le hantant déjà à peine ses yeux ouverts. Il fut réveillé par l'activité de ses frères d'armes, par la préparation de la bouillie du matin, par le bruit métallique de soldats s'équipant pour rejoindre la flotte de guerre au port militaire de Carthage. Amazigh se leva de mauvaise humeur.
Il s'approcha d'un feu sur lequel une marmite en bronze chauffait. Amazigh tendit son écuelle de bois et reçu sa ration du matin. L'orge était parfumée aux dattes. Il la mangea sans appétit, par habitude. Il but le vin de son gobelet d'un trait. Ayant salué de peu de mots les autres soldats de sa phalange, Amazigh alla s'équiper.
Il se leva et ôta sa tunique trouée. Il la jeta dans les frêles flammes sous la marmite. Le tissu s'enflamma aussitôt. Amazigh partit s'habiller. Les autres mercenaires, assis autour du feu en mangeant leur premier repas du jour, le regardèrent, un peu surpris.
« Alors Amazigh, tu combats nu comme ces barbares de Gaule ? entendit-il derrière lui.
- Non, je suis seulement excédé par ma misère. »
Amazigh alla dans sa tente. Il y avait un vieux coffre en bois. Le mercenaire en sortit une tunique de combat d'un rouge profond. Il l'avait achetée, hors de prix, à un marchand de Tyr de passage à Carthage. Amazigh, sur le champ de bataille, ne voulait pas qu'être intimidant, il voulait être beau aussi et le rouge de la tunique cachait ses blessures. Comme une meute de lions, rien n'excitait plus un guerrier que de voir un ennemi meurtri.
Amazigh noua ses jambières de bronze, enfila sa cotte de maille et attacha ses épaulières. Son casque thrace sous un bras, son bouclier et sa lance dans l'autre, il sortit de la tente, rassuré par le contact de son équipement de toujours, prêt à affronter le jour. Armé, équipé, Amazigh reprenait confiance. Cette routine guerrière le rassurait de la vie civile qui s'imposait entre chaque campagne, à laquelle il ne s'était jamais vraiment habitué.
Au dehors, sa phalange se préparait. Certains avaient une tunique verte ou bleue ou grise ou blanche. Les peintures sur chaque bouclier étaient uniques. Leurs seules ressemblances étaient leur bouclier rond, comme celui des hoplites grecs, et leur lance. La marmite fut laissée aux esclaves et les feux piétinés. Comme les soldats de la veille, les mercenaires, et Amazigh, partirent pour défiler dans la cité jusqu'au port militaire.
La phalange d'Amazigh était large de cinq hommes. Il se tenait au premier rang à gauche et pouvait voir parfaitement les Carthaginois qui observaient le défilé militaire. Amazigh regardait la foule, distraitement, la présence de ses frères d'armes le rassurait. Ils avaient passé la grande porte de l'ouest, les trois murailles et, un peu au loin, par-dessus les habitations et les ateliers, l'imposant complexe des temples de Baal et d'Astarte. La foule était sans enthousiasme, elle considérait les mercenaires que Carthage payait comme un mal nécessaire.
Amazigh marchait d'un pas rythmé, suivant le son des tambours. Il traversait Carthage par sa plus large rue, ponctuée de fontaines, de magasins innombrables, de places publiques où les palmiers, certains fins et hauts, d'autres courts et trapus, offraient une ombre appréciée aux Carthaginois harassés par le soleil africain. Il repassa devant le débit où il avait passé plusieurs heures la veille. Le regard perçant, il essaya de revoir l'esclave thrace qui y travaillait. Il l'a vit, affairée, à remplir les coupes de vin. Elle semblait entièrement ignorer le défilé. « Je ne suis qu'un mercenaire » pensa Amazigh irrité.
Derrière la foule, une femme courait. Amazigh l'observait depuis plusieurs dizaines de mètres. Elle essayait de traverser la foule compacte et, échouant, allait plus loin. C'était une jeune femme aux cheveux sombres. Elle put finalement traverser la foule compacte. Vu la pauvreté de ses vêtements, le mercenaire sut qu'elle était une esclave.
« Amazigh ! Amazigh! »
Il la regarda, surpris, tout en continuant de marcher.
« Tu es Amazigh ! Je reconnais la tache de vin sur ton cou ! Je reconnais les génies peints sur ton bouclier. Kel Ténéré ! Kel Amadâl ! Je suis ta sœur ! »
Le mercenaire s'arrêta de marcher. Le soldat derrière lui le poussa et Amazigh dut marcher de nouveau. Il ne put rien dire.
« Nous devons nous parler ! » cria-t-elle.
Amazigh put enfin parler.
« Rencontre-moi à la fontaine de la place du port militaire dans deux heures. Sois ponctuelle, la guerre n'attends pas !
- J'ai tant espéré cet instant, mon frère. J'y serai ! »
L'esprit envahi de souvenirs et de questions, Amazigh ne se rendit pas compte qu'il était déjà au port militaire et que sa phalange attendait d'embarquer sur un navire de guerre.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
« As-tu déjà tué, jeune Amazigh ? »
Une journée avait passé depuis que Amazigh fut racheté par un capitaine grec, Brasidas. Affaibli par des semaines de captivité, il marchait lentement comme si ces sensations étaient nouvelles. Amazigh avait beaucoup maigri. Brasidas, patient, marchait près de lui, agrippant doucement son poignet lorsqu'ils devaient traverser une foule dense. Portant son casque aux longues rémiges de chouette, comme celles de l'oiseau d'Athéna, et son glaive à la ceinture, les Carthaginois, détestant la violence, facilement intimidés par la brutalité des mercenaires, les laissaient passer taciturnement. Près de l'immense portique du mur sud, un mercenaire attendait, les rênes de trois chevaux entre ses mains. Il portait un léger bonnet conique pour se protéger du soleil.
Le mercenaire donna les rênes d'un cheval à Amazigh. Malgré sa faiblesse, il monta l'animal facilement. Il regrettait son cheval préféré, sûrement vendu comme un de ces innombrables cadeaux d'un père fortuné pour un fils capricieux. Avec les années, il en avait fait son ami. Sa perte le chagrinait et il tenait son père pour responsable.
« Tu sais aussi monter un cheval. Quand je t'ai vu, sur l'étal, j'ai vu qui tu étais vraiment. Tu te tenais droit et ton regard luisait de colère. Tu n'es pas un fils d'esclave. Tu as été libre, mais tu as tout perdu. Obéis-moi et c'est une vie meilleure que je t'offre. Comment t'appelles-tu ? »
Amazigh plongea son regard dans le sien.
« Je suis Amazigh, l'homme libre. »
Jusqu'au camp, il ne dit plus rien.
Arrivé, il vit ses futurs frères d'armes. Certains jouaient aux dés et pariaient des pièces de bronze. Certains buvaient et riaient bruyamment. D'autres affûtaient leurs armes.
« Soldats, voici Amazigh. Je l'ai acheté au marché d'esclaves, mais c'était un homme libre et c'est en un de nouveau. Son entraînement commencera demain. »
Les mercenaires se retournèrent à peine et ne répondirent rien. Les nouveaux venus étaient souvent les premiers à déserter ou à mourir. Pour ces rudes hommes, seuls le temps et la proximité façonnaient les amitiés.
« Ne t'inquiète pas, Amazigh, l'homme libre, ils s'habitueront à ta présence, dit Brasidas, enfin, un peu amusé. Tu es trop maigre pour combattre, je te nourrirai bien. »
Amazigh s'assit près du feu, au centre du camp des mercenaires. Il était intimidé par la vue des armes, par la rudesse des soldats aux corps musculeux. On lui servit une bouillie d'orge et de porc aux olives, du vin de Corinthe, une grenade juteuse et des noisettes qu'il mangea rapidement. Le jeune Amazigh n'avait pas aussi bien mangé depuis des semaines.
Il mangea encore, copieusement, le soir, puis il se coucha tôt sur une couche bien plus confortable que les cages à hyènes où il avait passé ses dernières semaines.
Il s'était levé à l'aube comme les autres mercenaires. À peine repu du petit-déjeuner, Brasidas l'appela. Un cercle de soldats s'était formé autour de lui. La lame de son glaive reluisait du soleil naissant. Amazigh s'approcha. Au centre du cercle, étaient lui, Brasidas et un esclave berbère agenouillé et menotté. À la couleur de sa peau, le jeune Amazigh vit qu'il venait du désert.
« Qu'est-ce qu'un nomade du grand désert fait ici ? » se demanda-t-il.
Brasidas sembla avoir entendu la pensée d'Amazigh et lui répondit.
« Cet esclave appartenait à une riche famille de Carthage. Il y a deux jours il a été surpris dans le lit de la fille de son maître. Elle a crié au viol, l'esclave a juré un adultère. Mais à Carthage, la vérité n'est jamais dans la bouche de ses esclaves. Je devais l'accompagner jusqu'à la croix qui devait le supplicier, mais j'ai eu une autre idée. »
Il tendit son glaive au jeune Amazigh.
« Non, finit-il par dire, je ne suis pas un bourreau.
- Cet esclave doit mourir et tu dois t'habituer à la mort. Elle est la compagne de tout soldat. As-tu déjà tué, jeune Amazigh ?
- Non, Brasidas, mais je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ?
- Si tu ne le tues pas, je te ramène au marchand d'esclaves. »
Amazigh s'avança et prit le glaive de Brasidas. Il était plus lourd qu'il ne l'imaginait.
« Pose la pointe sur la base du cou et appuie très fort. »
Le jeune Amazigh regarda le Berbère affolé.
« Je suis désolé » dit-il misérablement.
La lame s'enfonça presque d'elle-même. L'esclave n'eut aucun cri, il s'étouffa dans son sang un instant avant de s'effondrer lourdement au sol. Le cercle de soldats devint bruyant, enthousiaste, se délectant de l'initiation du jeune Amazigh.
« Te voilà maintenant un mercenaire » murmura Brasidas.
Même exténué, Amazigh ne trouva pas le sommeil cette nuit là qui fut ponctuée de pleurs silencieux.
Une journée avait passé depuis que Amazigh fut racheté par un capitaine grec, Brasidas. Affaibli par des semaines de captivité, il marchait lentement comme si ces sensations étaient nouvelles. Amazigh avait beaucoup maigri. Brasidas, patient, marchait près de lui, agrippant doucement son poignet lorsqu'ils devaient traverser une foule dense. Portant son casque aux longues rémiges de chouette, comme celles de l'oiseau d'Athéna, et son glaive à la ceinture, les Carthaginois, détestant la violence, facilement intimidés par la brutalité des mercenaires, les laissaient passer taciturnement. Près de l'immense portique du mur sud, un mercenaire attendait, les rênes de trois chevaux entre ses mains. Il portait un léger bonnet conique pour se protéger du soleil.
Le mercenaire donna les rênes d'un cheval à Amazigh. Malgré sa faiblesse, il monta l'animal facilement. Il regrettait son cheval préféré, sûrement vendu comme un de ces innombrables cadeaux d'un père fortuné pour un fils capricieux. Avec les années, il en avait fait son ami. Sa perte le chagrinait et il tenait son père pour responsable.
« Tu sais aussi monter un cheval. Quand je t'ai vu, sur l'étal, j'ai vu qui tu étais vraiment. Tu te tenais droit et ton regard luisait de colère. Tu n'es pas un fils d'esclave. Tu as été libre, mais tu as tout perdu. Obéis-moi et c'est une vie meilleure que je t'offre. Comment t'appelles-tu ? »
Amazigh plongea son regard dans le sien.
« Je suis Amazigh, l'homme libre. »
Jusqu'au camp, il ne dit plus rien.
Arrivé, il vit ses futurs frères d'armes. Certains jouaient aux dés et pariaient des pièces de bronze. Certains buvaient et riaient bruyamment. D'autres affûtaient leurs armes.
« Soldats, voici Amazigh. Je l'ai acheté au marché d'esclaves, mais c'était un homme libre et c'est en un de nouveau. Son entraînement commencera demain. »
Les mercenaires se retournèrent à peine et ne répondirent rien. Les nouveaux venus étaient souvent les premiers à déserter ou à mourir. Pour ces rudes hommes, seuls le temps et la proximité façonnaient les amitiés.
« Ne t'inquiète pas, Amazigh, l'homme libre, ils s'habitueront à ta présence, dit Brasidas, enfin, un peu amusé. Tu es trop maigre pour combattre, je te nourrirai bien. »
Amazigh s'assit près du feu, au centre du camp des mercenaires. Il était intimidé par la vue des armes, par la rudesse des soldats aux corps musculeux. On lui servit une bouillie d'orge et de porc aux olives, du vin de Corinthe, une grenade juteuse et des noisettes qu'il mangea rapidement. Le jeune Amazigh n'avait pas aussi bien mangé depuis des semaines.
Il mangea encore, copieusement, le soir, puis il se coucha tôt sur une couche bien plus confortable que les cages à hyènes où il avait passé ses dernières semaines.
Il s'était levé à l'aube comme les autres mercenaires. À peine repu du petit-déjeuner, Brasidas l'appela. Un cercle de soldats s'était formé autour de lui. La lame de son glaive reluisait du soleil naissant. Amazigh s'approcha. Au centre du cercle, étaient lui, Brasidas et un esclave berbère agenouillé et menotté. À la couleur de sa peau, le jeune Amazigh vit qu'il venait du désert.
« Qu'est-ce qu'un nomade du grand désert fait ici ? » se demanda-t-il.
Brasidas sembla avoir entendu la pensée d'Amazigh et lui répondit.
« Cet esclave appartenait à une riche famille de Carthage. Il y a deux jours il a été surpris dans le lit de la fille de son maître. Elle a crié au viol, l'esclave a juré un adultère. Mais à Carthage, la vérité n'est jamais dans la bouche de ses esclaves. Je devais l'accompagner jusqu'à la croix qui devait le supplicier, mais j'ai eu une autre idée. »
Il tendit son glaive au jeune Amazigh.
« Non, finit-il par dire, je ne suis pas un bourreau.
- Cet esclave doit mourir et tu dois t'habituer à la mort. Elle est la compagne de tout soldat. As-tu déjà tué, jeune Amazigh ?
- Non, Brasidas, mais je n'ai pas le choix, n'est-ce pas ?
- Si tu ne le tues pas, je te ramène au marchand d'esclaves. »
Amazigh s'avança et prit le glaive de Brasidas. Il était plus lourd qu'il ne l'imaginait.
« Pose la pointe sur la base du cou et appuie très fort. »
Le jeune Amazigh regarda le Berbère affolé.
« Je suis désolé » dit-il misérablement.
La lame s'enfonça presque d'elle-même. L'esclave n'eut aucun cri, il s'étouffa dans son sang un instant avant de s'effondrer lourdement au sol. Le cercle de soldats devint bruyant, enthousiaste, se délectant de l'initiation du jeune Amazigh.
« Te voilà maintenant un mercenaire » murmura Brasidas.
Même exténué, Amazigh ne trouva pas le sommeil cette nuit là qui fut ponctuée de pleurs silencieux.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
La place du port militaire de Carthage était vaste et lumineuse. Ensoleillée de l'aube au crépuscule, c'était une vastitude où personne ne s'y attardait, car nul n'était protégé du soleil de Carthage. Les arbres étaient trop peu nombreux et n'offraient qu'une ombre imparfaite, insuffisante. Seule au milieu de la place, une fontaine à l'eau toujours fraîche. Venant des réservoirs enfouis dans le sol de la cité, elle se laissait envahir par les enfants qui y jouaient, par les mères qui y plongeaient leurs mains délicates, par un marchand ambulant qui y trempait ses pieds fatigués d'avoir marché des heures.
Lorsque les mercenaires revenaient d'une campagne et que la place fourmillait d'hommes en armes, ils étaient conduits hors de la ville, dans leurs campements ou, mieux encore, démobilisés vers l'arrière-pays africain ou le monde grec. Seuls restaient les soldats des familles de Carthage : les soldats de Baal, la cavalerie sacrée. Les prêtres les accueillaient en brûlant des branches d'oliviers séchées et des huiles parfumées. La population de la cité, toujours nombreuse, s'abritant à l'ombre des colonnades des bâtiments entourant la place, regardait les processions et les rites d'accueil avec fierté. « Mon fils y est, mon fils y est ! » lançaient les parents fiers d'un enfant, devenu homme, devenu un héros.
Mais en ce jour, la place était bondée. Les contingents de mercenaires, serrés en carré, attendaient d'embarquer sur leur navire de guerre. Amazigh s'impatientait, Brasidas ne lui avait donné qu'une seule heure pour revoir sa sœur.
« Si tu es en retard, nous embarquerons sans toi. »
Il avait laissé sa lance et son bouclier auprès de sa phalange. Amazigh s'était assis près de la fontaine. Plusieurs fois il y avait plongé les mains et mouillé son cou et ses lobes d'oreille, comme les nomades du désert faisaient pour se rafraîchir.
Enfin, Amazigh vit une esclave s'approcher. Dès qu'elle reconnut le mercenaire, elle courut et le serra fort entre ses bras.
« Amazigh !
- Tamment ! »
Le frère et la sœur restèrent un moment enlacés l'un dans l'autre. Tamment se mit à pleurer chaudement, Amazigh, sans pouvoir pleurer comme sa sœur, avait la gorge nouée. Amazigh recula d'un pas, il regarda Tamment lentement.
« Tu es devenue une femme, Tamment, et une belle femme.
- Regarde-toi aussi, tu n'es plus cet adolescent effilé, tu es un homme, un guerrier. »
Un instant passa, un peu embarrassant.
« Et mère ? » finit par murmurer Amazigh.
Tamment prit sa main et s'assit au bord de la fontaine. Amazigh s'assit aussi.
« Mère est morte il y a plusieurs années. »
Amazigh détourna son regard. Depuis longtemps, déjà, il avait fait le deuil de sa famille. Mais, mû par un espoir insensé, il croyait un jour la revoir. Sa sœur lui annonçait ce qui était le plus vraisemblable.
« Laisse-moi te raconter mon histoire, Amazigh. Peu après que tu aies été amené à Utique, les cavaliers ont pillé la maison, mais ils n'ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient. Tu sais comment père n'aimait pas l'or. Mère y était et j'étais entre ses bras. Les cavaliers se débarrassèrent de leurs ceintures et de leurs cuirasses.
« Prenez-moi mais ne prenez pas ma fille » avait-elle lancé. Et alors que j'étais traînée dehors, j'entendais ses cris. Je n'avais jamais entendu mère hurler ainsi. Puis on nous a traîné jusqu'à Carthage, les deux ensemble. Nous avons été vendu à une famille de l'aristocratie. Mère a travaillé aux cuisines. J'ai été la petite esclave d'une des filles du maître. J'ai appris à coiffer, j'ai appris à maquiller, j'ai appris à écouter les confidences. Cela fait maintenant quinze années. Mère m'avait dit, peu de temps avant sa mort, « Amazigh doit maintenant être un homme et peut-être ne le reconnaîtras-tu pas. Il a une tache de vin sur le cou qui ressemble à un poisson, aucun autre homme a une telle tache. » Puis elle est morte, brusquement, le médecin ne sachant pas pourquoi. Je pense qu'elle est morte de chagrin. »
Amazigh était silencieux et solennel.
« Je suis contente de te revoir, j'ai longtemps cru que tu étais mort.
- Mais je suis mort, Tamment, mon âme est morte.
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Je suis mercenaire. Quand j'ai été à Utique, j'ai été acheté par un capitaine grec. Depuis, j'en fais mon métier, mais ce métier me dégoûte et je hais Carthage. Je ne lui ai jamais pardonné d'avoir brisé ma destinée. Pendant longtemps, j'ai cru que je me marierai et je prendrai soin des terres de notre famille. Et maintenant, je tue pour me nourrir. Ma vie est un cauchemar duquel je ne me réveille jamais. »
Il prit les mains de sa sœur.
« J'ai été maudit hier.
- Es-tu allé voir un prêtre ?
- Je suis allé au temple d'Ashtar mais le grand prêtre a refusé de briser la malédiction. Je vais mourir bientôt, Tamment, je pressens que je vais partir pour la Sicile et ne jamais en revenir.
- Ne dis pas cela !
- C'est désormais mon destin. Il ne m'oubliera pas. »
Tamment se mit à pleurer. Amazigh n'avait plus de mots pour la consoler. Il prit la petite chaîne de bronze qui était autour de son cou. Il y avait un pendentif, une petite lamelle de bronze.
« Prends ceci, Tamment.
- Qu'est-ce ?
- C'est le garant de ma fortune au temple d'Ashtar. Va voir le grand prêtre, prend mon argent.
- Je ne peux pas faire ça Amazigh !
- Ne comprends-tu pas que je suis maudit ? Je vais mourir, ma sœur, les dieux l'ont décidé ainsi. Prends mon argent, prends le peu d'or que j'ai. Rachète ta liberté, ouvre un petit commerce. Savoure cette liberté que je ne connaîtrai plus jamais. Fais-le pour que notre famille reste libre. »
Amazigh mit la chaîne et la lamelle sur la paume de sa sœur et referma la main.
« Le jour où je fus libre » murmura-t-elle. Elle s'enfouit contre le torse de son frère et pleura. Amazigh ne trouva pas les mots justes. Après un instant, il lui prit les épaules.
« Je dois partir, ma phalange m'attend.
- Mais tu pourrais rester ici, tu pourrais fuir la guerre ! Tu pourrais déserter !
- Je mourrai peu importe où je serai. Tant qu'à mourir, je préfère mourir en préservant mon honneur. C'est tout ce qu'il me reste, ici. »
Il se leva, Tamment aussi.
« Adieu, ma sœur, profite de ta liberté.
- Adieu, Amazigh, adieu, nous nous reverrons de l'autre côté. »
Lorsque les mercenaires revenaient d'une campagne et que la place fourmillait d'hommes en armes, ils étaient conduits hors de la ville, dans leurs campements ou, mieux encore, démobilisés vers l'arrière-pays africain ou le monde grec. Seuls restaient les soldats des familles de Carthage : les soldats de Baal, la cavalerie sacrée. Les prêtres les accueillaient en brûlant des branches d'oliviers séchées et des huiles parfumées. La population de la cité, toujours nombreuse, s'abritant à l'ombre des colonnades des bâtiments entourant la place, regardait les processions et les rites d'accueil avec fierté. « Mon fils y est, mon fils y est ! » lançaient les parents fiers d'un enfant, devenu homme, devenu un héros.
Mais en ce jour, la place était bondée. Les contingents de mercenaires, serrés en carré, attendaient d'embarquer sur leur navire de guerre. Amazigh s'impatientait, Brasidas ne lui avait donné qu'une seule heure pour revoir sa sœur.
« Si tu es en retard, nous embarquerons sans toi. »
Il avait laissé sa lance et son bouclier auprès de sa phalange. Amazigh s'était assis près de la fontaine. Plusieurs fois il y avait plongé les mains et mouillé son cou et ses lobes d'oreille, comme les nomades du désert faisaient pour se rafraîchir.
Enfin, Amazigh vit une esclave s'approcher. Dès qu'elle reconnut le mercenaire, elle courut et le serra fort entre ses bras.
« Amazigh !
- Tamment ! »
Le frère et la sœur restèrent un moment enlacés l'un dans l'autre. Tamment se mit à pleurer chaudement, Amazigh, sans pouvoir pleurer comme sa sœur, avait la gorge nouée. Amazigh recula d'un pas, il regarda Tamment lentement.
« Tu es devenue une femme, Tamment, et une belle femme.
- Regarde-toi aussi, tu n'es plus cet adolescent effilé, tu es un homme, un guerrier. »
Un instant passa, un peu embarrassant.
« Et mère ? » finit par murmurer Amazigh.
Tamment prit sa main et s'assit au bord de la fontaine. Amazigh s'assit aussi.
« Mère est morte il y a plusieurs années. »
Amazigh détourna son regard. Depuis longtemps, déjà, il avait fait le deuil de sa famille. Mais, mû par un espoir insensé, il croyait un jour la revoir. Sa sœur lui annonçait ce qui était le plus vraisemblable.
« Laisse-moi te raconter mon histoire, Amazigh. Peu après que tu aies été amené à Utique, les cavaliers ont pillé la maison, mais ils n'ont pas trouvé ce qu'ils cherchaient. Tu sais comment père n'aimait pas l'or. Mère y était et j'étais entre ses bras. Les cavaliers se débarrassèrent de leurs ceintures et de leurs cuirasses.
« Prenez-moi mais ne prenez pas ma fille » avait-elle lancé. Et alors que j'étais traînée dehors, j'entendais ses cris. Je n'avais jamais entendu mère hurler ainsi. Puis on nous a traîné jusqu'à Carthage, les deux ensemble. Nous avons été vendu à une famille de l'aristocratie. Mère a travaillé aux cuisines. J'ai été la petite esclave d'une des filles du maître. J'ai appris à coiffer, j'ai appris à maquiller, j'ai appris à écouter les confidences. Cela fait maintenant quinze années. Mère m'avait dit, peu de temps avant sa mort, « Amazigh doit maintenant être un homme et peut-être ne le reconnaîtras-tu pas. Il a une tache de vin sur le cou qui ressemble à un poisson, aucun autre homme a une telle tache. » Puis elle est morte, brusquement, le médecin ne sachant pas pourquoi. Je pense qu'elle est morte de chagrin. »
Amazigh était silencieux et solennel.
« Je suis contente de te revoir, j'ai longtemps cru que tu étais mort.
- Mais je suis mort, Tamment, mon âme est morte.
- Pourquoi dis-tu ça ?
- Je suis mercenaire. Quand j'ai été à Utique, j'ai été acheté par un capitaine grec. Depuis, j'en fais mon métier, mais ce métier me dégoûte et je hais Carthage. Je ne lui ai jamais pardonné d'avoir brisé ma destinée. Pendant longtemps, j'ai cru que je me marierai et je prendrai soin des terres de notre famille. Et maintenant, je tue pour me nourrir. Ma vie est un cauchemar duquel je ne me réveille jamais. »
Il prit les mains de sa sœur.
« J'ai été maudit hier.
- Es-tu allé voir un prêtre ?
- Je suis allé au temple d'Ashtar mais le grand prêtre a refusé de briser la malédiction. Je vais mourir bientôt, Tamment, je pressens que je vais partir pour la Sicile et ne jamais en revenir.
- Ne dis pas cela !
- C'est désormais mon destin. Il ne m'oubliera pas. »
Tamment se mit à pleurer. Amazigh n'avait plus de mots pour la consoler. Il prit la petite chaîne de bronze qui était autour de son cou. Il y avait un pendentif, une petite lamelle de bronze.
« Prends ceci, Tamment.
- Qu'est-ce ?
- C'est le garant de ma fortune au temple d'Ashtar. Va voir le grand prêtre, prend mon argent.
- Je ne peux pas faire ça Amazigh !
- Ne comprends-tu pas que je suis maudit ? Je vais mourir, ma sœur, les dieux l'ont décidé ainsi. Prends mon argent, prends le peu d'or que j'ai. Rachète ta liberté, ouvre un petit commerce. Savoure cette liberté que je ne connaîtrai plus jamais. Fais-le pour que notre famille reste libre. »
Amazigh mit la chaîne et la lamelle sur la paume de sa sœur et referma la main.
« Le jour où je fus libre » murmura-t-elle. Elle s'enfouit contre le torse de son frère et pleura. Amazigh ne trouva pas les mots justes. Après un instant, il lui prit les épaules.
« Je dois partir, ma phalange m'attend.
- Mais tu pourrais rester ici, tu pourrais fuir la guerre ! Tu pourrais déserter !
- Je mourrai peu importe où je serai. Tant qu'à mourir, je préfère mourir en préservant mon honneur. C'est tout ce qu'il me reste, ici. »
Il se leva, Tamment aussi.
« Adieu, ma sœur, profite de ta liberté.
- Adieu, Amazigh, adieu, nous nous reverrons de l'autre côté. »
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Depuis plusieurs mois déjà, le jeune Amazigh maniait le glaive et la lance. Sous l’œil attentif des autres mercenaires et, surtout, de Brasidas, devenu comme un grand frère qu'il n'avait jamais eu, Amazigh s'entraînait inlassablement. Le maniement des armes, un peu lourdes au début, lui donnait un sentiment de puissance et d'impunité. Il comprit comment la guerre pouvait griser certains hommes.
Ses gestes devenaient plus précis, plus puissants, et le jeune mercenaire commençait à toucher, du bout de son épée en bois, le foie, la gorge ou le ventre de ses frères d'armes lorsqu'il les affrontait. Plus que tout, Amazigh ne voulait plus redevenir cette chose vendable du marchand d'esclave d'Utique. Sa peur de la servitude, mais aussi cette rancœur tenace contre son père, étaient une parfaite motivation.
Amazigh s'étonnait un peu de son oisiveté. Il avait campé près de la frénétique Carthage, dans les vastes prairies dépeuplées de Zama ou sur les berges poissonneuses d'Hadrumète. Sans jamais combattre, il recevait sa solde qu'il dépensait aux bonnes adresses que connaissait Brasidas. C'est en campant près de Carthage qu'il rencontra pour la première fois Corinne. Même si ce n'était pas la liberté à laquelle il pensait être prédestiné, Amazigh s'en accommoda rapidement.
Un jour, Brasidas partit avec une partie de sa phalange. Carthage lui prêta cinq cent chevaux et les mercenaires chevauchèrent dans l'arrière-pays, que Carthage maintenant désignait comme sienne, pour réprimer des villages révoltés. Habituée à un empire maritime et d'innombrables colonies et comptoirs sur les côtes de la Méditerranée, la grande cité d'Afrique se tournait vers l'intérieur de ses terres, riches en blé et fécondes, pour nourrir le peuple punique toujours plus nombreux. Parfois généreuse, Carthage achetait la paix, parfois cupide, elle dépouillait les plus pauvres et les moins puissants.
Amazigh chevauchait avec Brasidas. Cavalier accompli, il donnait de la prestance au cortège du capitaine et de ses lieutenants familiers d'être une infanterie lourde plutôt qu'une cavalerie. Parlant le libyen, Amazigh avait la charge délicate et prestigieuse d'être l'interprète de la troupe de mercenaires.
Après plusieurs heures au trot, un village apparût au loin. Les champs étaient labourés par des fermiers et leurs bœufs. Des adolescents accompagnaient leurs pères. À la vue des cavaliers, tous se figèrent. Les adolescents partirent à la course au village. Brasidas ordonna de ralentir le trot des chevaux. Habitué à intimider, Brasidas dit à ses hommes :
« Ils doivent être prévenus de notre arrivée. Ils auront le temps d'avoir peur avant de nous voir. »
Amazigh regarda le paysage auquel il avait été longuement habitué. Le village n'était qu'à une dizaine de kilomètres de son ancienne maison familiale. Tout en pensant à son père, il regardait cette campagne familière plus avec colère qu'avec nostalgie. Amazigh était confus : en lui se bousculaient la rancœur, la tristesse et la pitié. Excédé par un destin qui n'était pas le sien, il ne pouvait taire les joyeux souvenirs avec son père.
Les mercenaires arrivèrent enfin au village. Un demi-cercle d'hommes les attendait. Certains portaient des fourches et quelques uns une lance rudimentaire à la pointe brûlée. Le chef du village, un homme aux cheveux grisonnants, s'était avancé. Brasidas et Amazigh ôtèrent leurs casques et allèrent à lui.
« Que nous voulez-vous, soldats ? »
Amazigh parla.
« Le capitaine Brasidas est un émissaire du suffète de Carthage. Votre village doit consentir à verser un tribut annuel en blé.
- Et si nous refusons ? »
Amazigh regarda un instant Brasidas.
« Nous brûlerons le village. »
Le chef du village répéta les mots d'Amazigh d'une voix sonore. Une légère clameur se dispersa dans le demi-cercle. Un vieillard s'approcha et parla au chef aux cheveux grisonnants.
« Notre village a toujours vécu loin des ambitions de la cité punique. Pourquoi devrions-nous nous asservir ? »
Le vieillard tourna la tête et dévisagea Amazigh. Il échappa un juron.
« Je te reconnais, tu es Amazigh, tu es le fils d'Afekay ! »
Le vieillard était le grand-père de Jejiga, avec laquelle Amazigh devait se marier. Il ne l'avait rencontré qu'une fois ou deux seulement, mais le vieillard avait une mémoire tenace. Il cracha.
« Regarde-toi, mercenaire à la solde de Carthage l'infâme ! J'ai su pour ton père, j'ai su qu'il s'était défendu jusqu'à la mort, comme un véritable homme libre. Et toi, par lâcheté, par peur, tu bois maintenant au sein de cette mauvaise mère. Que vas-tu nous faire, Amazigh ? Tu vas nous tuer comme tu as tué ton honneur ? Lâche, lâche ! Je t'ai cru mort avec ton père, je te vois maintenant pire que la mort, déshonoré ! Ton père aurait si honte… il avait tant de projets pour toi, il voyait en son fils le digne héritier des hommes libres des prairies au pied de l'Atlas infranchissable. Tu es la honte de ces terres.
- Tais-toi, vieillard, ou je punirai ton insolence ! »
Le capitaine ne comprit pas les mots, mais il savait que le vieillard vociférait des insultes. Brasidas se tourna vers le jeune Amazigh et lui murmura.
« Tue-le.
- Quoi ?
- Tue-le, Amazigh, il t'a insulté. Sa vie ne vaut rien et elle sera une démonstration pour les autres. Tue-le et ils auront tous peur. Épargne sa vie et tu exciteras leur arrogance. Je dois dire au suffète de Carthage que la campagne est soumise et qu'elle craint ses soldats. »
Amazigh descendit de sa monture. Il planta sa lance dans la terre sableuse et déposa son bouclier. Tirant son glaive de son fourreau, il s'avança vers le vieillard. Il recula d'un pas, ses yeux étaient écarquillés. Silencieux, d'un pas sûr, Amazigh s'avançait. Il posa sa main sur l'épaule du vieillard et enfonça sa lame au travers de son ventre. Il se crispa de douleur et s'effondra sans bruit. Amazigh essuya son glaive avec la tunique du vieillard. Le regard plein de haine, il contempla les villageois consternés. Après un silence provocateur, le jeune mercenaire revint auprès de son capitaine et monta son cheval.
Brasidas était ravi d'Amazigh. Il avait su changer sa colère en férocité.
Ses gestes devenaient plus précis, plus puissants, et le jeune mercenaire commençait à toucher, du bout de son épée en bois, le foie, la gorge ou le ventre de ses frères d'armes lorsqu'il les affrontait. Plus que tout, Amazigh ne voulait plus redevenir cette chose vendable du marchand d'esclave d'Utique. Sa peur de la servitude, mais aussi cette rancœur tenace contre son père, étaient une parfaite motivation.
Amazigh s'étonnait un peu de son oisiveté. Il avait campé près de la frénétique Carthage, dans les vastes prairies dépeuplées de Zama ou sur les berges poissonneuses d'Hadrumète. Sans jamais combattre, il recevait sa solde qu'il dépensait aux bonnes adresses que connaissait Brasidas. C'est en campant près de Carthage qu'il rencontra pour la première fois Corinne. Même si ce n'était pas la liberté à laquelle il pensait être prédestiné, Amazigh s'en accommoda rapidement.
Un jour, Brasidas partit avec une partie de sa phalange. Carthage lui prêta cinq cent chevaux et les mercenaires chevauchèrent dans l'arrière-pays, que Carthage maintenant désignait comme sienne, pour réprimer des villages révoltés. Habituée à un empire maritime et d'innombrables colonies et comptoirs sur les côtes de la Méditerranée, la grande cité d'Afrique se tournait vers l'intérieur de ses terres, riches en blé et fécondes, pour nourrir le peuple punique toujours plus nombreux. Parfois généreuse, Carthage achetait la paix, parfois cupide, elle dépouillait les plus pauvres et les moins puissants.
Amazigh chevauchait avec Brasidas. Cavalier accompli, il donnait de la prestance au cortège du capitaine et de ses lieutenants familiers d'être une infanterie lourde plutôt qu'une cavalerie. Parlant le libyen, Amazigh avait la charge délicate et prestigieuse d'être l'interprète de la troupe de mercenaires.
Après plusieurs heures au trot, un village apparût au loin. Les champs étaient labourés par des fermiers et leurs bœufs. Des adolescents accompagnaient leurs pères. À la vue des cavaliers, tous se figèrent. Les adolescents partirent à la course au village. Brasidas ordonna de ralentir le trot des chevaux. Habitué à intimider, Brasidas dit à ses hommes :
« Ils doivent être prévenus de notre arrivée. Ils auront le temps d'avoir peur avant de nous voir. »
Amazigh regarda le paysage auquel il avait été longuement habitué. Le village n'était qu'à une dizaine de kilomètres de son ancienne maison familiale. Tout en pensant à son père, il regardait cette campagne familière plus avec colère qu'avec nostalgie. Amazigh était confus : en lui se bousculaient la rancœur, la tristesse et la pitié. Excédé par un destin qui n'était pas le sien, il ne pouvait taire les joyeux souvenirs avec son père.
Les mercenaires arrivèrent enfin au village. Un demi-cercle d'hommes les attendait. Certains portaient des fourches et quelques uns une lance rudimentaire à la pointe brûlée. Le chef du village, un homme aux cheveux grisonnants, s'était avancé. Brasidas et Amazigh ôtèrent leurs casques et allèrent à lui.
« Que nous voulez-vous, soldats ? »
Amazigh parla.
« Le capitaine Brasidas est un émissaire du suffète de Carthage. Votre village doit consentir à verser un tribut annuel en blé.
- Et si nous refusons ? »
Amazigh regarda un instant Brasidas.
« Nous brûlerons le village. »
Le chef du village répéta les mots d'Amazigh d'une voix sonore. Une légère clameur se dispersa dans le demi-cercle. Un vieillard s'approcha et parla au chef aux cheveux grisonnants.
« Notre village a toujours vécu loin des ambitions de la cité punique. Pourquoi devrions-nous nous asservir ? »
Le vieillard tourna la tête et dévisagea Amazigh. Il échappa un juron.
« Je te reconnais, tu es Amazigh, tu es le fils d'Afekay ! »
Le vieillard était le grand-père de Jejiga, avec laquelle Amazigh devait se marier. Il ne l'avait rencontré qu'une fois ou deux seulement, mais le vieillard avait une mémoire tenace. Il cracha.
« Regarde-toi, mercenaire à la solde de Carthage l'infâme ! J'ai su pour ton père, j'ai su qu'il s'était défendu jusqu'à la mort, comme un véritable homme libre. Et toi, par lâcheté, par peur, tu bois maintenant au sein de cette mauvaise mère. Que vas-tu nous faire, Amazigh ? Tu vas nous tuer comme tu as tué ton honneur ? Lâche, lâche ! Je t'ai cru mort avec ton père, je te vois maintenant pire que la mort, déshonoré ! Ton père aurait si honte… il avait tant de projets pour toi, il voyait en son fils le digne héritier des hommes libres des prairies au pied de l'Atlas infranchissable. Tu es la honte de ces terres.
- Tais-toi, vieillard, ou je punirai ton insolence ! »
Le capitaine ne comprit pas les mots, mais il savait que le vieillard vociférait des insultes. Brasidas se tourna vers le jeune Amazigh et lui murmura.
« Tue-le.
- Quoi ?
- Tue-le, Amazigh, il t'a insulté. Sa vie ne vaut rien et elle sera une démonstration pour les autres. Tue-le et ils auront tous peur. Épargne sa vie et tu exciteras leur arrogance. Je dois dire au suffète de Carthage que la campagne est soumise et qu'elle craint ses soldats. »
Amazigh descendit de sa monture. Il planta sa lance dans la terre sableuse et déposa son bouclier. Tirant son glaive de son fourreau, il s'avança vers le vieillard. Il recula d'un pas, ses yeux étaient écarquillés. Silencieux, d'un pas sûr, Amazigh s'avançait. Il posa sa main sur l'épaule du vieillard et enfonça sa lame au travers de son ventre. Il se crispa de douleur et s'effondra sans bruit. Amazigh essuya son glaive avec la tunique du vieillard. Le regard plein de haine, il contempla les villageois consternés. Après un silence provocateur, le jeune mercenaire revint auprès de son capitaine et monta son cheval.
Brasidas était ravi d'Amazigh. Il avait su changer sa colère en férocité.
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
La traversée pour Lilybée avait duré deux jours et deux nuits. La mer avait été calme et le vent faible. Les troupes de Carthage, rassemblées dans la cité fortifiée, surnommée « l'imprenable », attendaient de partir pour Messine. Amazigh, habitué à la traversée, avait contemplé les vagues paresseuses et le ciel étoilé et sans nuage. Les navires de guerre faisaient une longue ligne entre Carthage et la pointe occidentale de la Sicile. Plusieurs fois il aperçut au loin les voiles aux larges bandes rouges qui suivaient son navire. Simple mercenaire parmi des dizaines de milliers de soldats, Amazigh se sentait comme un poisson dans la mer qu'il parcourait.
Lilybée fut enfin visible. La vaste place du port, habituellement réservée aux marchandises, aux esclaves et à leurs maîtres, avait été libérée pour accueillir l'armée. Comme à Carthage, les bataillons se serraient en carrés et déjà les troupes commençaient à sortir de la ville, prenant la route du sud jusqu'à Syracuse où ils devaient rejoindre les troupes du tyran grec Hiéron pour chasser la puissante Rome de l'île. Les habitants de la ville s'étaient réfugié sous les colonnades des temples et des galeries marchandes. Le soleil de l'été était implacable et l'imminence de la guerre rendait les soldats, pleinement équipés, aux armes reflétant la lumière du jour, encore plus terrifiants. Seuls quelques marchands osaient s'approcher : des vendeurs d'amulettes magiques ou de scarabées égyptiens, des prostituées.
Amazigh se tenait debout, dans sa phalange, complètement à droite. Une prostituée abordait le soldat devant lui.
« Si tu reviens et que tu as des pièces d'argent, je t'ouvriras mes cuisses. »
La prostituée semblait ivre. Elle prit la main du soldat et la posa longuement sur un de ses seins. Les hommes près de lui rirent. Amazigh ne pouvait s'empêcher de voir dans cette prostituée de Lilybée le visage d'Agnès, la fille étranglée de Corinne.
Un haruspice se tenait à l'est de la place. Il semblait avoir ignoré les ordres de libérer la place pour l'armée. Il se tenait debout derrière son petit étal, à côté duquel s'empilaient des cages à volaille. Malgré le bruit de l'armée, malgré les ordres criés, Amazigh entendait ses coqs hurler. Alors que Brasidas se promenait le long des rangs, le mercenaire interpella son capitaine.
« Brasidas, avance-moi quelques drachmes. »
Le capitaine regarda Amazigh et se tourna, il vit l'étal qu'Amazigh observait.
« Tu veux aller à l'haruspice ? Nous n'avons pas le temps. Nous partons bientôt pour Syracuse.
- Accorde-moi quinze minutes. Je t'ai toujours été fidèle, tu me dois bien ça.
- Tu crois à ces superstitions de vieilles femmes ?
- Oui. »
Brasidas soupira, il savait Amazigh aussi têtu que lui. Il prit de sa petite bourse qui pendait à sa ceinture trois drachmes en argent. Elles représentaient une tortue, l'animal d'Égine en Grèce, au large d'Athènes. Amazigh vit qu'elles avaient fait un long voyage jusqu'à Brasidas le grec qui, à force de proximité, devenait lui aussi, peu à peu, un punique.
« Quinze minutes » dit-il simplement.
Amazigh s'approcha de l'haruspice. Celui-ci, voyant que le mercenaire venait à lui, eut un rictus affreux. Amazigh ne savait pas s'il souriait ou s'il se moquait. Peu lui importait. Il déposa les trois drachmes sur l'étal desséché.
« Sacrifie-moi ton plus beau coq, lui dit-il.
- Oui, maître, j'ai un beau coq noir. Voyons ce qu'il nous révélera. »
L'haruspice, à la folle barbe noir et argentée, était âgé, semblait faible, mais saisit avec vigueur le cou du coq qui se débattait. Il le plaqua sur l'étal et, d'un coup vif et habitué, trancha son cou. Il prit le corps de la volaille et laissa son sang se vider dans une écuelle en étain. Puis il ouvrit l'animal et en retira la vésicule.
« Ce coq est malade » finit-il par dire.
Le cœur d'Amazigh battait fort. Il craignait le pire. L'haruspice sembla réfléchir un instant.
« Es-tu maudit, mercenaire? »
Amazigh fut pris d'un vertige, les haruspices ne se trompaient jamais.
« Oui j'ai été maudit à Carthage, on a juré sur les dieux de la cité. Ma mort prochaine a été annoncée. Que peux-tu faire, vieil haruspice ?
- Ma magie n'est pas assez puissante, maître. Même un grand prêtre doit s'asservir à la divinité qu'il révère et accepter sa colère et sa cruauté. »
Amazigh tapa du poing sur la table. L'haruspice le regardait, un peu surpris. Le mercenaire alla rejoindre les siens dans le carré. Brasidas passa près de lui et remarqua son agitation.
« Ce ne sont que des superstitions de vieilles femmes, Amazigh, dit-il en posant sa large main sur son épaule.
- Comme je voudrai avoir tes certitudes, Brasidas. »
Lilybée fut enfin visible. La vaste place du port, habituellement réservée aux marchandises, aux esclaves et à leurs maîtres, avait été libérée pour accueillir l'armée. Comme à Carthage, les bataillons se serraient en carrés et déjà les troupes commençaient à sortir de la ville, prenant la route du sud jusqu'à Syracuse où ils devaient rejoindre les troupes du tyran grec Hiéron pour chasser la puissante Rome de l'île. Les habitants de la ville s'étaient réfugié sous les colonnades des temples et des galeries marchandes. Le soleil de l'été était implacable et l'imminence de la guerre rendait les soldats, pleinement équipés, aux armes reflétant la lumière du jour, encore plus terrifiants. Seuls quelques marchands osaient s'approcher : des vendeurs d'amulettes magiques ou de scarabées égyptiens, des prostituées.
Amazigh se tenait debout, dans sa phalange, complètement à droite. Une prostituée abordait le soldat devant lui.
« Si tu reviens et que tu as des pièces d'argent, je t'ouvriras mes cuisses. »
La prostituée semblait ivre. Elle prit la main du soldat et la posa longuement sur un de ses seins. Les hommes près de lui rirent. Amazigh ne pouvait s'empêcher de voir dans cette prostituée de Lilybée le visage d'Agnès, la fille étranglée de Corinne.
Un haruspice se tenait à l'est de la place. Il semblait avoir ignoré les ordres de libérer la place pour l'armée. Il se tenait debout derrière son petit étal, à côté duquel s'empilaient des cages à volaille. Malgré le bruit de l'armée, malgré les ordres criés, Amazigh entendait ses coqs hurler. Alors que Brasidas se promenait le long des rangs, le mercenaire interpella son capitaine.
« Brasidas, avance-moi quelques drachmes. »
Le capitaine regarda Amazigh et se tourna, il vit l'étal qu'Amazigh observait.
« Tu veux aller à l'haruspice ? Nous n'avons pas le temps. Nous partons bientôt pour Syracuse.
- Accorde-moi quinze minutes. Je t'ai toujours été fidèle, tu me dois bien ça.
- Tu crois à ces superstitions de vieilles femmes ?
- Oui. »
Brasidas soupira, il savait Amazigh aussi têtu que lui. Il prit de sa petite bourse qui pendait à sa ceinture trois drachmes en argent. Elles représentaient une tortue, l'animal d'Égine en Grèce, au large d'Athènes. Amazigh vit qu'elles avaient fait un long voyage jusqu'à Brasidas le grec qui, à force de proximité, devenait lui aussi, peu à peu, un punique.
« Quinze minutes » dit-il simplement.
Amazigh s'approcha de l'haruspice. Celui-ci, voyant que le mercenaire venait à lui, eut un rictus affreux. Amazigh ne savait pas s'il souriait ou s'il se moquait. Peu lui importait. Il déposa les trois drachmes sur l'étal desséché.
« Sacrifie-moi ton plus beau coq, lui dit-il.
- Oui, maître, j'ai un beau coq noir. Voyons ce qu'il nous révélera. »
L'haruspice, à la folle barbe noir et argentée, était âgé, semblait faible, mais saisit avec vigueur le cou du coq qui se débattait. Il le plaqua sur l'étal et, d'un coup vif et habitué, trancha son cou. Il prit le corps de la volaille et laissa son sang se vider dans une écuelle en étain. Puis il ouvrit l'animal et en retira la vésicule.
« Ce coq est malade » finit-il par dire.
Le cœur d'Amazigh battait fort. Il craignait le pire. L'haruspice sembla réfléchir un instant.
« Es-tu maudit, mercenaire? »
Amazigh fut pris d'un vertige, les haruspices ne se trompaient jamais.
« Oui j'ai été maudit à Carthage, on a juré sur les dieux de la cité. Ma mort prochaine a été annoncée. Que peux-tu faire, vieil haruspice ?
- Ma magie n'est pas assez puissante, maître. Même un grand prêtre doit s'asservir à la divinité qu'il révère et accepter sa colère et sa cruauté. »
Amazigh tapa du poing sur la table. L'haruspice le regardait, un peu surpris. Le mercenaire alla rejoindre les siens dans le carré. Brasidas passa près de lui et remarqua son agitation.
« Ce ne sont que des superstitions de vieilles femmes, Amazigh, dit-il en posant sa large main sur son épaule.
- Comme je voudrai avoir tes certitudes, Brasidas. »
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
Le jour d'hiver avait été court. Le jeune Amazigh, la nuit enveloppant le ciel de sa douce noirceur, était autour du feu du camp des mercenaires près d'Utique. Pour la première fois, il avait vu des éléphants de guerre. Certains cornacs qui les montaient avaient intrigué le jeune mercenaire. Ils avaient la peau des nomades du désert, mais leurs visages étaient plus fins, leurs yeux comme des amandes et leur langage incompréhensible.
« Ils viennent d'Inde, cette contrée à la limite du monde humain et céleste, là où Alexandre y a bâti ses colonnes, mais là-bas, ils sont encore plus grands et plus agressifs » lui avait dit un mercenaire éprouvé qui avait connu, avant les largesses de Carthage, les plaines sans fin de la Médie des dynasties hellénistiques.
Amazigh revenait de sa première campagne. Carthage avait envoyé ses mercenaires sur les côtes méditerranéennes de l'Hispanie pour s'allier avec de nouvelles colonies, ou soumettre les tribus ibériques, et profiter de ses intarissables mines d'argent et d'or. Il y avait passé plusieurs mois, alternant entre la douceur de la vie urbaine à Gadir et la rudesse de l'hiver pluvieux dans les campements au pied des Cordillères Bétiques. Il avait vu la grande mer, qui s'étendait sans fin, gardée par des créatures divines et monstrueuses. Il avait vu de nouveaux peuples, entendu de nouvelles langues, marché jusqu'où l'empire de Carthage s'étendait au loin et il saisit, enfin, l'immensité du monde.
Il avait vécu aussi ses premiers combats. Amazigh s'était entraîné d'innombrables mois, mais, peu avant sa première bataille, la peur nouait son estomac et les barbares ibériques, sales, bruyants, désordonnés, l'intimidaient. Mais Brasidas et les autres officiers des autres corps connaissaient l'art de la guerre, se savaient supérieurs en nombre et en discipline, voyant leurs soldats équipés d'armures et de lames acérées. Dans cette étrange sérénité des mercenaires juste avant le combat et la confiance bornée envers leurs supérieurs, Amazigh retrouvait un certain courage. Moins d'une heure avant sa première bataille, un vétéran lui avait dit :
« Quand tu auras tué ton premier barbare, le geste deviendra naturel et la peur s'estompera. Peut-être y prendras-tu même plaisir. »
La phalange enfin chargea. Le choc fut terrible pour les Ibériens, mal entraînés, mal équipés. La bataille dura moins d'une demi-heure. Bousculés, enfoncés, les barbares se repliaient dans le désordre vers les montagnes plus sûres. Puis s'entendait le galop de la cavalerie qui achevait les fuyards.
À la fin de la campagne, Amazigh ne comptait plus les morts, il n'entendait plus les râles. Tout ce qu'il comptait était les jours qui le séparaient de son Afrique natale.
Ainsi, ce soir, autour du feu, Amazigh touchait les pièces d'argent et les quelques pièces d'or de sa bourse en cuir. Il n'avait jamais été aussi riche. Mais, habitué la simplicité, dénué de tout appétit pour le luxe depuis sa captivité et ses deux premières années comme mercenaire, il resta interdit et pensif.
Brasidas apparut, il tenait une outre de vin grec et vint s'asseoir auprès du jeune Amazigh.
« Tu comptes ta petite richesse, Amazigh ? La rétribution d'une campagne est le butin. On risque sa vie, on risque les blessures, mais ceux qui survivent reviennent riches. Tu veux boire un peu ? »
Amazigh prit l'outre et but de lentes gorgées.
« Je ne sais pas quoi faire de toutes ces pièces.
- Tu n'auras qu'à aller à Carthage ou à Utique. Les raisons de dépenser ne manquent pas dans les grandes cités. »
Amazigh haussa les épaules silencieusement. Un moment passa, les deux mercenaires burent à nouveau.
« Pourquoi es-tu devenu mercenaire, Brasidas ? »
Le temps d'un instant, Brasidas sembla chercher ses mots.
« L'amour de ma vie. »
Brasidas regarda Amazigh, ses yeux étaient tristes.
« Je suis né à Thèbes, en Béotie. Mon père était forgeron et tout me prédestinait à l'être aussi. Dès mon enfance le marteau sur l'enclume était un bruit familier. Mon père fabriquait des armes, des outils d'agriculture, des agrafes de fer pour les temples.
Un jour un fermier acheta des outils et des pièces de rechange en bronze. Il était venu avec sa fille. Il voulait lui montrer l'immensité et l'effervescence d'une grande cité grecque. Elle était si belle.
Elle était mince, aux longs cheveux marrons qui tombaient dans son dos. Ses grands yeux étaient vifs, scrutateurs et d'une beauté dont on ne se lasse jamais de contempler. Le cordon de sa tunique tombait sur ses larges hanches, elle aurait fait une bonne mère. Et même si elle venait de la campagne, elle avait ce maintien altier comme celle d'une reine d'Asie.
Je trouvais des excuses pour passer mes après-midis à la campagne, avec elle. Parfois, sous l'ombre imparfaite d'un olivier sauvage, nous contemplions les nuages et échangions nos secrets, nos peurs, nos ambitions. Parfois, nous prenions un cheval et nous galopions pendant des heures jusqu'à en voir la grande Athènes. Nous voulions nous marier.
Je voulais l'impressionner, je voulais être un grand homme auquel nulle femme ne résiste. J'ai convaincu mon père de m'envoyer deux ans à Pergame, de l'autre côté de la mer Égée, pour devenir ce grand homme. J'en suis revenu savant comme un philosophe, éloquent comme un politicien et fort comme un hoplite. Mais mon grand frère aimait aussi cette femme et lui avait pris sa virginité. Elle était enceinte et les parents, pour éviter le déshonneur, les marièrent.
Elle était mienne et appartient désormais à un autre. Cette vue était insupportable. J'ai demandé à père ma part d'héritage et je suis parti. Être mercenaire me permettait de partir vite et loin, et, peut-être, de mourir jeune. J'ai passé des mois à Thermon, à Tarente, à Syracuse puis j'ai rejoint Carthage. Après quelques campagnes, je suis devenu capitaine et j'en ai fait ma vie.
J'en ai voulu à mon frère de m'avoir volé un mariage heureux. Mais pourquoi haïr celui qui, pendant toute mon enfance, a été comme un second père ? Pourquoi tant de haine ? J'en ai déjà assez pour ceux que je combats.
Je connais ta colère, elle brûle depuis des années, depuis que tu es devenu esclave. Tu ne peux pas haïr tout le monde, Amazigh, tu dois aimer. La haine épuise et seul un peu d'amour te gardera vivant. Toute cette haine que tu as, garde-la pour les combats. N'as-tu personne à aimer ?
- J'ai aimé ma sœur, j'ai aimé ma mère, j'ai aimé mon père, mais je le tiens responsable du piètre destin qui est le mien et celui, tant attendu, qui ne s'est jamais réalisé. J'ai honte de haïr mon père, mais ma colère étouffe mon indulgence. »
Brasidas reprit du vin.
« Il s'est cru plus fort que Carthage, mais j'ai appris, avec les années, que Carthage écrase et piétine ce que les autres ont de meilleur s'ils ne lui appartiennent pas. Si tu dois haïr, exècre Carthage, mais pas ton père qui n'aura fait qu'une funeste erreur. »
Amazigh joua avec les pièces de sa bourse.
« Peut-être qu'avec ces pièces et celles qui viendront des autres campagnes, je pourrais racheter la ferme familiale et redonner à mes ancêtres une terre où reposer. Je pardonne à mon père, le détester ne m'apportera que la souffrance et l'ingratitude. Je veux être un bon fils. »
Brasidas passa le bras sur l'épaule d'Amazigh.
« Un adolescent devient un homme lorsqu'il sait pardonner. »
« Ils viennent d'Inde, cette contrée à la limite du monde humain et céleste, là où Alexandre y a bâti ses colonnes, mais là-bas, ils sont encore plus grands et plus agressifs » lui avait dit un mercenaire éprouvé qui avait connu, avant les largesses de Carthage, les plaines sans fin de la Médie des dynasties hellénistiques.
Amazigh revenait de sa première campagne. Carthage avait envoyé ses mercenaires sur les côtes méditerranéennes de l'Hispanie pour s'allier avec de nouvelles colonies, ou soumettre les tribus ibériques, et profiter de ses intarissables mines d'argent et d'or. Il y avait passé plusieurs mois, alternant entre la douceur de la vie urbaine à Gadir et la rudesse de l'hiver pluvieux dans les campements au pied des Cordillères Bétiques. Il avait vu la grande mer, qui s'étendait sans fin, gardée par des créatures divines et monstrueuses. Il avait vu de nouveaux peuples, entendu de nouvelles langues, marché jusqu'où l'empire de Carthage s'étendait au loin et il saisit, enfin, l'immensité du monde.
Il avait vécu aussi ses premiers combats. Amazigh s'était entraîné d'innombrables mois, mais, peu avant sa première bataille, la peur nouait son estomac et les barbares ibériques, sales, bruyants, désordonnés, l'intimidaient. Mais Brasidas et les autres officiers des autres corps connaissaient l'art de la guerre, se savaient supérieurs en nombre et en discipline, voyant leurs soldats équipés d'armures et de lames acérées. Dans cette étrange sérénité des mercenaires juste avant le combat et la confiance bornée envers leurs supérieurs, Amazigh retrouvait un certain courage. Moins d'une heure avant sa première bataille, un vétéran lui avait dit :
« Quand tu auras tué ton premier barbare, le geste deviendra naturel et la peur s'estompera. Peut-être y prendras-tu même plaisir. »
La phalange enfin chargea. Le choc fut terrible pour les Ibériens, mal entraînés, mal équipés. La bataille dura moins d'une demi-heure. Bousculés, enfoncés, les barbares se repliaient dans le désordre vers les montagnes plus sûres. Puis s'entendait le galop de la cavalerie qui achevait les fuyards.
À la fin de la campagne, Amazigh ne comptait plus les morts, il n'entendait plus les râles. Tout ce qu'il comptait était les jours qui le séparaient de son Afrique natale.
Ainsi, ce soir, autour du feu, Amazigh touchait les pièces d'argent et les quelques pièces d'or de sa bourse en cuir. Il n'avait jamais été aussi riche. Mais, habitué la simplicité, dénué de tout appétit pour le luxe depuis sa captivité et ses deux premières années comme mercenaire, il resta interdit et pensif.
Brasidas apparut, il tenait une outre de vin grec et vint s'asseoir auprès du jeune Amazigh.
« Tu comptes ta petite richesse, Amazigh ? La rétribution d'une campagne est le butin. On risque sa vie, on risque les blessures, mais ceux qui survivent reviennent riches. Tu veux boire un peu ? »
Amazigh prit l'outre et but de lentes gorgées.
« Je ne sais pas quoi faire de toutes ces pièces.
- Tu n'auras qu'à aller à Carthage ou à Utique. Les raisons de dépenser ne manquent pas dans les grandes cités. »
Amazigh haussa les épaules silencieusement. Un moment passa, les deux mercenaires burent à nouveau.
« Pourquoi es-tu devenu mercenaire, Brasidas ? »
Le temps d'un instant, Brasidas sembla chercher ses mots.
« L'amour de ma vie. »
Brasidas regarda Amazigh, ses yeux étaient tristes.
« Je suis né à Thèbes, en Béotie. Mon père était forgeron et tout me prédestinait à l'être aussi. Dès mon enfance le marteau sur l'enclume était un bruit familier. Mon père fabriquait des armes, des outils d'agriculture, des agrafes de fer pour les temples.
Un jour un fermier acheta des outils et des pièces de rechange en bronze. Il était venu avec sa fille. Il voulait lui montrer l'immensité et l'effervescence d'une grande cité grecque. Elle était si belle.
Elle était mince, aux longs cheveux marrons qui tombaient dans son dos. Ses grands yeux étaient vifs, scrutateurs et d'une beauté dont on ne se lasse jamais de contempler. Le cordon de sa tunique tombait sur ses larges hanches, elle aurait fait une bonne mère. Et même si elle venait de la campagne, elle avait ce maintien altier comme celle d'une reine d'Asie.
Je trouvais des excuses pour passer mes après-midis à la campagne, avec elle. Parfois, sous l'ombre imparfaite d'un olivier sauvage, nous contemplions les nuages et échangions nos secrets, nos peurs, nos ambitions. Parfois, nous prenions un cheval et nous galopions pendant des heures jusqu'à en voir la grande Athènes. Nous voulions nous marier.
Je voulais l'impressionner, je voulais être un grand homme auquel nulle femme ne résiste. J'ai convaincu mon père de m'envoyer deux ans à Pergame, de l'autre côté de la mer Égée, pour devenir ce grand homme. J'en suis revenu savant comme un philosophe, éloquent comme un politicien et fort comme un hoplite. Mais mon grand frère aimait aussi cette femme et lui avait pris sa virginité. Elle était enceinte et les parents, pour éviter le déshonneur, les marièrent.
Elle était mienne et appartient désormais à un autre. Cette vue était insupportable. J'ai demandé à père ma part d'héritage et je suis parti. Être mercenaire me permettait de partir vite et loin, et, peut-être, de mourir jeune. J'ai passé des mois à Thermon, à Tarente, à Syracuse puis j'ai rejoint Carthage. Après quelques campagnes, je suis devenu capitaine et j'en ai fait ma vie.
J'en ai voulu à mon frère de m'avoir volé un mariage heureux. Mais pourquoi haïr celui qui, pendant toute mon enfance, a été comme un second père ? Pourquoi tant de haine ? J'en ai déjà assez pour ceux que je combats.
Je connais ta colère, elle brûle depuis des années, depuis que tu es devenu esclave. Tu ne peux pas haïr tout le monde, Amazigh, tu dois aimer. La haine épuise et seul un peu d'amour te gardera vivant. Toute cette haine que tu as, garde-la pour les combats. N'as-tu personne à aimer ?
- J'ai aimé ma sœur, j'ai aimé ma mère, j'ai aimé mon père, mais je le tiens responsable du piètre destin qui est le mien et celui, tant attendu, qui ne s'est jamais réalisé. J'ai honte de haïr mon père, mais ma colère étouffe mon indulgence. »
Brasidas reprit du vin.
« Il s'est cru plus fort que Carthage, mais j'ai appris, avec les années, que Carthage écrase et piétine ce que les autres ont de meilleur s'ils ne lui appartiennent pas. Si tu dois haïr, exècre Carthage, mais pas ton père qui n'aura fait qu'une funeste erreur. »
Amazigh joua avec les pièces de sa bourse.
« Peut-être qu'avec ces pièces et celles qui viendront des autres campagnes, je pourrais racheter la ferme familiale et redonner à mes ancêtres une terre où reposer. Je pardonne à mon père, le détester ne m'apportera que la souffrance et l'ingratitude. Je veux être un bon fils. »
Brasidas passa le bras sur l'épaule d'Amazigh.
« Un adolescent devient un homme lorsqu'il sait pardonner. »
Invité- Invité
Re: Nouvelle : Le jour où je fus libre
La plaine de Messine s'étendait jusqu'à la mer. L'herbe était haute et sauvage, les coquelicots parsemaient leur rougeur. Les oiseaux avaient fui depuis longtemps et seuls les corbeaux, qui se repaissaient déjà, volaient dans le ciel azuré. Leurs croassements s'entendaient à chaque bataille, ils étaient les compagnons de la mort. Les vétérans ne les entendaient plus, les recrues semblaient terrifiées.
Amazigh, avec les autres soldats de sa phalange, attendait. L'armée de Carthage s'étendait sur plusieurs kilomètres. Sa lance était plantée dans le sol. Instinctivement, il touchait le pommeau de son glaive. Sa présence le réconfortait. Il regardait les génies du désert peints sur son bouclier, génies qui l'avaient protégé de la mort depuis tant d'années.
Hannon le général de Carthage, sur son magnifique cheval cuirassé, accompagné de ses gardes du corps, avait harangué l'armée. Il avait harangué les recrues et les soldats carthaginois pour qui c'était la première campagne, la première bataille. Les mercenaires, habitués aux combats, ne l'avaient pas écouté. Les Gaulois, les Ibères et les mercenaires de Numidie ne comprenaient que mal le punique. Tous attendaient leur moment.
Amazigh n'avait jamais combattu contre les Romains. Il connaissait bien les Grecs, les barbares d'Hispanie et les nomades du désert. « Ce ne sont que des paysans ambitieux » avait-il entendu la veille d'un vétéran. Amazigh était rassuré et il espérait une victoire rapide et facile. Mais, contrairement aux autres campagnes et aux autres batailles qui, avec le temps, avaient fini par le griser, il ne pouvait réprimer le souvenir de la malédiction de la vieille Corinne. « Ce ne sont que des superstitions de vieilles femmes » lui avait dit Brasidas et qu'il se répétait pour se rassurer.
La ligne d'infanterie n'avait pas encore bougé. L'attente semblait pour Amazigh interminable. À ses côtés étaient les hoplites de Syracuse. Ils étaient les plus braves hommes de la cité grecque et s'étaient endurci, habitué à l'effort et à la douleur, dans une Sicile toujours en guerre. Seuls les hoplites spartiates, à l'apogée de leur gloire et du mythe qu'ils entretenaient, les dépassaient en vaillance et en férocité. Ils étaient sur le flanc droit, à la place d'honneur. Leurs lances étaient plus longues et beaucoup, sur leurs boucliers, avaient fait peindre des dauphins ou le visage d'Athéna. Amazigh, à leurs côtés, était confiant.
Au loin s'entendait le vacarme sourd du galop des chevaux. La cavalerie romaine avait voulu contourner l'armée carthaginoise mais la cavalerie de Syracuse, plus nombreuse, plus vaillante, mieux menée, avait repoussé leur charge. Maintenant, au loin, les cavaliers syracusains revenaient pour charger de dos l'infanterie romaine.
Les trompes sonnèrent et la ligne commença à avancer. Des ordres s'entendirent, en punique, en grec, en celte. Les Romains étaient à plusieurs centaines de mètres. D'abord d'un pas rapide, les phalanges, les hoplites, les barbares gaulois et ibères, les piquiers prenaient de la vitesse. Le choc devait être brutal. Puis ils se mirent à courir. Les Romains étaient de plus en plus près.
Par-dessus la vacarme de la charge, les trompettes romaines sonnèrent aussi. Les hastati, en première ligne, lancèrent leurs pila sur l'armée carthaginoise. Amazigh para un trait, alors que les autres sifflaient près de lui. Déjà, des hommes s'effondraient, les rangs s'éclaircissaient.
Le choc des deux armées monta comme un tonnerre assourdissant. Amazigh ne put renverser le Romain qu'il avait chargé. Sa lance était trop longue pour une telle proximité. Il continua, inlassablement, à frapper, mais Amazigh manquait d'espace. La mêlée était dense, ses épaules touchaient ceux de ses voisins, moins d'un mètre le séparait de son adversaire. Le Romain tournoya son glaive pour abaisser le lance d'Amazigh. Il l'a ramena à ses pieds et, d'un coup vif du talon, la brisa. Amazigh sortit son glaive.
Le vétéran avait tort, les Romains n'étaient pas des paysans ambitieux. Ils étaient solides et habiles. C'était une vraie armée, qui se battait pour son peuple et ses terres, contrairement à l'armée de Carthage de mercenaires se battant seulement pour l'or. La lame d'Amazigh rencontrait celle de son adversaire ou tapait son immense bouclier. Trop serré, il ne parait que mal. Au contraire, ses voisins commençaient à tomber, incapables de vaincre avec leur lance le glaive romain mieux adapté à une telle proximité. Même les hoplites syracusains, fierté de l'armée carthaginoise, n'arrivaient pas à briller.
Le bruit du galop des cavaliers se rapprocha. Amazigh crut un temps que la charge briserait l'infanterie. Mais les Romains, rapides et mobiles, leur opposèrent leurs principes et leurs triarii et la cavalerie grecque, manquant de lourdeur, ne put enfoncer leurs lignes.
Amazigh sentit une douleur qu'il n'avait jamais connu. Il était tout près du Romain et vit la pointe de son glaive enfoncée dans son ventre. Il lâcha son arme et son bouclier. Il recula, courbé sur lui-même, hors des rangs avant de s'effondrer. Brasidas qui encourageait ses hommes, le vit au sol.
« Amazigh ! »
Il courut vers Amazigh. Tenant entre ses deux mains sa blessure, il saignait beaucoup.
« Reste avec moi, Amazigh. »
Amazigh soupira calmement. Il revoyait le rictus de douleur de la vieille Corinne, le visage fermé et hautain du prêtre d'Ashtar. Il revoyait les paysages qu'il avait parcouru pour Carthage. La douleur commença à s'estomper. Amazigh revoyait sa ferme familiale où son père et sa mère l'attendaient. Il entendait les oliviers bruisser, les oiseaux chanter. Il était enfin de retour. Il serra le bras de Brasidas.
« Le jour où je fus libre » lui murmura-t-il.
Alors qu'il fermait les yeux pour la dernière fois, Amazigh s'endormit. Il était si fatigué et l'éternité, mystérieuse, lui sembla douce.
FIN
Amazigh, avec les autres soldats de sa phalange, attendait. L'armée de Carthage s'étendait sur plusieurs kilomètres. Sa lance était plantée dans le sol. Instinctivement, il touchait le pommeau de son glaive. Sa présence le réconfortait. Il regardait les génies du désert peints sur son bouclier, génies qui l'avaient protégé de la mort depuis tant d'années.
Hannon le général de Carthage, sur son magnifique cheval cuirassé, accompagné de ses gardes du corps, avait harangué l'armée. Il avait harangué les recrues et les soldats carthaginois pour qui c'était la première campagne, la première bataille. Les mercenaires, habitués aux combats, ne l'avaient pas écouté. Les Gaulois, les Ibères et les mercenaires de Numidie ne comprenaient que mal le punique. Tous attendaient leur moment.
Amazigh n'avait jamais combattu contre les Romains. Il connaissait bien les Grecs, les barbares d'Hispanie et les nomades du désert. « Ce ne sont que des paysans ambitieux » avait-il entendu la veille d'un vétéran. Amazigh était rassuré et il espérait une victoire rapide et facile. Mais, contrairement aux autres campagnes et aux autres batailles qui, avec le temps, avaient fini par le griser, il ne pouvait réprimer le souvenir de la malédiction de la vieille Corinne. « Ce ne sont que des superstitions de vieilles femmes » lui avait dit Brasidas et qu'il se répétait pour se rassurer.
La ligne d'infanterie n'avait pas encore bougé. L'attente semblait pour Amazigh interminable. À ses côtés étaient les hoplites de Syracuse. Ils étaient les plus braves hommes de la cité grecque et s'étaient endurci, habitué à l'effort et à la douleur, dans une Sicile toujours en guerre. Seuls les hoplites spartiates, à l'apogée de leur gloire et du mythe qu'ils entretenaient, les dépassaient en vaillance et en férocité. Ils étaient sur le flanc droit, à la place d'honneur. Leurs lances étaient plus longues et beaucoup, sur leurs boucliers, avaient fait peindre des dauphins ou le visage d'Athéna. Amazigh, à leurs côtés, était confiant.
Au loin s'entendait le vacarme sourd du galop des chevaux. La cavalerie romaine avait voulu contourner l'armée carthaginoise mais la cavalerie de Syracuse, plus nombreuse, plus vaillante, mieux menée, avait repoussé leur charge. Maintenant, au loin, les cavaliers syracusains revenaient pour charger de dos l'infanterie romaine.
Les trompes sonnèrent et la ligne commença à avancer. Des ordres s'entendirent, en punique, en grec, en celte. Les Romains étaient à plusieurs centaines de mètres. D'abord d'un pas rapide, les phalanges, les hoplites, les barbares gaulois et ibères, les piquiers prenaient de la vitesse. Le choc devait être brutal. Puis ils se mirent à courir. Les Romains étaient de plus en plus près.
Par-dessus la vacarme de la charge, les trompettes romaines sonnèrent aussi. Les hastati, en première ligne, lancèrent leurs pila sur l'armée carthaginoise. Amazigh para un trait, alors que les autres sifflaient près de lui. Déjà, des hommes s'effondraient, les rangs s'éclaircissaient.
Le choc des deux armées monta comme un tonnerre assourdissant. Amazigh ne put renverser le Romain qu'il avait chargé. Sa lance était trop longue pour une telle proximité. Il continua, inlassablement, à frapper, mais Amazigh manquait d'espace. La mêlée était dense, ses épaules touchaient ceux de ses voisins, moins d'un mètre le séparait de son adversaire. Le Romain tournoya son glaive pour abaisser le lance d'Amazigh. Il l'a ramena à ses pieds et, d'un coup vif du talon, la brisa. Amazigh sortit son glaive.
Le vétéran avait tort, les Romains n'étaient pas des paysans ambitieux. Ils étaient solides et habiles. C'était une vraie armée, qui se battait pour son peuple et ses terres, contrairement à l'armée de Carthage de mercenaires se battant seulement pour l'or. La lame d'Amazigh rencontrait celle de son adversaire ou tapait son immense bouclier. Trop serré, il ne parait que mal. Au contraire, ses voisins commençaient à tomber, incapables de vaincre avec leur lance le glaive romain mieux adapté à une telle proximité. Même les hoplites syracusains, fierté de l'armée carthaginoise, n'arrivaient pas à briller.
Le bruit du galop des cavaliers se rapprocha. Amazigh crut un temps que la charge briserait l'infanterie. Mais les Romains, rapides et mobiles, leur opposèrent leurs principes et leurs triarii et la cavalerie grecque, manquant de lourdeur, ne put enfoncer leurs lignes.
Amazigh sentit une douleur qu'il n'avait jamais connu. Il était tout près du Romain et vit la pointe de son glaive enfoncée dans son ventre. Il lâcha son arme et son bouclier. Il recula, courbé sur lui-même, hors des rangs avant de s'effondrer. Brasidas qui encourageait ses hommes, le vit au sol.
« Amazigh ! »
Il courut vers Amazigh. Tenant entre ses deux mains sa blessure, il saignait beaucoup.
« Reste avec moi, Amazigh. »
Amazigh soupira calmement. Il revoyait le rictus de douleur de la vieille Corinne, le visage fermé et hautain du prêtre d'Ashtar. Il revoyait les paysages qu'il avait parcouru pour Carthage. La douleur commença à s'estomper. Amazigh revoyait sa ferme familiale où son père et sa mère l'attendaient. Il entendait les oliviers bruisser, les oiseaux chanter. Il était enfin de retour. Il serra le bras de Brasidas.
« Le jour où je fus libre » lui murmura-t-il.
Alors qu'il fermait les yeux pour la dernière fois, Amazigh s'endormit. Il était si fatigué et l'éternité, mystérieuse, lui sembla douce.
FIN
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