"La bibliothèque de Babel" de Borgès : pour les matheux, les physiciens... et les théologiens !

Hello,

Normalement (dans la vraie vie), j’aime pas trop parler de Borgès : il y a tout un snobisme autour de lui, c’est un auteur réputé « intello ». Citer son nom, c’est une manière un peu trop facile de se faire mousser. Mais sur ce forum je me sens en confiance, alors je vais vous parler d’une de ses nouvelles, « La bibliothèque de Babel », issue de son livre « Fictions » qui est fabuleux et qu’il faut absolument lire (surtout si on est zèbre !!!) !! La nouvelle ne fait qu’une dizaine de pages, mais elle suscite une réflexion qui peut durer plusieurs années.

Borgès parle d’une bibliothèque imaginaire, mais n’admet jamais qu’elle est sortie de son imagination. C’est le principe même des « Fictions » : on fait comme si elle existait « ab aeterno », (« de toute éternité »), et on fait semblant d’y croire.

La bibliothèque est une tour, composée de galeries hexagonales. Chaque mur porte 5 étagères, chaque étagère 32 livres.

Chaque livre a 410 pages, chaque page 40 lignes et chaque ligne 25 caractères.

Le nombre de symbole est de 25 : les 22 lettres de l’alphabet, l’espace, le point, la virgule.

La bibliothèque contient tous les livres possibles, c'est-à-dire tous les arrangements possibles de ces 25 caractères parmi 410 pages (hé les matheux, et même les « pas trop matheux », il faut ressortir vos cours sur les arrangements et combinaisons). Ainsi la bibliothèque comprend par exemple un livre comprenant uniquement les lettres "MCV" répétées à l’infini, elle comprend aussi un livre entièrement vierge (composé uniquement d’espaces), un livre où l’on répète sans cesse la phrase « je est un autre »… il existe quantité de livres qui n’ont aucun sens, mais il se cache aussi quelque part le « Quichotte » de Cervantès… Il existe un livre qui raconte l’histoire de votre propre vie et de votre mort à venir, mais il existe aussi un livre qui ment au sujet de votre vie et de votre propre mort. Pour tout le reste je vous renvoie à la nouvelle de Borgès (qui je rappelle fait 10 pages !!) et qui est fascinante. L’auteur y décrit les bibliothécaires qui habitent l’endroit et sont tous en recherche d’un livre spécifique (un livre par exemple qui décrirait en détail le big bang…)

Maintenant je vais être votre guide de lecture.

Questions faciles :
- En quelle langue sont écrits les livres de cette bibliothèque (= quel alphabet ne comporte que 22 caractères ?)
- Quel est le nombre de livres compris dans cette bibliothèque (»hé les matheux… !! )
- La bibliothèque est-elle finie ou infinie ? Si elle est finie quelle est sa taille ?

Question difficile :
- Vous obtenez un nombre de livres : quel est son ordre de grandeur ? Peut-on le comparer au nombre d’atomes dans l’univers, au nombre de litres dans l’océan ? (en fait j’ai pas la réponse^^ Et si vous l’avez ça m’intéresse !)

Question ultime :
- Si je vous dis que je possède la bibliothèque de Babel (ou que je peux la reproduire en 5 minutes, ce qui revient au même), pouvez-vous me croire ? (je donne un indice : dans la Bibliothèque de Babel, que deviennent les livres faisant plus de 410 pages ?)

Je donnerai la réponse à cette question si jamais mon topic suscite de l’intérêt.

Pour la biographie : Jorge Luis Borgès, « Fictions », 1956, existe en poche à un prix modique. Les autres nouvelles contenues dans « Fictions » sont tout aussi fascinantes (« Fuentès ou la mémoire », « Pierre Ménard auteur du Quichotte », « L’approche d’Almotasim »….)

Ça ressemble au problème du singe avec la machine à écrire.

410 * 40 * 25 = 410 000 caractères par livre.

25^410000 combinaisons, ce qui dépasse de beaucoup le nombre de molécules dans l'océan ou d'atomes dans l'univers.

Avec trois lignes de code qui tirent un caractère 410 000 fois, on peut reproduire la bibliothèque. En tout cas, on peut générer un livre au hasard, même si la bibliothèque n'existe pas physiquement, ce qui revient au même, parce qu'avec le temps de chercher puis ouvrir le bouquin, ça ne change rien.

Wow, c'est un plus grand nombre que celui d'atomes dans l'univers ? J'avais entendu dire, mais c'est des nombres tellement énormes que je peux pas me les représenter... Si tu arrives à comprendre et à expliquer la différence entre ces deux nombres.... ça m'intéresse toujours !!
Merci pour le problème du singe, je suis allé voir sur wiki, c'est plutôt drôle ^^

Le nombre de livres, c'est 25 combinaison avec une lettre, 25 * 25 pour la deuxième 25^3 avec trois etc...

Pour le nombre d'atomes dans l'univers, il y a plein de calculs qui traînent sur le net, c'est autour de 10^80. Les fourchettes sont généralement très larges, mais avec des nombres aussi grands, on n'est plus à une puissance de 10 près, sans compter que l'on ne peut compter que l'univers observable.

En gros, on commence par prendre le nombre de galaxies, puis le nombre d'étoiles par galaxies, puis on prend une masse moyenne des étoiles etc... Mais bon, que fait-on des étoiles à neutrons? On ne devrait pas les compter. Et les trous noirs? Le gaz qui se balade autour de tout ça? Bref...

Je ne vois pas comment "expliquer" la différence entre ces deux nombres. Le nombre d'atomes dans l'univers est parfaitement insignifiant devant le nombre de livres dans la bibliothèque.

J'ai quand même été assez stupide pour essayer quelques ouvrages, je confirme, aucune chance de tomber sur Don Quichotte du premier coup. (en dessous c'est du python)

Code:

from random import choice
alphabet = 'abcdefghijklmnopqrstuvwxyz,. '
for i in range(0, 410 * 40):
    ligne = ''
    for j in range(0, 25):
        ligne += choice(alphabet)
    print ligne


Aahaaah !! Je comprends pas le langage informatique, mais je trouve très drôle de lancer un programme pour tester les chances qu'a "un singe" (pour reprendre le problème du singe et de la machine à écrire dont tu m'as parlé), de tomber sur le Quichotte du premier coup. Je commence à comprendre ce qu'on entend par "un événement possible mais de probabilité nulle" ^^

Pour rebondir sur le sujet des probabilités "pas nulles mais presque", j'ai lu quelque part que la probabilité qu'avait un rayon de lumière de s'échapper d'un trou noir était une valeur comparable à celle qu'avait un homme de se lancer contre un mur, de le traverser et de ressortir de l'autre côté du mur, en un seul morceau. Je sais ça a l'air absurde (genre "le mec qui t'a parlé du passe-muraille, il t'aurait pas un peu pris pour un con ?"...) mais en fait non : source fiable. Par contre j'ai entendu parler de ce calcul il y a une quinzaine d'années, et peut-être que depuis on a enterré ce genre de thèses... Puisque des rayons de lumière arrivent (une fois sur un milliard de milliards...) à s'échapper d'un trou noir, ça voudrait dire en théorie qu'un gars qui joue au passe-muraille, ce serait (en théorie toujours) possible ?!!?

PS : merci pour la comparaison entre les deux nombres qui me posaient problème, c'est plutôt clair ton explication ! Par contre la bibliothèque de Babel que tu dis posséder chez toi est pas celle à laquelle je pensais, je raconterai tout ça dans un autre post !

Donc voilà la solution à laquelle je pensais : dans la tienne tu as un avantage (tu génères des livres appartenant à la bibliothèque, ce que moi je ne sais pas faire), mais aussi un inconvénient (tu ne "possèdes" pas la bibliothèque de Babel).

Imaginons dans la bibliothèque un livre qui fasse plus de 410 pages. L'Ancien testament par exemple, qui tient en 3 tomes. Imaginons que tu trouves le premier tome, mais tu sais pas où est le deuxième, ni le troisième. (Tu noteras qu'il existe une "infinité" - 25^1000 si on préfère) de premiers tomes rigoureusement identiques, et qui ne diffèrent que par la dernière page... celle on on explique où se trouve le tome suivant ; 3e étage rayon C, 4e étage rayon D...etc). Imaginons maintenant un livre ("Les paroles que Dieu dut prononcer pour créer le monde", par exemple) et qui tiendrait en... 150 000 tomes (je cite un nombre qui doit correspondre à peu près au nombre de caractères dans Hamlet, c'est pas anodin). Et bien une bibliothèque offrant des livres qui ne sont compréhensibles que si l'on sait où se trouve les 150 000 tomes, j'en possède une !! Elle est tout simplement composée de 29 livres : un pour chacune des lettres de notre alphabet, un pour l'espace, un pour le point, un pour la virgule. Dans cette bibliothèque il y a le Quichotte.... sauf que je sais pas comment sont disposés les tomes ^^

PS : ceci dit quand tu expliques

même si la bibliothèque n'existe pas physiquement, ce qui revient au même, parce qu'avec le temps de chercher puis ouvrir le bouquin, ça ne change rien

tu as entièrement raison !!!

ddistance a écrit: "un événement possible mais de probabilité nulle" ^^

Mmmh, je ne suis pas sûr que ça s'applique dans ce cas. La probabilité de tomber sur le Quichotte n'est pas nulle, puique le nombre de livres n'est pas infini. Elle est juste extrêmement faible (1/25^jenesaisquoi). J'ai donc eu raison d'essayer.

Un évenement possible mais de propbabilité nulle, ce serait plutôt, par exemple, tirer un nombre décimal entre 0 et 1 au hasard. Il y en a une infinité, la probabilité de tomber sur 0,5 est donc nulle, mais ce n'est pas impossible.

ddistance a écrit:Par contre j'ai entendu parler de ce calcul il y a une quinzaine d'années, et peut-être que depuis on a enterré ce genre de thèses... Puisque des rayons de lumière arrivent (une fois sur un milliard de milliards...) à s'échapper d'un trou noir, ça voudrait dire en théorie qu'un gars qui joue au passe-muraille, ce serait (en théorie toujours) possible ?!!?

C'est absolument valide. Si ça t'intéresse, ça s'appelle l'effet tunnel.

ddistance a écrit:Elle est tout simplement composée de 29 livres : un pour chacune des lettres de notre alphabet, un pour l'espace, un pour le point, un pour la virgule. Dans cette bibliothèque il y a le Quichotte.... sauf que je sais pas comment sont disposés les tomes ^^

Autrement dit tu écris le livre toi même. Au moins tu es sûr de tomber sur un truc sensé, alors que le tirage aléatoire...

Salut Korppi !

Depuis ton dernier post (il y a 2 mois) j'ai un peu cogité ! Voilà le résultat de mes réflexions (c'est pas pour avoir le dernier mot.... c'est juste que je cogite ^^).

Ma bibliothèque (29 livres = les 26 lettres de l'alphabet, l'espace, le point, la virgule) n' a de valeur que si les bibliothécaires renoncent à la consulter. Il suffit juste de la conserver, cette bibliothèque, et de se dire "dans cette bibliothèque il y a le Quichotte, la Bible, etc...). On ne sait pas dans quel ordre se trouvent les tomes, mais peu importe : celui qui s'aventurerait à les chercher se planterait lamentablement et sombrerait dans la folie. C'est un peu ce qui se passe dans la nouvelle de Borgès : les bibliothécaires "actifs", ceux qui cherchent quelque chose de précis parmi les nombreux volumes, ceux qui cherchent à donner "un sens" à celle-ci se plantent et dénaturent la bibliothèque.

Tu me dis "d'écrire le livre moi-même" : non !! Justement il ne faut pas ! C'est l'assurance d'une quête sans fin, c'est un plantage assuré ! Il suffit de savoir que "le livre existe", en plusieurs tomes, mais qu'il est vain de chercher à le reconstituer. Il y a une nouvelle de Borgès qui fait suite à cette réflexion : c'est la nouvelle "Pierre Ménard, auteur du Quichotte". J'espère qu'à l'occasion tu la liras, et que tu pourras me dire ce que tu en penses !

La bibliothèque de Babel, c'est un peu le challenge dérisoire de tout lecteur qui voudrait tout lire, ne rien rater. Un ami me disait il y a longtemps qu'il ne relisait jamais un bouquin, vu le nombre de bouquins qu'il n'arriverait de toute façon pas à lire, autant ne pas se mettre un obstacle supplémentaire.

Une façon de voir, moi je préfère relire.

C'est quasiment mettre en équation le conflit entre désir et possession, un truc tendant vers l'infini, donc vers l'obsession, et la folie.

Dans le même genre, je conseille la "lecture" de 'Cent mille milliards de poèmes' de Raymond Queneau : 10 sonnets dont chaque vers est interchangeable. Déjà, la lecture de cette œuvre peut prendre un temps considérable :

Ce petit ouvrage permet à tout un chacun de composer à volonté cent mille milliards de sonnets, tous réguliers bien entendu. C’est somme toute une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre).

En comptant 45s pour lire un sonnet et 15s pour changer les volets à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture, et en lisant toute la journée 365 jours par an, pour 190 258 751 années plus quelques plombes et broquilles (sans tenir compte des années bissextiles et autres détails)

Oui... je n'avais pas vraiment songé à me représenter cette bibliothèque comme une allégorie de l'orgueil intellectuel... mais tout bien réfléchi... ça tient la route

C'est intéressant ce rapprochement avec les "Cent-mille-milliards de poèmes" ! Par contre, Queneau, j'ai essayé, mais rien à faire, je suis réfractaire à son "équeuriture"...




...

[Edit] : ça fait même plus que tenir la route ^^