Bouffe et vapeur
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Bouffe et vapeur
Voici un texte que j'ai commencé à écrire pour la maison Oneiroi, depuis trois ans ils publient des recueils de nouvelles steampunk et se font une réputation, les couvertures ont l'air agréables sous le doigt.
J'ai écrit ce texte pour leur dernier appel à nouvelles, le thème était "Gastronomie et Colonialisme" en moins de 60.000 caractères (sec). Je l'ai arrêté après avoir dépassé de deux semaines la date de rendu et d'être arrivé à 65k sans être proche de la fin de la nouvelle. À ce compte, ça pouvait autant être un petit roman... Ou alors fallait-il revenir en arrière pour sabrer des passages et cela m'ennuyait. Surtout que le délai était passé. Donc l'histoire s'arrête en plein milieu ou aux deux tiers, vers 65.000 sec.
Je le partage pour avoir des retour sévères et justes, sévères parce que c'est bon d'aller au bout des choses et justes parce c'est mieux quand c'est sincère. Et aussi parce que Juste Sévère est le nom d'un des héros de mon prochain texte, Montvallon est le nom de celui-ci. J'ai écrit ça en un mois environ.
Certains bouts sont des aplats de mots, des retouches ou des endroits que je n'ai pas réecrit. Il y a plusieurs endroits faibles, surtout au début. Les mots /en italique/ sont ainsi. Steampunk, Gastronomie et Colonialisme.
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Emportée par la Lune, la nuit dénudait son sein, laissant ses voiles légers retomber doucereusement sur les Caraïbes anglaises. En contrebas de la colline, les chants lancinant d'espoir et d'abandon des travailleurs s'éteignaient peu à peu, dispersés entre la plage, les arbres et la plantation de tabac. Négligemment, le Gouverneur frappa deux fois dans ses mains. Aussitôt ses boys indiens s'agitèrent et dans le cliquetis d'un interrupteur en ivoire, le plafond crépita, plongeant la salle à manger d'une lueur orangée, vive et dansante. L'endroit était richement décoré. Les murs, blanchis à la chaux, étaient traversés de poutres noires, noueuses, tendues de draps rouges, révélant de grands tableux de l'Impératrice anglaise en robe blanche, de ses principaux ministres du moment et d'autres personnages inconnus, peut-être des ancêtres du Gouverneur. Au centre, une table d'acajou, massive. Disposés sur la table, des napperons brodés. Sur les napperons, trois chandeliers élancés, parcourus de rails et d'engrenages, aux ampoules éteintes. Les lustres étaient trop petits, estima le Chevalier de Montvallon, ou alors la pièce était trop haute de plafond. Plusieurs ampoules étaient manquantes mais cette absence avait été compensée avec élégance et la table en-dessous était dressée de belle façon. Assez grande pour douze personnes, sept couverts étaient servis.
Le Gouverneur Anglais portait un costume sérieux, en flanelle, avec une cravate courte en soie mauve sombre, glissée à la Windsor entre les deux premiers boutons. Son visage émacié respirait l'autorité, son nez en lame de couteau semblait dessiné pour traverser le temps et les gens, sans poser de questions inutiles. Son regard flotta un instant sur le Français tandis qu' à l'un des bouts de la table, l'un de ses boys l'aidait à s'asseoir. D'une rigueur toute protocolaire l'Anglais s'était disposé, sans le quitter du regard. Les deux hommes s'étaient affrontés une décennie entière, sans jamais se voir -- la journée n'avait pas été de trop pour se jauger et, sous le célèbre masque de cuivre qui barrait la moitié de son visage, le Chevalier de Montvallon l'observait également. Sans doute le Gouverneur se rappelait-il, lui aussi, de la nuit où il avait cannoné cette île. De la veille de Sur Padre.
Le Corsaire était un peu à l'étroit dans sa veste de cérémonie. Un présent de la femme de l'Amiral Aube, à l'occasion de son départ de France. Taillée sur mesure par un maître alsacien de la rue Saint-Fiacre, Clarence Aube-Faidherbe l'avait voulue comme le mélange d'une veste militaire officielle de la marine française et d'un brocart d'aventurier espagnol, mâtiné du nouvel esprit mexicain. Le feutre bleu était ainsi parcouru aux épaules de fines arabesques d'or et d'argent, les manches, larges et courtes étaient moirées, les flancs ornés de quatre bandes de cuir foncé, servies de multiples boucles d'argent, initialement prévues pour emporter des pistolets. La veste avait été taillée sur mesure -- dix ans plus tôt. A bord deu Fantôme, l'équipage du Corsaire se relayait nuit et jour selon un rythme immuable : six heures à ramer, six heures de repos, six heures à poste et six heures de sommeil. Même si les officiers supérieurs étaient dispensés du premier quart, Montvallon mettait un point d'honneur à ramer, dans la cale avec ses hommes, au moins trois fois par semaine. Une décennie à écumer les mers des Caraïbes et sa carrure s'était affirmée : à sa grande surprise, la veste ne fermait plus. Aussi la portait-il ainsi, ouverte sur sa chemise, faisant la concession d'un noeud-papillon de soie au formalisme de la soirée.
D'un geste vague le Gouverneur désigna la place à sa droite, la place prévue pour l'invité d'honneur. Le Chevalier de Montvallon fit mine de s'avancer puis, roué à l'océan, céda poliment son tour aux suivants, comme sur une mer d'huile face à des commercants pressés. Les deux Hollandais avaient à peine attendu sa réaction pour s'asseoir à table, autour du Gouverneur. Les marchands étaient tellement prévisibles. Le couple Belge avait été plus conséquent, le temps passé dans le fumoir avait forgé l'étincelle d'une image entre eux. Le sieur était planteur et la dame plantureuse -- les deux, dans le sucre. Les jeunes aristocrates s'assirent l'un en face de l'autre en plaisantant joliment, la Baronne dans une robe d'un vert émeraude profond et le Baron en chemise blanche, vêtu d'une jaquette noire cintrée et pointue, au velours trop brillant pour avoir été jamais usé. La Baronne sortit un éventail et battit de ci et des cils, l'air intriguée par le Corsaire, sa généreuse robe admirablement rehaussée par opale cernée de diamants.
Restait à ses côtés un Anglais, un vieux médecin taciturne et raide, aux épais favoris grisonnants. Impeccable dans son uniforme colonial de colonel d'infanterie, sans décorations ni fioritures, sobre au possible. Le médecin personnel du Gouverneur. Deux couverts restaient à table. La place d'honneur à la droite de leur hôte, ou la place de confiance, à sa gauche. Le Corsaire était venu seul, à l'invitation personnelle du Gouverneur Britannique et sous l'assurance de sa protection. Les diplomates français l'avaient encouragé à venir. Les négociations entre l'Empire Français et l'Empire Britannique avaient abouti, et, sous le langage ampoulé des diplomates, le Corsaire avait semblé comprendre avoir fait parti du marché. La mission de Montvallon aux Caraïbes s'arrêtait ici, ce soir. Gouverneur des Antilles l'avait lui aussi, assuré de sa protection. S'il devait mourir à ce repas, son intention avait été très claire : la France ne laisserait pas sa mort impunie. Certes. En attendant, ses pistolets et trois de ses hommes l'attendaient dehors -- et son navire croisait autour de l'île à faible vitesse, sous les ordres de l'enseigne Saberlant, prêt à ouvrir le feu. Malgré toutes les belles promesses, croire un Anglais restait en tout temps un jeu périlleux.
Le médecin ne bougerait pas avant lui, le Corsaire saisit l'occasion. Pas plus que les commercants, les militaires de cet ordre n'avaient de surprise. Le Français dédaigna les deux positions, un geste pour la Baronne puis il choisit de s'asseoir à l'autre bout de la table, face au Gouverneur, sur une place sans couverts. Ainsi, avec un espace vide de chaque côté, se sentait-il de nouveau libre. Trop de temps passé en mer, sans doute et quoi qu'il en coûtait - faire face au danger. Le vieux médecin resta interdit quelque secondes, puis s'assit à la place de confiance, la place convenue pour lui. Silence. Le Gouverneur fit un signe et discrètement, le couvert en trop fut enlevé.
" Vous voila bien loin de nous, Monsieur " s'exclama la Baronne, accompagnant la parole d'un geste dramatique de son éventail.
" Suffisamment près pour continuer d'admirer votre beauté, Baronne." Habitué aux grand large, sa voix portait loin naturellement. Elle se brisa cependant, un court instant. Trop de temps passé dans les tavernes de Trois-Rivières et du Gosier, plus que dans les salons européens, les tournures de phrases n'étaient pas tout à fait les même. Montvallon élimina les premières possibilités venues à son esprit et choisit la flatterie courtoise.
"Les plus beaux tableaux ne sont-ils pas encore plus admirables lorsqu'ils conservent leur mystère..." Le Corsaire chercha ses mots. "...même en des positions inattendues ?"
La Baronne laissa perler l'éclat d'un rire cristallin qui pouvait être mutin ou peiné, charmant en tous les cas. A cette distance de la plage et malgré l'altitude, l'air était encore épais et salé, très humide. Son éventail s'agitait lentement. L'habitude revenait, malgré tout.
Le Baron toussouta, avant de prendre la parole :
" Caillebotte d'ailleurs a peint en janvier, dit-on, le plus tableau qui soit. Les deux Empereurs, Victoria et Napoléon signant l'Entente Cordiale, à la Maison du Roi de Bruxelles. Tous les journaux belges n'ont parlé que de cela. Quelle prouesse ! Quelle prouesse ! Et quelle avancée pour l'Europe ! L'Union de ses deux plus grandes nations ! Sublimée par la peinture d'un de leurs génies. L'existence du Grand Congrès Européen s'approche ! ".
Souvent les Belges parlaient ainsi, à côté de la discussion, à privilégier la vie et la vérité avant l'apparence, parfois se moquait-on d'eux pour cela. A tort. Le Baron tressaillait d'enthousiasme, pourtant avait-il conservé ce ton distingué qui faisait son charme. Sans doute avait-il eu accès à l'une des reproductions de l'oeuvre de Caillebotte, qui circulaient depuis quelques semaines dans les Caraïbes. Sans doute avait-il vu également le pastiche féroce réalisé par Toulouse-Lautrec. Le jeune Napoléon IV s'attachait à encourager l'impertinence et la vitalité partout dans l'Empire et l'on disait même, de cette commande à Toulouse-Lautrec, qu'elle émanait de l'Empereur lui-même. Les riches négociants Hollandais répondirent au Baron et la conversation s'anima quelque instants, louant l'art ou prônant la politique. Ni le Français ni les Anglais n'y prirent part. L'Entente Cordiale. L'Entente Cordiale était signée, la paix historique entre la France et l'Angleterre. Le Gouverneur des Îles Vierges ne l'avait pas voulu, le Chevalier de Montvallon non plus. Pourtant les deux se faisaient face.
Un frémissement léger se fit sentir, au travers de l'épais plancher de teck, l'Anglais l'observait. La vibration se propageait, accompagnée d'une série de petit cliquetis souterrains. Soudain, sur la table de la salle à manger, les chandeliers s'animèrent. Au pied de chacun d'eux, un petit singe mécanique cliquetait stupidement. Puis l'électricité arriva et les automates prirent vie, les petits singes grimpèrent en spirale le long des candélabres, dans un frémissement de rouages, jusqu'à toucher les ampoules -- et les ampoules s'allumèrent. Les trois petits singes applaudirent alors, trois fois de suite, avant de redescendre jusqu'à leur position initiale. Devant ce spectacle, un soupir de ravissement parcourut les deux riches Hollandais, un soupir trop courtisan au goût du Français. Trop appuyé pour des habitués du lieu. Une batterie Babbage. Une batterie thermique sans doute, était dissimulée dans le plancher.
L'Anglais semblait s'amuser, le Chevalier n'en laissa rien voir. Le vieil Evariste Galois s'était produit dans tous les salons parisiens de sa prime jeunesse et rien de tel ne le surprenait plus. Le Gouverneur babillait maintenant et les Hollandais s'esclaffèrent. Cette odeur. Le tabac. Derrière l'Anglais, une armoire sculptée de bois rare était disposée, la seule pièce d'envergure du salon. Deux éléphants étaient repoussés, comme sculptés dans les miroirs des portes, incongrus sous le mur épeautre et les latitudes caribéennes. Le boy indien qui se tenait à côté du meuble s'effaça lorsqu'il le vit. Vif éclair, au pantalon bouffant de safran. Pourtant, Montvallon devait le reconnaître, l'installation d'une batterie Babbage sur une île des Caraïbes avait dû coûter une petite fortune -- et son entretien encore plus. L'humidité aimait trop l'électricité pour leurs goûts respectifs et les premières machines de Babbage, bien que dotées d'un charme désuet, étaient fragiles. De pâles tentatives de copier le modèle Carnot-Galois d'origine. Babbage s'était appliqué pourtant, pressé par la Couronne, le meilleur des inventeurs britanniques avait dû s'y reprendre à quatre fois avant de parvenir à s'approcher de l'épure conceptuelle du moteur français.
La vie était parfois bien fragile, songea le Chevalier, une décision plutôt qu'une autre, une réaction trop lente et le sort en était jeté, pour l'éternité. Même si, rétrospectivement, il semblait toujours qu'/il en avait été décidé ainsi/. En 1832, le destin de la France, de l'Europe et du Monde s'était joué d'une telle fraction de seconde. Evariste Galois était le plus grand des savants Français. D'abord mathématicien, avant même d'avoir vingt ans, le jeune surdoué de l'école Polytechnique avait révolutionné son domaine d'étude, en créant, à lui tout seul, une nouvelle branche de recherche fondamentale. Puis son engagement politique farouche et la vigueur de sa jeunesse avait provoqué l'apparition d'un duel, pour les beaux yeux d'une femme, disait-on. Un duel à l'ancienne, dans les règles de l'art, au pistolet et au petit matin. Le reste était de l'Histoire, de celle que l'on apprenait dans tous les Lycées de France. Comment Evariste avait tiré le premier, comment son adversaire en s'effondrant avait riposté et déchiré profondément l'épaule du jeune savant. Comment, dans les mois qui suivirent, entre délires de fièvres et phases d'apathie rêveuse, Evariste Galois avait quitté le monde des Mathématiques pour concentrer toute l'étendue de son génie sur les lois de la Physique, la Physique qui venait presque de le tuer, la Physique qui venait de faire de lui un meurtrier. Le mouvement, la vitesse, la percussion étaient devenu comme une forme d'obsession. Un manuel était apparu dans sa convalescence, "/Réflexions sur la puissance motrice du feu/" du physicien Sadi Carnot. Et quinze ans plus tard, en 1847, le moteur Carnot-Galois avait vu le jour. Evariste Galois l'avait dédié à son confrère, à Sadi, mort trop jeune de maladie.
Montvallon ne comprenait pas toutes les subtilités de ce moteur, encore moins les lois de physique fondamentale qui prévalaient à son fonctionnement. Sa connaissance se limitait à savoir qu'en faisant tourner un aimant autour d'une bobine de cuivre, de l'électricité apparaissait. Et l'électricité, devenue abondante dans toute l'Europe, connaissait d'innombrables usages. Le moteur Carnot-Galois était conçu pour transformer l'effort mécanique en électricité, avec un rendement phénoménal, presque surnaturel. Disposant d'un tel moteur, n'importe quel mouvement mécanique -- même le plus léger -- suffisait à allumer le filament d'une ampoule. Sur les île des Caraïbes, des boeufs et des chevaux de labour faisaient tourner inlassablement de grandes roues crantées. Dans les campagnes européennes, les moulins à eau s'étaient transformés en générateurs électriques, travaillant nuit et jour à charger les batteries des villages, recouvrant rapidement le territoire entier d'éclairages publics. Dans les villes et dans les usines, là où les besoins étaient plus grands, d'immenses machines à vapeur furent inaugurées. Le niveau de vie et la productivité française d'abord, européenne ensuite, s'étaient accrus d'une façon inconnue jusqu'alors. A bord du Fantôme, le navire du Chevalier de Montvallon, un système hybride avait été choisi.
Le Fantôme était un de ces contre-torpilleurs de la classe Foudre, l'aboutissement de la pensée militaire stratégique de l'Amiral Aube. Mieux armés que les petits torpilleurs, plus maniables que les lourds cuirasssés, une courte cheminée à vapeur y était associée à un vieux principe maritime, un principe vieux comme l'Antiquité : les bancs de rameurs. Les rames ne dépassaient pas, bien sûr, de la coque, il s'agissait en vérité d'un dispositif à mi-chemin entre la rame et la manivelle. L'équipage du Fantôme se relayait nuit et jour dans la cale du navire pour faire tourner, à la seule force de leurs bras, d'innombrables aimants autour de grandes bobines de cuivre, le long de roulements à billes. La vapeur et les rames permettaient ainsi au moteur Carnot-Galois d'être chargé en permanence. Si la vapeur assurait au navire sa meilleure vitesse de croisière, si le charbon facilitait grandement les traversées en haute-mer, le panache de fumée noire généré par la machinerie était visible à plusieurs kilomètres à la ronde et le bruit de ses pistons, lui, déchirait trop facilement le voile des nuits sombres. L'intérêt du système hybride de la classe Foudre résidait dans sa furtivité. Armé de ses seules rames, le Fantôme pouvait se déplacer dans un silence presque parfait. Et c'est comme cela, par une nuit sans lune, que le Chevalier de Montvallon avait surpris cette île, des heures entières, au son du canon.
L'entrée venait d'être servie, par la gauche. Une courte assiette de faïence était apparue devant chacun des convives. Dedans, un petit oiseau entier, frit dans une sorte de croûte noire et accompagné d'une confiture épaisse, brillante et grumeleuse, rouge-orangée. Les ailes de l'oiseau étaient grotesquement déployées, comme pour un dernier envol. Les autres invités avaient l'air ravi et paraissaient savoir s'en débrouiller, retournant l'oiseau sur le dos avant d'en ouvrir joyeusement la panse, au fil d'une cuillère. Le Français les regardait faire, surpris. L'Anglais ne le quittait pas des yeux, d'un mince sourire effilé. Montvallon reposa sa cuillère. Sous son masque de cuivre, sa peau brûlée l'irritait. Un instant, l'envie de tourner la clé du ressort principal le démangea. Jamais le ne faisait-il en public, encore moins à table -- de toute façon aucune fiole de sérum n'était chargée, le geste aurait été inutile. Montvallon avait commencé sa carrière d'officier de marine en Asie, à naviguer dans toutes les mers entre le Golfe de Siam et le Japon. Autour de la Cochinchine, Les escarmouches et les cannonades étaient fréquentes, les aventures nombreuses et la vie valable. Un jour, lors de l'abordage d'une jonque de contrebandiers, un assassin chinois s'était glissé à bord de son cuirassé. L'assassin s'était avancé habilement entre les marins, jusqu'à lancer sa grenade artisanale par la fente de la tourelle de commandement. Le lieutenant de vaisseau Douzans, son ami, s'était jeté face à l'engin et attenué le souffle. Douzans et deux autres officiers étaient morts. Montvallon avait survécu, le visage gravement brûlé.
La douleur avait été atroce et le voyage de retour en France un calvaire, oscillant entre le rêve cotonneux et le cauchemar incendiaire. Une année de plus s'écoula, avant que l'Institut Pasteur ne parvienne à mettre à mettre au point ce masque. L'ensemble était lourd, tenu par plusieurs sangles de cuir épais, recouvrant son front et la moitié gauche de son visage d'un entrelacs complexe, de tubes en laiton, de clés et de ressorts. Lorsque le système était rechargé, la mécanique permettait à de petites buses interieures de vaporiser, plusieurs heures durant, le contenu d'une fiole de sérum sur sa peau brûlée. La lanoline du sérum l'apaisait, l'effet était immédiat. Après sa blessure en Mer Jaune, la Marine de Guerre l'avait réformé. Et l'Amiral Aube recruté aussitôt, pour devenir l'un de ses Corsaires. Montvallon avait été un des premiers Corsaires de l'Amiral, et l'un des derniers encore en vie. Il ne touchait pas de solde officielle, hormis sa part de butin. Mais chaque année, le Ministère de la Guerre lui faisait parvenir, par une voie ou par une autre, une caisse de fioles du sérum. Peut-être, un jour, pourrait-il enlever son masque. Sa peau régénérée serait alors douce comme de la soie, espérait-il. Au moins, s'il pouvait ne plus effrayer les enfants... Ni les dames.
En attendant, ce masque avait grandement participé à sa réputation dans les Caraïbes, autant que le Bras d'Acier à celle du capitaine d'Anjou. Après, le héros de la Légion Etrangère pouvait charger son bras d'électricité et assommer n'importe quel être vivant sur cette terre, fut-ce un éléphant -- la démonstration en avait été apportée. Rien d'aussi spectaculaire pour Montvallon, lui, se contentait de se soigner, lentement. Le Fantôme Masqué. La Foudre des Antilles. L'Homme au Masque de Cuivre. Grands Dieux, songea-t-il, que ces noms étaient pompeux. Il était grand temps que cette guerre s'arrête. Sans vraiment s'en rendre compte, Montvallon avait brisé délicatement les jointures des ailes de l'oiseau et les avait repliées contre le corps, lui donnant la forme, s'étonna-t-il, de son navire. Ou d'un cercueil. Le Français repoussa l'assiette, sans y toucher plus.
" Ce chutney est simplement divin, Gouverneur ! " s'exclama l'un des Hollandais. " J'espère que vous en ferez bientôt le commerce, je donnerai cher seulement pour sa recette ".
" Sri Ganji vous la donnera monsieur de Kock, j'en suis certain, et de bon coeur. Même si les épices qu'il utilise viennent d'un seul port du nord de l'Inde, c'est une recette unique, faite à mon goût. Je veillerai à ce qu'il vous donne un échantillon d'épices pour l'accompagner. "
" Cette mangue est /à tomber/, je ne savais pas qu'elles pouvaient avoir /telle saveur/ " rétorqua le second Hollandais.
Le Gouverneur avait tenu à ce que la discussion du repas soit entièrement en Français et le choix des participants avait dû être fait en conséquence. Les riches commerçants parlaient un Français très fluide, bien que trop guttural.
" Ce sont les meilleures, d'une petite plantation près de Kingston, des gens de mes amis. Elles sont conservées selon la tradition britannique, à peine améliorée. Dans une gelée secrète et sucrée. " Le visage du Gouverneur s'était avancé comme s'il révélait un secret d'état. " Ce chutney pourrait faire le tour du monde, à la voile même, et revenir ici tout autant comestible. Dans un pot bien fermé, /of course/" et les Hollandais en convinrent poliment.
" Ce dont les indiens ont bien été toujours incapables. Mais quel goût dans la préparation ! ".
L'Anglais l'ennuyait et le Chevalier sentait sourdre en lui une saine colère.
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J'ai écrit ce texte pour leur dernier appel à nouvelles, le thème était "Gastronomie et Colonialisme" en moins de 60.000 caractères (sec). Je l'ai arrêté après avoir dépassé de deux semaines la date de rendu et d'être arrivé à 65k sans être proche de la fin de la nouvelle. À ce compte, ça pouvait autant être un petit roman... Ou alors fallait-il revenir en arrière pour sabrer des passages et cela m'ennuyait. Surtout que le délai était passé. Donc l'histoire s'arrête en plein milieu ou aux deux tiers, vers 65.000 sec.
Je le partage pour avoir des retour sévères et justes, sévères parce que c'est bon d'aller au bout des choses et justes parce c'est mieux quand c'est sincère. Et aussi parce que Juste Sévère est le nom d'un des héros de mon prochain texte, Montvallon est le nom de celui-ci. J'ai écrit ça en un mois environ.
Certains bouts sont des aplats de mots, des retouches ou des endroits que je n'ai pas réecrit. Il y a plusieurs endroits faibles, surtout au début. Les mots /en italique/ sont ainsi. Steampunk, Gastronomie et Colonialisme.
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Emportée par la Lune, la nuit dénudait son sein, laissant ses voiles légers retomber doucereusement sur les Caraïbes anglaises. En contrebas de la colline, les chants lancinant d'espoir et d'abandon des travailleurs s'éteignaient peu à peu, dispersés entre la plage, les arbres et la plantation de tabac. Négligemment, le Gouverneur frappa deux fois dans ses mains. Aussitôt ses boys indiens s'agitèrent et dans le cliquetis d'un interrupteur en ivoire, le plafond crépita, plongeant la salle à manger d'une lueur orangée, vive et dansante. L'endroit était richement décoré. Les murs, blanchis à la chaux, étaient traversés de poutres noires, noueuses, tendues de draps rouges, révélant de grands tableux de l'Impératrice anglaise en robe blanche, de ses principaux ministres du moment et d'autres personnages inconnus, peut-être des ancêtres du Gouverneur. Au centre, une table d'acajou, massive. Disposés sur la table, des napperons brodés. Sur les napperons, trois chandeliers élancés, parcourus de rails et d'engrenages, aux ampoules éteintes. Les lustres étaient trop petits, estima le Chevalier de Montvallon, ou alors la pièce était trop haute de plafond. Plusieurs ampoules étaient manquantes mais cette absence avait été compensée avec élégance et la table en-dessous était dressée de belle façon. Assez grande pour douze personnes, sept couverts étaient servis.
Le Gouverneur Anglais portait un costume sérieux, en flanelle, avec une cravate courte en soie mauve sombre, glissée à la Windsor entre les deux premiers boutons. Son visage émacié respirait l'autorité, son nez en lame de couteau semblait dessiné pour traverser le temps et les gens, sans poser de questions inutiles. Son regard flotta un instant sur le Français tandis qu' à l'un des bouts de la table, l'un de ses boys l'aidait à s'asseoir. D'une rigueur toute protocolaire l'Anglais s'était disposé, sans le quitter du regard. Les deux hommes s'étaient affrontés une décennie entière, sans jamais se voir -- la journée n'avait pas été de trop pour se jauger et, sous le célèbre masque de cuivre qui barrait la moitié de son visage, le Chevalier de Montvallon l'observait également. Sans doute le Gouverneur se rappelait-il, lui aussi, de la nuit où il avait cannoné cette île. De la veille de Sur Padre.
Le Corsaire était un peu à l'étroit dans sa veste de cérémonie. Un présent de la femme de l'Amiral Aube, à l'occasion de son départ de France. Taillée sur mesure par un maître alsacien de la rue Saint-Fiacre, Clarence Aube-Faidherbe l'avait voulue comme le mélange d'une veste militaire officielle de la marine française et d'un brocart d'aventurier espagnol, mâtiné du nouvel esprit mexicain. Le feutre bleu était ainsi parcouru aux épaules de fines arabesques d'or et d'argent, les manches, larges et courtes étaient moirées, les flancs ornés de quatre bandes de cuir foncé, servies de multiples boucles d'argent, initialement prévues pour emporter des pistolets. La veste avait été taillée sur mesure -- dix ans plus tôt. A bord deu Fantôme, l'équipage du Corsaire se relayait nuit et jour selon un rythme immuable : six heures à ramer, six heures de repos, six heures à poste et six heures de sommeil. Même si les officiers supérieurs étaient dispensés du premier quart, Montvallon mettait un point d'honneur à ramer, dans la cale avec ses hommes, au moins trois fois par semaine. Une décennie à écumer les mers des Caraïbes et sa carrure s'était affirmée : à sa grande surprise, la veste ne fermait plus. Aussi la portait-il ainsi, ouverte sur sa chemise, faisant la concession d'un noeud-papillon de soie au formalisme de la soirée.
D'un geste vague le Gouverneur désigna la place à sa droite, la place prévue pour l'invité d'honneur. Le Chevalier de Montvallon fit mine de s'avancer puis, roué à l'océan, céda poliment son tour aux suivants, comme sur une mer d'huile face à des commercants pressés. Les deux Hollandais avaient à peine attendu sa réaction pour s'asseoir à table, autour du Gouverneur. Les marchands étaient tellement prévisibles. Le couple Belge avait été plus conséquent, le temps passé dans le fumoir avait forgé l'étincelle d'une image entre eux. Le sieur était planteur et la dame plantureuse -- les deux, dans le sucre. Les jeunes aristocrates s'assirent l'un en face de l'autre en plaisantant joliment, la Baronne dans une robe d'un vert émeraude profond et le Baron en chemise blanche, vêtu d'une jaquette noire cintrée et pointue, au velours trop brillant pour avoir été jamais usé. La Baronne sortit un éventail et battit de ci et des cils, l'air intriguée par le Corsaire, sa généreuse robe admirablement rehaussée par opale cernée de diamants.
Restait à ses côtés un Anglais, un vieux médecin taciturne et raide, aux épais favoris grisonnants. Impeccable dans son uniforme colonial de colonel d'infanterie, sans décorations ni fioritures, sobre au possible. Le médecin personnel du Gouverneur. Deux couverts restaient à table. La place d'honneur à la droite de leur hôte, ou la place de confiance, à sa gauche. Le Corsaire était venu seul, à l'invitation personnelle du Gouverneur Britannique et sous l'assurance de sa protection. Les diplomates français l'avaient encouragé à venir. Les négociations entre l'Empire Français et l'Empire Britannique avaient abouti, et, sous le langage ampoulé des diplomates, le Corsaire avait semblé comprendre avoir fait parti du marché. La mission de Montvallon aux Caraïbes s'arrêtait ici, ce soir. Gouverneur des Antilles l'avait lui aussi, assuré de sa protection. S'il devait mourir à ce repas, son intention avait été très claire : la France ne laisserait pas sa mort impunie. Certes. En attendant, ses pistolets et trois de ses hommes l'attendaient dehors -- et son navire croisait autour de l'île à faible vitesse, sous les ordres de l'enseigne Saberlant, prêt à ouvrir le feu. Malgré toutes les belles promesses, croire un Anglais restait en tout temps un jeu périlleux.
Le médecin ne bougerait pas avant lui, le Corsaire saisit l'occasion. Pas plus que les commercants, les militaires de cet ordre n'avaient de surprise. Le Français dédaigna les deux positions, un geste pour la Baronne puis il choisit de s'asseoir à l'autre bout de la table, face au Gouverneur, sur une place sans couverts. Ainsi, avec un espace vide de chaque côté, se sentait-il de nouveau libre. Trop de temps passé en mer, sans doute et quoi qu'il en coûtait - faire face au danger. Le vieux médecin resta interdit quelque secondes, puis s'assit à la place de confiance, la place convenue pour lui. Silence. Le Gouverneur fit un signe et discrètement, le couvert en trop fut enlevé.
" Vous voila bien loin de nous, Monsieur " s'exclama la Baronne, accompagnant la parole d'un geste dramatique de son éventail.
" Suffisamment près pour continuer d'admirer votre beauté, Baronne." Habitué aux grand large, sa voix portait loin naturellement. Elle se brisa cependant, un court instant. Trop de temps passé dans les tavernes de Trois-Rivières et du Gosier, plus que dans les salons européens, les tournures de phrases n'étaient pas tout à fait les même. Montvallon élimina les premières possibilités venues à son esprit et choisit la flatterie courtoise.
"Les plus beaux tableaux ne sont-ils pas encore plus admirables lorsqu'ils conservent leur mystère..." Le Corsaire chercha ses mots. "...même en des positions inattendues ?"
La Baronne laissa perler l'éclat d'un rire cristallin qui pouvait être mutin ou peiné, charmant en tous les cas. A cette distance de la plage et malgré l'altitude, l'air était encore épais et salé, très humide. Son éventail s'agitait lentement. L'habitude revenait, malgré tout.
Le Baron toussouta, avant de prendre la parole :
" Caillebotte d'ailleurs a peint en janvier, dit-on, le plus tableau qui soit. Les deux Empereurs, Victoria et Napoléon signant l'Entente Cordiale, à la Maison du Roi de Bruxelles. Tous les journaux belges n'ont parlé que de cela. Quelle prouesse ! Quelle prouesse ! Et quelle avancée pour l'Europe ! L'Union de ses deux plus grandes nations ! Sublimée par la peinture d'un de leurs génies. L'existence du Grand Congrès Européen s'approche ! ".
Souvent les Belges parlaient ainsi, à côté de la discussion, à privilégier la vie et la vérité avant l'apparence, parfois se moquait-on d'eux pour cela. A tort. Le Baron tressaillait d'enthousiasme, pourtant avait-il conservé ce ton distingué qui faisait son charme. Sans doute avait-il eu accès à l'une des reproductions de l'oeuvre de Caillebotte, qui circulaient depuis quelques semaines dans les Caraïbes. Sans doute avait-il vu également le pastiche féroce réalisé par Toulouse-Lautrec. Le jeune Napoléon IV s'attachait à encourager l'impertinence et la vitalité partout dans l'Empire et l'on disait même, de cette commande à Toulouse-Lautrec, qu'elle émanait de l'Empereur lui-même. Les riches négociants Hollandais répondirent au Baron et la conversation s'anima quelque instants, louant l'art ou prônant la politique. Ni le Français ni les Anglais n'y prirent part. L'Entente Cordiale. L'Entente Cordiale était signée, la paix historique entre la France et l'Angleterre. Le Gouverneur des Îles Vierges ne l'avait pas voulu, le Chevalier de Montvallon non plus. Pourtant les deux se faisaient face.
Un frémissement léger se fit sentir, au travers de l'épais plancher de teck, l'Anglais l'observait. La vibration se propageait, accompagnée d'une série de petit cliquetis souterrains. Soudain, sur la table de la salle à manger, les chandeliers s'animèrent. Au pied de chacun d'eux, un petit singe mécanique cliquetait stupidement. Puis l'électricité arriva et les automates prirent vie, les petits singes grimpèrent en spirale le long des candélabres, dans un frémissement de rouages, jusqu'à toucher les ampoules -- et les ampoules s'allumèrent. Les trois petits singes applaudirent alors, trois fois de suite, avant de redescendre jusqu'à leur position initiale. Devant ce spectacle, un soupir de ravissement parcourut les deux riches Hollandais, un soupir trop courtisan au goût du Français. Trop appuyé pour des habitués du lieu. Une batterie Babbage. Une batterie thermique sans doute, était dissimulée dans le plancher.
L'Anglais semblait s'amuser, le Chevalier n'en laissa rien voir. Le vieil Evariste Galois s'était produit dans tous les salons parisiens de sa prime jeunesse et rien de tel ne le surprenait plus. Le Gouverneur babillait maintenant et les Hollandais s'esclaffèrent. Cette odeur. Le tabac. Derrière l'Anglais, une armoire sculptée de bois rare était disposée, la seule pièce d'envergure du salon. Deux éléphants étaient repoussés, comme sculptés dans les miroirs des portes, incongrus sous le mur épeautre et les latitudes caribéennes. Le boy indien qui se tenait à côté du meuble s'effaça lorsqu'il le vit. Vif éclair, au pantalon bouffant de safran. Pourtant, Montvallon devait le reconnaître, l'installation d'une batterie Babbage sur une île des Caraïbes avait dû coûter une petite fortune -- et son entretien encore plus. L'humidité aimait trop l'électricité pour leurs goûts respectifs et les premières machines de Babbage, bien que dotées d'un charme désuet, étaient fragiles. De pâles tentatives de copier le modèle Carnot-Galois d'origine. Babbage s'était appliqué pourtant, pressé par la Couronne, le meilleur des inventeurs britanniques avait dû s'y reprendre à quatre fois avant de parvenir à s'approcher de l'épure conceptuelle du moteur français.
La vie était parfois bien fragile, songea le Chevalier, une décision plutôt qu'une autre, une réaction trop lente et le sort en était jeté, pour l'éternité. Même si, rétrospectivement, il semblait toujours qu'/il en avait été décidé ainsi/. En 1832, le destin de la France, de l'Europe et du Monde s'était joué d'une telle fraction de seconde. Evariste Galois était le plus grand des savants Français. D'abord mathématicien, avant même d'avoir vingt ans, le jeune surdoué de l'école Polytechnique avait révolutionné son domaine d'étude, en créant, à lui tout seul, une nouvelle branche de recherche fondamentale. Puis son engagement politique farouche et la vigueur de sa jeunesse avait provoqué l'apparition d'un duel, pour les beaux yeux d'une femme, disait-on. Un duel à l'ancienne, dans les règles de l'art, au pistolet et au petit matin. Le reste était de l'Histoire, de celle que l'on apprenait dans tous les Lycées de France. Comment Evariste avait tiré le premier, comment son adversaire en s'effondrant avait riposté et déchiré profondément l'épaule du jeune savant. Comment, dans les mois qui suivirent, entre délires de fièvres et phases d'apathie rêveuse, Evariste Galois avait quitté le monde des Mathématiques pour concentrer toute l'étendue de son génie sur les lois de la Physique, la Physique qui venait presque de le tuer, la Physique qui venait de faire de lui un meurtrier. Le mouvement, la vitesse, la percussion étaient devenu comme une forme d'obsession. Un manuel était apparu dans sa convalescence, "/Réflexions sur la puissance motrice du feu/" du physicien Sadi Carnot. Et quinze ans plus tard, en 1847, le moteur Carnot-Galois avait vu le jour. Evariste Galois l'avait dédié à son confrère, à Sadi, mort trop jeune de maladie.
Montvallon ne comprenait pas toutes les subtilités de ce moteur, encore moins les lois de physique fondamentale qui prévalaient à son fonctionnement. Sa connaissance se limitait à savoir qu'en faisant tourner un aimant autour d'une bobine de cuivre, de l'électricité apparaissait. Et l'électricité, devenue abondante dans toute l'Europe, connaissait d'innombrables usages. Le moteur Carnot-Galois était conçu pour transformer l'effort mécanique en électricité, avec un rendement phénoménal, presque surnaturel. Disposant d'un tel moteur, n'importe quel mouvement mécanique -- même le plus léger -- suffisait à allumer le filament d'une ampoule. Sur les île des Caraïbes, des boeufs et des chevaux de labour faisaient tourner inlassablement de grandes roues crantées. Dans les campagnes européennes, les moulins à eau s'étaient transformés en générateurs électriques, travaillant nuit et jour à charger les batteries des villages, recouvrant rapidement le territoire entier d'éclairages publics. Dans les villes et dans les usines, là où les besoins étaient plus grands, d'immenses machines à vapeur furent inaugurées. Le niveau de vie et la productivité française d'abord, européenne ensuite, s'étaient accrus d'une façon inconnue jusqu'alors. A bord du Fantôme, le navire du Chevalier de Montvallon, un système hybride avait été choisi.
Le Fantôme était un de ces contre-torpilleurs de la classe Foudre, l'aboutissement de la pensée militaire stratégique de l'Amiral Aube. Mieux armés que les petits torpilleurs, plus maniables que les lourds cuirasssés, une courte cheminée à vapeur y était associée à un vieux principe maritime, un principe vieux comme l'Antiquité : les bancs de rameurs. Les rames ne dépassaient pas, bien sûr, de la coque, il s'agissait en vérité d'un dispositif à mi-chemin entre la rame et la manivelle. L'équipage du Fantôme se relayait nuit et jour dans la cale du navire pour faire tourner, à la seule force de leurs bras, d'innombrables aimants autour de grandes bobines de cuivre, le long de roulements à billes. La vapeur et les rames permettaient ainsi au moteur Carnot-Galois d'être chargé en permanence. Si la vapeur assurait au navire sa meilleure vitesse de croisière, si le charbon facilitait grandement les traversées en haute-mer, le panache de fumée noire généré par la machinerie était visible à plusieurs kilomètres à la ronde et le bruit de ses pistons, lui, déchirait trop facilement le voile des nuits sombres. L'intérêt du système hybride de la classe Foudre résidait dans sa furtivité. Armé de ses seules rames, le Fantôme pouvait se déplacer dans un silence presque parfait. Et c'est comme cela, par une nuit sans lune, que le Chevalier de Montvallon avait surpris cette île, des heures entières, au son du canon.
L'entrée venait d'être servie, par la gauche. Une courte assiette de faïence était apparue devant chacun des convives. Dedans, un petit oiseau entier, frit dans une sorte de croûte noire et accompagné d'une confiture épaisse, brillante et grumeleuse, rouge-orangée. Les ailes de l'oiseau étaient grotesquement déployées, comme pour un dernier envol. Les autres invités avaient l'air ravi et paraissaient savoir s'en débrouiller, retournant l'oiseau sur le dos avant d'en ouvrir joyeusement la panse, au fil d'une cuillère. Le Français les regardait faire, surpris. L'Anglais ne le quittait pas des yeux, d'un mince sourire effilé. Montvallon reposa sa cuillère. Sous son masque de cuivre, sa peau brûlée l'irritait. Un instant, l'envie de tourner la clé du ressort principal le démangea. Jamais le ne faisait-il en public, encore moins à table -- de toute façon aucune fiole de sérum n'était chargée, le geste aurait été inutile. Montvallon avait commencé sa carrière d'officier de marine en Asie, à naviguer dans toutes les mers entre le Golfe de Siam et le Japon. Autour de la Cochinchine, Les escarmouches et les cannonades étaient fréquentes, les aventures nombreuses et la vie valable. Un jour, lors de l'abordage d'une jonque de contrebandiers, un assassin chinois s'était glissé à bord de son cuirassé. L'assassin s'était avancé habilement entre les marins, jusqu'à lancer sa grenade artisanale par la fente de la tourelle de commandement. Le lieutenant de vaisseau Douzans, son ami, s'était jeté face à l'engin et attenué le souffle. Douzans et deux autres officiers étaient morts. Montvallon avait survécu, le visage gravement brûlé.
La douleur avait été atroce et le voyage de retour en France un calvaire, oscillant entre le rêve cotonneux et le cauchemar incendiaire. Une année de plus s'écoula, avant que l'Institut Pasteur ne parvienne à mettre à mettre au point ce masque. L'ensemble était lourd, tenu par plusieurs sangles de cuir épais, recouvrant son front et la moitié gauche de son visage d'un entrelacs complexe, de tubes en laiton, de clés et de ressorts. Lorsque le système était rechargé, la mécanique permettait à de petites buses interieures de vaporiser, plusieurs heures durant, le contenu d'une fiole de sérum sur sa peau brûlée. La lanoline du sérum l'apaisait, l'effet était immédiat. Après sa blessure en Mer Jaune, la Marine de Guerre l'avait réformé. Et l'Amiral Aube recruté aussitôt, pour devenir l'un de ses Corsaires. Montvallon avait été un des premiers Corsaires de l'Amiral, et l'un des derniers encore en vie. Il ne touchait pas de solde officielle, hormis sa part de butin. Mais chaque année, le Ministère de la Guerre lui faisait parvenir, par une voie ou par une autre, une caisse de fioles du sérum. Peut-être, un jour, pourrait-il enlever son masque. Sa peau régénérée serait alors douce comme de la soie, espérait-il. Au moins, s'il pouvait ne plus effrayer les enfants... Ni les dames.
En attendant, ce masque avait grandement participé à sa réputation dans les Caraïbes, autant que le Bras d'Acier à celle du capitaine d'Anjou. Après, le héros de la Légion Etrangère pouvait charger son bras d'électricité et assommer n'importe quel être vivant sur cette terre, fut-ce un éléphant -- la démonstration en avait été apportée. Rien d'aussi spectaculaire pour Montvallon, lui, se contentait de se soigner, lentement. Le Fantôme Masqué. La Foudre des Antilles. L'Homme au Masque de Cuivre. Grands Dieux, songea-t-il, que ces noms étaient pompeux. Il était grand temps que cette guerre s'arrête. Sans vraiment s'en rendre compte, Montvallon avait brisé délicatement les jointures des ailes de l'oiseau et les avait repliées contre le corps, lui donnant la forme, s'étonna-t-il, de son navire. Ou d'un cercueil. Le Français repoussa l'assiette, sans y toucher plus.
" Ce chutney est simplement divin, Gouverneur ! " s'exclama l'un des Hollandais. " J'espère que vous en ferez bientôt le commerce, je donnerai cher seulement pour sa recette ".
" Sri Ganji vous la donnera monsieur de Kock, j'en suis certain, et de bon coeur. Même si les épices qu'il utilise viennent d'un seul port du nord de l'Inde, c'est une recette unique, faite à mon goût. Je veillerai à ce qu'il vous donne un échantillon d'épices pour l'accompagner. "
" Cette mangue est /à tomber/, je ne savais pas qu'elles pouvaient avoir /telle saveur/ " rétorqua le second Hollandais.
Le Gouverneur avait tenu à ce que la discussion du repas soit entièrement en Français et le choix des participants avait dû être fait en conséquence. Les riches commerçants parlaient un Français très fluide, bien que trop guttural.
" Ce sont les meilleures, d'une petite plantation près de Kingston, des gens de mes amis. Elles sont conservées selon la tradition britannique, à peine améliorée. Dans une gelée secrète et sucrée. " Le visage du Gouverneur s'était avancé comme s'il révélait un secret d'état. " Ce chutney pourrait faire le tour du monde, à la voile même, et revenir ici tout autant comestible. Dans un pot bien fermé, /of course/" et les Hollandais en convinrent poliment.
" Ce dont les indiens ont bien été toujours incapables. Mais quel goût dans la préparation ! ".
L'Anglais l'ennuyait et le Chevalier sentait sourdre en lui une saine colère.
.../...
Dernière édition par Montvallon le Mer 18 Jan 2023 - 21:46, édité 2 fois
Montvallon- Messages : 101
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Re: Bouffe et vapeur
Montvallon était en mer depuis trop longtemps pour se rappeler parfaitement de ce qu'étaient les bonnes manières, ou la courtoisie nécessaire aux conventions des salons. Comme par une forme de sixième sens, la Baronne prit la parole juste avant lui.
" Herr von Richter est en retard ! Lui qui est toujours si ponctuel ".
Un silence s'étala, ponctué de plusieurs éclats de rire, discrets, surpris ou amusés. L'entrée venait d'être desservie -- Herr von Richter ne viendrait pas. Pas après l'incident de ce matin. L'épouse et les filles du Gouverneur non plus, nota le Chevalier. En tant que représentant du Kaiser dans les Caraïbes , Herr von Richter avait tenu à assister, le matin même, à la cérémonie d'absolution du Corsaire -- à l'échange diplomatique des Lettres entre les deux parties. Le Gouverneur des Îles Vierges avait remis au Chevalier de Montvallon, au nom de la Couronne, le Pardon Royal pour "tous les actes délictueux et immoraux commis par sa personne dans les Caraïbes depuis 1888", signée du Vice-Roi des Caraïbes. En échange, le Corsaire lui avait remis sa Lettre de Marque. Cette Lettre, cette Lettre faisait tout son honneur et elle n'avait jamais quitté Montvallon, depuis sa remise en mains propre par l'Amiral Aube. Comme un fétiche, le Corsaire l'avait toujours conservé à l'intérieur de sa veste, près du coeur. Signée de la main de Napoléon IV lui-même, cette Lettre l'autorisait à "saluer, aborder et saborder tous les navires anglais, de guerre, de pêche et de commerce, ainsi que tous ceux affiliés à l'Empire Britannique et ses intérêts". Incluant les navires Hollandais et Allemands, cette dernière clause était ambigüe et n'aurait du concerner que les navires marchands des autres nations, seulement les navires marchands étrangers engagés dans un commerce avec la Couronne, comme cela était de tradition.
Montvallon avait interprété cette Lettre de Marque avec une certaine libéralité, devait-il en convenir. Au lendemain de la bataille de Sur Padre, les navires de guerre allemands, engagés dans la bataille auprès de la Royal Navy, refluaient en désordre au sud de la Jamaïque. Une flotte entière de vaisseaux de guerre prussiens, abimés, dispersés et isolés. Presque une offrande, selon le Français. Le Fantôme avait opéré en silence, parmi les sombres eaux de septembre. En deux jours, l'équipage du Fantôme avait ajouté trois navires de plus à son tableau de chasse. Du point de vue de la France, ces navires en déroute étaient effectivement affiliés à "ceux de l'Empire Britannique et de ses intérêts". Du point de vue Allemand, ces navires étaient /en déroute/. Et n'étaient pas commerçants. Le point était litigieux et Von Richter, suite à l'échange des Lettres, avait tenu à en parler. Ce qui était plus que le simple rôle d'un observateur et le Corsaire en avait fait la remarque à l'épouse du Gouverneur, avec quelque familiarité. Femme de tête, celle-ci avait répliquée et, offensé, Von Richter s'en était ouvertement mêlé. S'en fallut-il de peu qu'un véritable incident diplomatique n'éclate. Mais le sens du devoir était ancré et partagé. Une fois les Lettres échangées entre le Gouverneur et le Chevalier, l'Entente était signée par plus que leur seule et simple volonté. Montvallon était revenu dans la légalité, officiellement gracié de /toutes/ ses actions. Le commerce britannique, lui, était de nouveau protégé.
La brisure entre la France et l'Angleterre avait été profonde. Cela remontait à l'année 1870, lorsque Napoléon III avait déclaré la guerre à la Prusse. La campagne avait été dangereuse, l'armée n'était pas aussi prête que les fanfaronnades des officiers généraux ne le laissaient supposer et Bismarck était un fin renard, de ces renards dont sont fait les contes. La ville de Belfort pourtant avait tenu, sous le commandement de ce lion de Denfert-Rochereau. Le Maréchal Bazaine, lui, avait hésité, puis il avait rendu son armée, sans combattre. Plus tard la preuve fut donné qu'il avait été acheté et son destin achevé, deux ans après la guerre, contre un mur -- onze balles et douze tireurs. "Vous tuez un général" avait-il crié avant de mourir, un général certes, mais pas un français avait commenté un jeune député du nom de Clémenceau. A Sedan le désastre avait été total. Napoléon III s'était enfui de justesse dans un de ces nouveaux ballons motorisés, prévus pour la reconnaissance. Renouant avec le nom de Badinguet, Louis-Napoléon avait préféré s'enfuir plutôt que d'être à nouveau capturé. Les bons mots sur sa fuite avait fusé pendant quelques semaines puis, à Bordeaux, Napoléon III avait reformé une seconde armée et l'Europe retint son souffle.
L'arrière-pays français était profond. Galvanisées par la présence de l'Empereur, les troupes fraîchement levées s'étaient mises en ordre de marche, commandées à l'Ouest par Gambetta, à l'Est par Bourbaki, vers Paris. Paris. A Paris la situation était dramatique, la capitale était entièrement assiégée. Et dans la Versailles occupée, les Prussiens venaient de proclamer le nouvel Empire Allemand. Whilelm II de Prusse avait été proclamé Kaiser du Second Reich, à Versailles -- ses bottes de campagne prussiennes venaient de fouler les chaussons privés de Louis XIV. L'élégance en France est une habitude, de celle pardonnant toujours l'excellence. Ainsi, le peuple de Paris s'était-il soulevé et le drapeau rouge de la Commune avait empêché /de justesse/ les Républicains de trahir la Nation. Lorsque Bourbaki finit par repousser les Prussiens jusqu'à Berlin, lorsque la rive gauche du Rhin fut annexée à la France et la paix signée, les Communards firent partie de la Victoire et de l'Empire.
Et les Belges également, d'une autre façon. Napoléon III avait poussé son avantage jusqu'à annnexer également la Belgique et le Luxembourg. Là, précisément, s'était produite la fracture avec les Anglais. D'abord soutien intial de la France, l'Angleterre avait changé d'avis dès les premier succès significatifs des armées françaises. Les diplomates anglais avaient alors fait preuve d'une poésie inédite sur la liberté des peuples puis, de menaces de moins en moins voilées, leur intention de guerre ouverte avait été clarifiée. Et sous la pression anglaise, Napoléon III avait fini par reconnaître le Royaume de Belgique comme un état indépendant, souverain et monarchique. Depuis cet instant, depuis que la neutralité de la Belgique et des Flandres avait été forcée, la France savait à qui s'adresser en parlant d'Angleterre.
Les yeux pétillants et la bouche amoureuse, le Baron avait relancé la discussion avec brio, ménageant toutes les susceptibilités. Même le vieux médecin s'était pris au jeu de la discussion, esquissant aux bons mots de l'aristocrate Belge, l'ombre d'un sourire. Le premier plat fut servi. Les assiettes étaient creuses, couvertes d'une fumée blanche. Une épaisse soupe, servie par de généreux morceaux de poisson et de patates douces, parsemée d'herbes et, parmi d'autres, de grains de poivre à l'arôme puissant.
" Mulligatawny " annonça le Gouverneur, l'air quelque peu absent. " Ma /fameuse/ soupe mulligatawny. J'espère qu'elle, vous plaira, Monsieur de Montvallon ".
Le Gouverneur semblait reculer au loin, à son bout de la table et le Chevalier n'allait pas se laisser mourir de faim. L'assiette était conséquente et le fumet, en effet, était fameux. S'il devait mourir empoisonné qu'il en soit ainsi, servi d'un met délicat. A cet instant comprit-il l'importance véritable de la promesse donnée par les diplomates français. Sa mort ne resterait pas impunie. La promesse valait ce qu'elle valait, mais à cet instant, elle le réconforta profondément. Le temps d'à peine souffler sur les braises du plat et le Chevalier goûta. Le poisson était délicieux et la soupe harmonieuse. Lait de coco, estima le Français, typique de la région. Et lentilles de corail. Au fond de l'assiette, du riz. Le poisson était exquis. Un court silence s'installa tandis que chacun savourait les premières bouchées du plat, mélange de l'art culinaire indien aux produits locaux, sous la férule anglaise. Le chef du Gouverneur était talentueux.
" Quel poisson est-ce-là " demanda la Baronne, sertie d'un voile indistinct dans la voix.
" C'est un loup des Caraïbes, n'est-ce pas " répliqua le Baron, d'un ton plus grave, concerné par son repas.
" Well see Baron, c'est bien un loup des Caraïbes". Le Gouverneur paraissait quelque peu narquois.
La Baronne hoqueta un instant. " Oh !"
"Et bien Gouverneur, s'exclama le Corsaire, mes hommages à Sri Ganji, si c'est bien le nom de votre maître d'hôtel. Son talent est rare". Le Français avait été sincère, en connaisseur, mais la réaction de la Baronne l'intrigua. Le temps d'un silence, il poursuivit.
" Et bien, Baronne, ce poisson était-il donc de vos amis ? "
" Ah ! Presque. En été adorons-nous allons aux Etats-Unis, sur le continent le climat nous est plus clément. Et là-bas, se trouvent plusieurs coins sauvages où les loups abondent dans la baie. /Governor/, quel est le nom donné à ce poisson ? Le surnom donné par les pêcheurs locaux ? "
" Ca je ne le sais pas, répondit sèchement l'Anglais, demandez à mes pêcheurs, ou à mes acheteurs ".
" Oh ! Vous aimeriez tellement pourtant voir le spectacle de ces poissons à l'été ! A la saison des amours. Ne voyagez-vous donc jamais ? "
" Jamais non, Baronne, jamais loin de mon devoir". Le Gouverneur semblait intéressé à la conversation, autant que pouvait l'être un diplomate Anglais : sa main venait de pianoter sur la table.
" C'est un spectacle tellement saissisant. Le devoir n'interdit pas, de temps en temps, le plaisir à voir de la beauté. Un /Red Drum/, ainsi appelle-t-on ce poisson là-bas, car de les voir à l'époque des amours est une expérience rare. Leurs tempes deviennent d'un rouge saisissant et elles battent sous l'eau, produisant ce son si... particulier ! Comme des tambours. Des milliers de tambours rouges. "
Des milliers de tambours rouges... Ces mots résonnaient étrangement aux oreilles du Français. /Red Drum/.... Le Chevalier semblait déjà connaître ces mots. /Red Drum/... Au fond de son esprit, une image s'éveilla. Celle de fusiliers anglais, vêtus de leurs fameuses tuniques rouges, envahissant les côtes françaises au son du tambour. Des milliers de tambours rouges... Tombés de la mer sur les rivages de France. Des siècles d'invasions anglaises sur le continent, des générations de soldats en bleus luttant contre. L'image qui venait de se former dans sa mémoire était étonnante. Un doute, un instant. Le lien semblait trop ténu aux yeux du Chevalier, mais le couple d'aristocrates semblait profondément choqué. La diplomatie était parfois un art subtil et les jeunes aristocrates semblaient connaître le Gouverneur mieux que lui. Le Chevalier était partagé. Après tout, les plus belles injures ne sont-elles pas celles que l'on ne remarque pas ?
Et le regard du Gouverneur était ambigüe. Le repas n'était pas empoisonné, pas physiquement en tout les cas. Mais ce regard était ambigüe. Empreint d'une forme de rancune, profonde et tenace. Le Français pensait en connaître la cause profonde. Les deux avaient joué au chat et à la souris des années durant. Le /raid/ effectué par le Corsaire sur cette île était devenu légendaire, aussi bien dans les îles que dans les cercles de connaisseurs en Europe. Les contre-torpilleurs de la classe Foudre étaient invisibles à longue distance, l'Amiral Aube l'avait voulu ainsi. Le Fantôme était le troisième de sa série, sorti de l'arsenal de Nantes. Et le meilleur des contre-torpilleurs, à ses yeux, le plus équilibré. En forme d'amande légèrement arrondie, long d'une centaine de mètres, le bord du Fantôme ne dépassait de l'eau que d'un mètre cinquante environ. Silencieux lorsqu'il n'utilisait pas sa chaudière, la première chose que l'on aperçevait à son approche était sa tourelle centrale -- alors était-il déjà trop tard, le navire était à portée de feu. Le cylindre sombre, blindé et aplati était hérissé de deux mortiers lourds, des fûts De Bange de 304 mm. Une arme redoutable, sans fumée, capable de traverser les meilleurs blindages. Apparaissait ensuite la courte cheminée à vapeur du navire, sombre, large et évasée comme un champignon, dissimulée derrière la tour centrale. Enfin, à la poupe et à la proue se trouvaient, symétriques, deux petites tourelles basses et bombées, chacune dotée d'un canon léger à tir rapide. Et c'était tout. Ou presque. Les marins d'expérience distinguaient, à faible distance, les deux rainures à l'avant, de chaque côté du navire. Les tubes de lancement des torpilles, affleurant à peine au bord de l'océan.
En 1892, Montvallon avait parfaitement exploité la situation stratégique. Depuis plusieurs mois, les mers des Caraïbes étaient la proie d'incessants soubresauts. Comme un corps malade pressentant l'apogée de sa fièvre, les convulsions se rapprochaient de plus en plus et, d'obliques en obliques diplomatiques, les trajectoires des flottes de guerre se rapprochaient. Le jeune état fédéraliste Nord-Américain avait très mal supporté l'instauration de l'Empire du Mexique à ses frontières. Napoléon III avait, de fait, profité d'une façon très pragmatique de leur guerre civile : tandis que les Fédéraux et les Confédérés s'affrontaient dans leur guerre de Sécession, les Français avaient mené une expédition audacieuse au Mexique, jusqu'à conquérir le pays et ses environs.
(--- passage à réécrire ---
Avec l'aide de l'Autriche. Instauration d'un pays catholique. Aide de l'Espagne. Trop occupés à combattre l'influence franco-autrichienne en Amérique centrale, les Américains du Nord avaient laissé les coudées franches à l'Espagne pour asseoir son autorité directe ou indirecte sur l'Argentine, le Chili et la Colombie. Seul le Brésil restait le théâtre ouvert d'affrontements géopolitiques complexes. Napoléon III avait ensuite habilement négocié l'aide de l'Autriche-Hongrie, promettant le trône du Mexique au jeune Ferdinand-Maximilien. Le choix de Maximilien était une évidence. Aux yeux des Français, la paternité de l'Empereur Maximilien Ier du Mexique ne faisait aucun doute. Maximilien était le petit-fils naturel de Napoléon Ier : le fils illégitime de feu Napoléon II et de l'archiduchesse Sophie de Bavière. Après Waterloo et l'exil de son père, le jeune Napoléon II avait été élevé par sa mère, à la cour autrichienne des Habsbourg. Devenu jeune homme, sa passion dévorante pour Sophie n'avait laissé personne indifférent, pour ainsi dire, à la cour de Vienne. L'archiduchesse était l'épouse de l'héritier légitime du trône d'Autriche. Ainsi, lorsqu'en 1832, Sophie tomba "magiquement" enceinte, Napoléon II succomba dans les mois qui suivirent à une étrange maladie. Sophie resta inconsolable plusieurs semaines et son fils, qui survécut, fût tenu éloigné de toute ambition politique.
Jusqu'à ce que Napoléon III scelle durablement le sort de l'Europe. A son instigation, l'alliance Austro-Latine fut établie en 1867, autour de la question mexicaine. En 1882, Von Bismarck avait envahit l'île libre d'Haïti et pris pied dans les Caraïbes. En 1883, la flotte de guerre espagnole resista à une attaque nord-américaine sur Cuba puis, en 1885, Cuba fut capturée avec l'aide des Allemands et des Anglais. En 1886, Von Bismarck réunifia l'île d'Haïti en annexant la République Dominicaine espagnole, et l'île fût rebaptisée du nom d'Hohenzollern, en hommage au Kaiser. En 1887, la Russie captura les dernières possessions françaises près du Canada et en 1888, Napoléon IV relança la Guerre de Course dans les Caraïbes.
--- passage à réécrire ---)
Le soir du 24 septembre, un vieux cuirassé de la République des Etats-Unis d'Amérique viola, par surprise et de nuit, la frontière et les eaux territoriales de l'Empire du Mexique. S'approchant des batteries côtières mexicaines de Sur Padre, l'USS Jefferson s'était mis en position de tir. En tout cas l'avait-il fait, selon tous les officiers et artilleurs mexicains présents à poste, ce soir-là. En réaction face à cette manoeuvre hostile, le Mexique avait fait feu le premier et coulé le cuirassé américain. Les matelots américains survivants jurèrent, eux, jusqu'au dernier, s'être égarés. Leur mouvement face à la batterie côtière n'était pas volontaire, dirent-ils, une simple façon de se reprendre leur marque avant de s'en retourner vers le Texas. L'incident avait mis le feu à la poudrière des Caraïbes.
Le gros de la flotte américaine s'était regroupé la veille, par un heureux hasard, à moins d'une dizaine de miles de là. Ainsi au petit matin, en représailles, les américains avaient-ils cannoné les défenses de Sur Padre. Dans les heures qui suivirent, l'ensemble des flottes de la région convergeaient vers le nord du Mexique, pour ce qui devait être la plus grand bataille navale de l'époque moderne. Le pouls du monde était, à cet instant, réglé sur les Caraïbes : sept puissances majeures allaient s'affronter sur mer, dans la folie d'une furie destructrice.
Montvallon et son équipage, eux, n'appartenaient pas aux forces régulières de la France, encore moins à celles du Mexique. Tandis que tous les navires des marines de guerre croisaient d'urgence vers Sur Padre, le Fantôme s'était porté de l'autre côté, au large de l'Atlantique. Un destroyer britannique, en retard pour la guerre et fumée au vent, fut abattu en pleine mer. Le Fantôme décrivit ensuite un arc de cercle pour rejoindre les Îles Vierges Britanniques par le grand large. Silencieusement, profitant de l'obscurité, le navire du Corsaire s'était avancé jusqu'au port principal des Îles Vierges. Le HMS Coventry était le seul navire resté en défense dans la zone, le seul obstacle sérieux. Le Coventry était assez récent pour avoir une épaisse coque en cuivre, mais suffisamment ancien pour avoir des voiles. Et 48 canons.
Deux par deux, les torpilles tombèrent des tubes du Fantôme, dans l'eau noire des Caraïbes, et filèrent en ligne droite jusqu'au HMS Coventry. Le navire était ancré -- les explosions furent magnifiques et dramatiques. Une fois le cuirassé coulé, le Fantôme avait fait feu de tous ses canons sur les batteries côtières puis sur le port de la capitale anglaise, déversant pendant plusieurs heures un déluge infernal. Les petits navires de pêche et de commerce restés à quai furent envoyés par le fond et les infrastructures portuaires réduites à néant. Alors, seulement alors, le Fantôme fit feu de ses dernières munitions, au jugé dans la nuit noire, sur les grands générateurs électriques, au centre de l'île. L'un d'eux explosa. En plein jour, Montvallon savait que ses artilleurs auraient eu les trois. Les dégâts avaient été considérables, le commerce anglais entravé sur une longue durée. Le Gouverneur souriait toujours en le regardant, de cette façon ambigüe. Le Français avait trop attendu, d'instinct choisit-il de rompre en visière. Après tout, les moeurs étaient plus relâchées dans les îles et qu'était-il, lui, sinon un vieux brigand, tenu éloigné trop longtemps de la bonne société.
"Excellent repas, Gouverneur. Pour vous le dire en toute amitié, je suis heureux d'avoir épargné cette bâtisse, c'est un endroit très agréable".
Le vieux médecin se raidit instantanément dans son uniforme, si cela était possible. Et cela l'était, visiblement. Les yeux du Gouverneur se plissèrent quelque peu, comme s'il avait attendu le coup.
"Et je vous en remercie, Monsieur le Chevalier. Sans cela, où donc le Duc de Gramont aurait-il pu dormir ? "
Touché. Quelques mois plus tard, les Anglais avaient capturé sans le vouloir un petit aviso français en mission diplomatique, un navire sorti des lignes maritimes habituelles. La prise était juteuse. L'aviso croisait sans autorisation, en secret. Avant leur saisie, les Français avaient eu le temps de détruire les documents les plus compromettants, le sel même de leur mission au Mexique s'était dissous parmi les grands fonds caribéens -- les émissaires, eux, furent capturés. Et la capture du Duc de Gramont fut l'évènement le mieux étouffé de l'histoire diplomatique de cette année.
"Et bien, connaissant la réputation de Gramont, où diable aurait-il pu dormir... Sinon dans les bras de n'importe quelle femme de cette île ?"
Hoquetant, le vieux médecin répliqua : "Oui, au sol battu d'une de ces cases indigènes !"
Montvallon acquiesca, en souriant. "Pour un vétéran du Mexique savez-vous, n'importe quelle paillasse est préférable à la cale d'un navire". Le temps de goûter une nouvelle cuillère de mulligatawny, le Corsaire reprit : " Tant que la chaleur est suffisante".
Le médecin allait répondre, le gouverneur lui intima l'idée de se taire et laissa sa propre cuillère retomber, distrait. "Croyez-bien que le Duc de Gramont s'est montré particulièrement heureux d'être accueilli ici -- jamais de ma vie je n'avais vu Français si prolixe".
"'De cela je ne doute point, le Duc de Gramont est de ces esprits qui savent marquer le temps. C'est homme à ne jamais manquer de conversation tant qu'il est entouré de jolies femmes". Le Français s'arrêta pour déposer une arête invisible au coin de son assiette. "Et qu'il sait où dormir. Hors de ce propos, vos délicieuses filles ne sont-elles point avec nous, ce soir ?"
Le regard du Corsaire s'était planté dans celui du Gouverneur. Deux éclairs en un orage froid. Le sous-entendu avait porté. Rarement Anglais ne fût si pâle. Un arc d'électricité aurait pu traverser la pièce sans qu'aucun des témoins n'en soit véritablement surpris.
"Non." La voix du gouverneur était admirablement dépourvue d'émotions, son regard absent. "Herr Von Richter aime à les avoir à ses côtés, leur présence l'apaise."
La peau brûlée du Chevalier l'irrita. La silence s'éternisait, le médecin esquissa l'ombre d'une reprise mais le Français le devança.
"A son âge, je le comprends. Je crains que la sortie de ce matin n'ait éprouvé son coeur, vos filles sont des anges de lui accorder une compagnie de telle valeur." Montvallon déposa sagement sa propre cuillère. Les boys n'attendaient que cela pour retirer le service, harmonieuse danse de cheveux noirs et de safran. Le compliment semblait avoir rasséréné le gouverneur.
"Certainly. L'Allemagne reste notre alliée, le chancelier Von Bismarck a fait beaucoup pour cela. Mes filles semblent ainsi préférer encore la Prusse à Versailles." L'Anglais avait accompagné ses paroles d'un geste nonchalant, englobant le salon et ses lumières. La conversation venait de reprendre un tour diplomatique, lisse en apparence, doté de plus de profondeur qu'il n'en paraissait. Les deux commerçants Hollandais s'agitèrent, donnant l'impression de faire grand cas des filles du Gouverneur et de leurs innombrables qualités, plus que de la présence du Français. Impartis d'une neutralité politique parfaite, les Belges riaient et s'amusaient avec une certaine légèreté. Le Corsaire s'amusa un bref instant avec eux. Le Baron venait d'évoquer innocemment le titre de Chevalier porté par Montvallon, le Gouverneur reprit l'initiative.
"A propos de Chevalier, Monsieur de Montvallon, connaissez-vous l'histoire de celui de Fréminville ? "
Le Français frissonna soudain. Le gouverneur plissa les yeux en l'observant. Pour la première fois depuis leur rencontre, le Corsaire avait l'impression de le rencontrer véritablement, comme si la brume se dissipait lentement sur les profondeurs d'un loch glacial et raviné. L'Anglais en savait-il plus qu'il ne le disait ? Un instinct de danger affûta son propre regard. Le diplomate continua. "Les Français sont d'un tel romantisme".
"Quelle est donc cette histoire, Gouverneur", poursuivit intriguée la Baronne, "Fréminville, ce nom ne m'est pas inconnu."
Le Français reprit la parole : "Il s'agit d'une ancienne histoire, Baronne, survenue dans les Antilles au début de ce siècle. Une véritable tragédie. De celles dont les poètes hésitent à profaner le souvenir en les racontant."
"Voyons, Monsieur ! Voilà notre curiosité piquée, plus encore sachant cela ! Vous ne pouvez pas ne pas nous la raconter !" Les autres convives approuvèrent, la Baronne insista encore et, la tête basse, le Chevalier céda à sa demande.
"Et bien, Baronne. L'histoire se déroule au début de ce siècle, dans les Antilles françaises. Fréminville était un jeune officier de marine, un breton, un farouche, un rêveur passionné, bon dessinateur. Ses croquis de botaniques sont toujours des modèles du genre. Un jour qu'il dessinait une plante rare au bord d'une falaise, son pied dérapa. Lorsqu'il reprit conscience, à son chevet se trouvait la plus délicieuse des créatures, celle que l'on nomme depuis /la Princesse Caroline/. Leur amour fut d'une telle grandeur, d'une telle beauté, qu'un mariage était certain. Mais le devoir d'officier de Fréminville le rappela à bord de son navire. Les deux jeunes gens se jurèrent alors un amour éternel et tandis que Fréminville repartait en mer, Caroline resta sur l'île, à guetter chaque jour, depuis les falaises, le retour de son amour.
Un temps. "Alors ? Que sa passa-t-il ?" La Baronne était suspendue à son récit.
Soupir... "Alors, un jour, le navire reparut à l'horizon. Et ne s'arrêta pas. Caroline le vit s'approcher de l'île, longer les côtes et repartir en mer, poursuivre sa mission inachevée. Son frêle coeur ne le supporta pas. Lorsqu'enfin le navire revint, lorsque que le Chevalier de Fréminville débarqua enfin et se précipita auprès de sa bien-aimée, ce fut pour apprendre la plus terrrible des nouvelles. Croyant à la mort du Chevalier, Caroline s'était jetée dans le vide. Elle était /certaine/ que si Fréminville avait été vivant, son navire se serait arrêté, lors de son dernier passage. "
"Quelle histoire terrible ! ", s'exclama la Baronne. "Terrible" finit par ajouter le Baron. Le silence dans leur voix était meurtri.
"Terrible, oui, terrible, une véritable tragédie, digne de l'Antiquité", glissa le gouverneur, d'une voix liquide. "Depuis, l'endroit de la chute de Caroline a été baptisé de son nom, en son honneur et son souvenir, par les habitants. A quel endroit est-ce, déjà, Chevalier ?"
Le Français se contint, du mieux qu'il pouvait. "Au Fort Napoléon, Gouverneur, dans les Îles des Saintes, si mes souvenirs sont bons."
"Je crois qu'ils sont bons, en effet. A Terre-de-Haut, dans les Îles des Saintes, au fort Napoléon".
A l'endroit précis où dormait le Corsaire, lorsqu'ils n'était pas en mer. Son lieu de repli. Là où l'équipage du Fantôme prenait ses quartiers d'hiver, là où se trouvait leur vie civile, ou ce qui s'en approchait le plus. L'endroit qu'ils appelaient "chez eux". D'entendre ce nom dans la bouche d'un Anglais venait de le troubler profondément. Très peu de personnes connaissaient l'existence du Fort Napoléon, les habitants des alentours étaient sûrs, le Fantôme ne venait ici que de nuit et jetait l'ancre dans une cavité naturelle aménagée, à l'abri des regards indiscrets. Etait-ce une coïncidence ? Ou bien le Gouverneur connaissait-il l'emplacement réel de son repaire ? Le Fort était un bastion de surface tout ce qu'il y avait de plus innocent, mais tout autour un réseau de galeries et d'entrepôts souterrains permettait au Corsaire et à son équipage de se reposer, de vivre et de se ravitailler. Et de repartir ensuite vers le nord, piller la région.
Le Gouverneur souriait, tandis que des boissons rafraîchissantes étaient servies. Intérieurement, le Français dansait sur des charbons ardents. S'il en avait connaissance, pourquoi le révéler maintenant ? L'Alliance de la France et de l'Angleterre était-elle si sûre qu'elle valait la peine de dévoiler ce renseignement ?
"L'histoire ne s'arrête pas là." Le gouverneur sirotait tranquillement sa boisson. "Le Chevalier de Fréminville emporta les vêtements de son amour perdu, Fréminville emporta tout ce qui pouvait rappeler Caroline à son souvenir. Ses bijoux, ses miroirs, ses plus jolies robes. Puis il rentra en France, une fois son service aux Caraïbes accompli. Et là, dit-on, se mit-il à s'habiller comme /elle/, à porter ses vêtements et à se maquiller comme elle le faisait. Jusqu'à se faire appeler /Chevalière/ et recevoir ainsi, travesti en femme, ses invités. Imaginez-vous ce fier marin habillé en femme ! L'imaginez-vous rendre cet hommage à son amour..! Dans la plus pure tradition du Chevalier d'Eon. Quel romantisme que celui des Français, quelles traditions ! Le Chevalier d'Eon, le Chevalier de Fréminville... " Un temps de suspens.
Montvallon soupira. Une possibilité existait pour que le Gouverneur voulut simplement faire un bon mot à ses dépens. Pour que la mention du Fort Napoléon soit effectivement une coïncidence sans importance. Son coeur battait pourtant toujours à se rompre, puis son langage à son tour se fit plus mesuré et diplomatique "En effet Gouverneur, la France a toujours eu un respect profond pour la féminité. L'accepter et l'honorer est de notre tradition. Souvenez-vous, lorsque tous les pays d'Europe choisirent pour blason des dragons, des aigles ou des lions, avons-nous choisi pour symbole le plus sacré -- une fleur. Une fleur... La fleur de Lys, dédiée à Marie. Tout comme notre plus beau monument. Et je ne vous ferais pas l'offense de vous rappeler l'existence de notre plus grand héros, cette pucelle vêtue d'une armure d'homme, qui..."
La Baronne laissa échapper un ravissant cri. "Oh ! Caroline !"
Un silence poli accompagna la spontanéité de l'interruption. Le Baron reprit : "Et bien, très chère ?"
"Mon amour, ne t'en souviens-tu pas ? Caroline... Caroline ! N'est-ce pas à elle qu'est dédiée cette poésie... Comment s'appelle-t-elle déjà ?"
Le Baron sembla chercher dans ses souvenirs, Montvallon se mit à rosir. "La Désirade". La Baronne était soudain très agitée. Sous le palais du Chevalier, le goût de l'herbe des Jésuites était âcre et prégnant. Boisson anglaise. La quinine était incontournable dans les îles et les tropiques, son rôle de prévention des fièvres et du paludisme était reconnu, mais l'amertume de l'/Indian Tonic/ laissait sa bouche en feu. Et les farceurs des journaux racontaient qu'en Europe, maintenant, des gens buvaient ce médicament pour le plaisir, Montvallon avait toujours eu du mal à le croire.
"La Desirade ! Baron, vous m'avez offert ce recueil voila maintenant trois ans deja. Je l'ai adoré. Et ce livre est dédié /à la Princesse Caroline de Fréminville, des Saintes/. C'est de là ma connaissance de ce nom. Quelle était cette rime déjà... Les sangles... Non... La sangle humide de sens..."
"/La sangle humide des sens s'allonge en son sein/". Le Chevalier de Montvallon avait parlé d'une voix douce et sereine.
"Tout à fait ! /La sangle humide des sens s'allonge en son sein, et s'élève à cet ange étonné de ses ailes/. Ce recueil a été publié sous pseudonyme ! Pensez-vous que ce soit le Chevalier de Fréminville qui l'ait écrit ? "
"J'en doute Baronne", répondit Montvallon. "/La Désirade/ évoque souvent le Mexique, or Fréminville était mort avant que l'Empire de Maximilien ne fut constitué. Non, ce recueil est plus tardif".
"Un vulgaire ouvrage de propagande contre les intérêts des Etats-Unis", s'exclama le Gouverneur. Le vieux médecin approuva : "Voilà ce que sont de la poésie de marmaillon et des vers de mirliton, des messages à portée politique, sans grande envergure".
"Qu'y a-t-il de politique dans ces mots ?" s'étonna le Chevalier, et il cita de nouveau ses propres vers. "/Entre la Lune et l'eau s'étouffe un goulet sec, servi du monde en part de feu, la terre aztèque/ ?"
"Mais... L'intention, voyons. Et les rimes suivantes sont bien plus détestables." Le Gouverneur semblait authentiquement étonné. "Les poètes de cet ordre ne méritent que de croiser devant un mur, la réalité de l'acier. L'art n'est pas fait pour de telles moqueries du grand échiquier de la politique. L'art a son propre domaine, celui des rêves, s'il évoque la politique ce ne devrait être qu'à cette fin, à la seule fin de l'émotion et de l'élévation des morales et des pensées. La politique ne peut jamais être de l'art qu'une toile de fond, jamais un /but/."
Le Gouverneur s'était saisi de passion, sorti de son propre rôle de diplomate le bref instant de sa tirade. Montvallon avait écrit /La Désirade/ au Fort Napoléon, entouré des siens, souvent seul devant l'endroit du rempart où la Princesse Caroline s'était jetée. De toute sa mémoire, jamais sa vie n'avait pu être meilleure qu'à cet endroit, entouré de ses amis, des gens dont la seule pensée était la fraternité, le respect et la joie, la joie partagée par tous. La joie qui ne se grandit qu'à grands coups de lenteur, de temps et d'harmonie, celle qui ne grandit que de la symbiose des joyeux et de la durée des matins, du silence rougissant des brouillards devant les ancres étoilées du temps perdu.
"Walt Whitman a-t-il fait cela ? Ne se servir de la politique qu'en fond de son voyage ? Au contraire. Whitman a écrit /Leaves of Grass/ en peignant la nature comme un décor au bonheur de servir la politique et plus que cela, plus que cela, servir la glorification des Nord-Américains comme le phare moderne des peuples politiques, tel était son commerce. Vous condamnez /La Désirade/ comme un pamphlet mais à cette aune, pourquoi ne condamnez-vous pas Whitman ? Serait-ce parce que la glorification de l'Amérique du Nord vous sied mieux que celle du Mexique ?"
"Les deux devraient être condamnés au mur" répliqua le Gouverneur, irrité.
"Alors permettez-moi de vous présenter l'auteur de ce pamphlet, Gouverneur. Vous l'avez devant vous. Dieu merci, votre Pardon Royal a couvert tous les actes /immoraux/ que j'ai pu accomplir ces dernières années, ainsi l'écriture de /La Désirade/ est-elle inclue. Pour cela non plus vous ne pourrez pas me condamner. Votre Reine m'en a amnistié."
(--- tirade à reprendre ---)
Le Gouverneur afficha un air las. "Alors lâcherons-nous nos meilleurs poètes à vos trousses, où que vous soyez." Son ton, badin et moqueur, ne souffrait pourtant aucune discussion. La Baronne pourtant esquissa quelque considérations sur la poésie, timidement suivie par son mari et par le plus aventureux des deux Hollandais. Puis le Gouverneur frappa deux fois dans ses mains et la pièce principale du repas arriva, portée sur les épaules de quatre jeunes indiens, déposée avec habileté au centre de la table. Un marlin d'un mètre cinquante environ, entier, était disposé sur un plateau d'argent aux bords ciselés et généreusement dressé de feuilles de lauriers et de romarin. La peau du poisson, dorée par la cuisson, projetait de multiples reflets sous la lumière des lustres. Sa nageoire dorsale dressée vers le plafond, et son rostre pointu, semblable à celui des espadons, semblait désigner ironiquement le Corsaire. Pêcher le marlin requierait beaucoup d'habileté, ou de chance -- de patience, en tous les cas. C'était une pièce de choix.
"Kedgeree" annonca le gouverneur, tandis qu'apparaissaient devant les convives de grandes assiettes blanches, emplies d'un riz crémeux. La coriandre semblait être l'épice principale, son arôme dominait la pièce. "Voici mon plat favori, monsieur de Montvallon. Si mon /fameux/ mulligatawny vous a plu, ce plat-ci devrait vous ravir. Rien n'est trop bon pour un nouvel allié de la Couronne, et puisse cette alliance être éternelle."
L'Anglais était redevenu froid et diplomate, désintéressé, une étrange étincelle pourtant, persistante au fond de son regard distant. Le Chevalier de Montvallon regardait le maître d'hôtel découper le poisson, en fins filets. Jamais il ne douta que l'Anglais aurait autant apprécié le spectacle s'il s'était agit de son propre corps, supplicié en public ou en privé. Les dégâts infligés par le Corsaire au commerce britannique ces dernières années étaient incalculables, sauf à être un rat de banque londonien. Et les banques londoniennes avaient donné une estimation, les Anglais avaient mis sa tête à prix, et à un bon prix. Le couteau plat s'agitait dans la chair du poisson et faisait son office.
"Mes hommages, gouverneur, à l'homme qui a pêché ce marlin. La lutte a dû être féroce. Puis-je espérer qu'il ait été récompensé à la hauteur de ses efforts ?"
"Comme il se doit. L'Angleterre récompense toujours les efforts et la loyauté."
"Aura-t-il le loisir de goûter la chair de ce poisson ?"
"Ah ! Ne vous inquiétez pas. Mes pêcheurs mangent à leur faim et nos gens sont bien traités. Comme à chacune de nos pêches, mes cuisiniers redistribuent les restes des poissons aux nécessiteux. Une telle prise est un jour de fête sur cette île, croyez-en moi sur parole, cet après-midi la file était longue, à l'arrière de nos cuisines. Si vous saviez de quels miracles ces gens sont capables, avec seulement un peu de sang, de pain, d'arêtes et de viscères ! "
Le Français détourna le regard. Un des Hollandais s'esclaffa, tandis qu'un boy servait délicatement le marlin, sur le kedgeree fumant. " Quel bonheur d'avoir des goûts simples !"
"Se nourrir de sang et d'arêtes, quelle vie" s'exclama l'autre. Presque tous les convives rirent, d'un rire convenu.
"A la hauteur de leur travail et de leurs besoins", répliqua le gouverneur. "Pour les travailleurs de nos plantations, c'est un peu différent. La ration journalière, elle, a été scientifiquement étudiée. Chacun reçoit précisement la quantité nécessaire de protéines et de nutriments. Un des plus éminents experts de la Royal Academy est venu en personne dans nos îles, adapter au plus juste l'alimentation de nos gens. Ses calculs sont d'une incroyable complexité, nous changeons les quantités à chaque saison savez-vous, en fonction de la température et de l'humidité. Et selon la force physique nécessaire à chaque poste, les doses changent. Même leur taille est prise en compte ! Plus un individu est grand, mieux il est nourri. Ainsi sommes-nous certains que chacun reçoit /au plus juste/ ce dont il a besoin."
"Quel bonheur cela doit-il donc être, de pouvoir se compter parmi vos travailleurs, rétorqua Montvallon. J'ai entendu dire, en effet, qu'ils étaient les mieux lotis des Caraïbes, ou qu'il s'en fallait de peu. De tellement peu que, dans les Antilles, les Français doivent les renvoyer par bateaux entiers, de peur que les idées trop libérales de vos gens ne prennent racine chez nous."
L'ironie n'avait pas échappé au gouverneur, ni à son médecin. Les ouvriers indiens, chinois et africains qui travaillaient pour les Anglais tentaient régulièrement de fuir vers les Antilles, une partie non-négligeable du travail de la Royal Navy consistait à les en empêcher. Une série de traités obligeaient les Français, officiellement, à les renvoyer. Le vieux médecin militaire planta d'un geste fataliste sa fourchette dans un morceau de marlin, le gouverneur rapprocha ses mains, l'air amusé.
"Si ces gens ne voulaient pas travailler, Chevalier, jamais ne seraient-ils parvenus jusqu'ici. Et s'ils avaient voulu être des sujets de l'Empire Français, le port de leur destination n'aurait pas été très loin. Ces gens sont tous volontaires, savez-vous, à l'embarquement, leur choix était celui d'hommes libres. Tous étaient libres.
"Des Hommes libres, certes. Vous trouverez toujours des miséreux, Gouverneur, pour se trouver là où ils ne devraient pas être. La vie est ainsi faîte. Si vous créeez une ouverture, même vers l'enfer, des miséreux autour entreront, toujours. Ouvrir un tel chemin est une forme de responsabilité dont nous devrions nous passer, sauf à porter la volonté commune".
"Comme vous portez le fer, oui, nous connaissons les idées de votre Empereur, Monsieur. La Ministre Michel s'est explicitée sur cela à plusieurs reprises, certains de ses livres, savez-vous, ne furent pas interdits."
En prononçant le nom de Louise Michel, l'Anglais avait esquissé une profonde moue de mépris. Personne en Europe n'avait gouté le tournant social de l'Empire, sauf les Français. Suite à la résistance de la Commune de Paris, Napoléon III avait amorcé un dialogue politique avec les rouges. Auguste Blanqui avait été libéré de prison et, dans l'euphorie de la Victoire, pris dans le sentiment d'union nationale d'alors, de grands débats avaient animé la presse, les ateliers et les salons parisiens. L'Empire s'était peu à peu libéralisé, au grand dam des banquiers et des affairistes. Le jeune Louis-Napoléon, héritier du trône impérial, s'était lié d'amitié avec Victor Hugo et leur débat épistolaire marqua l'Europe des Lumières. Un terrain d'entente politique fut trouvé, la doctrine de l'Empire Social avait fait florès. Ainsi, à la mort de son père, Louis-Napoléon prêta serment devant le peuple français. Le jeune Empereur Napoléon IV était dorénavant le garant des libertés, le protecteur des prolétaires et le défenseur du peuple. Le faste de sa cour était accepté, comme une locomotive qui entraînait la société àsa suite, avec en vue l'amélioration du sort de tous. Qu'importait donc que les aristocrates se baignent dans le luxe, si les prolétaires mangeaient à leur faim et vivaient heureux.
En cette seconde décennie du règne de Napoléon IV, Paris était une fête. Un jour de repos hebdomadaire était accordé à tous les ouvriers, le travail des enfants sévèrement interdit et la durée du travail réduit à 9 heures par jour. Le samedi soir, les réceptions fastueuses de l'Opéra et des Tuileries faisaient écho aux bals populaires et à la liesse de Montmartre et de Belleville. Seuls certains anarchistes refusaient la nouvelle alliance nationale, et des malversations financières d'envergure avaient montré l'hostilité d'une partie radicale de la bourgeoisie. Pour les autres, l'union était de mise. Victor Hugo avait refusé le poste de Ministre des Arts que Napoléon IV lui avait proposé. Le grand écrivain fut élu président de la nouvelle Assemblée Nationale et son influence sur le jeune Empereur ne se démentit pas. Louise Michel, elle, avait accepté le portefeuille de l'Education Populaire. Les enfants de tous le pays reçurent l'instruction publique élémentaire et l'école Polytechnique vit sortir de ses rangs plusieurs femmes de haute qualité.
"Alors vous connaissez l'idée de Louise Michel sur l'éducation. Si chaque être humain, si chacun accède à la citoyenneté à part entière, s'il acquière la liberté, la seule, la sienne, alors en étant libre il devient essentiel. Essentiel aux autres, puisque chacun de ses pas dès lors sera celui du peuple entier, de la liberté elle-même. L'expression collective d'un peuple libre."
"Le romantisme vous honore, Chevalier. Mais je crains que cette vision soit imparfaite. Si cet homme libre dont vous parlez porte en lui "le peuple entier", puisque chacun de ses pas s'y rapporte. Si sa liberté fait de lui l'expression du peuple, en quoi est-il libre ? Il reste enchaîné à plus grand que lui, ses chaînes sont simplements plus grandes que celles dont il porte l'habitude. Cela n'en reste pas moins des chaînes."
Montvallon resta coi, l'instant pour la Baronne de se pâmer d'innocence, manquant de renverser un verre de son éventail.
"La liberté est un tel fardeau pour ceux qui n'y sont pas habitués", s'exclama-t-elle. "D'ailleurs je ne suis pas certaine de bien comprendre votre position, gouverneur. Pensez-vous que personne ne puisse être libre ?"
"Si, bien sûr. Mais cela demande une force de caractère exceptionnelle, de celle dont ne sont pas pourvus tous les humains. Quelle utopie de croire en la liberté universelle !"
Le défi
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Le Lendemain
La Victoire
Quelle est la recette ?
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Et ça s'arrête ici. Impossible d'écrire un débat philosophique dans un texte qui ne s'y prête pas, deux semaines après la date du rendu.
Montvallon et l'Anglais se disputent un peu plus, et finissent par se lancer un défi. La meilleure cuisine. Le modèle aristocratique anglais ou le modèle égalitaire français. Et le français gagne, en utilisant la recette des propres travailleurs du Gouverneur : du sang, du pain rassis et des épices, la recette du boudin antillais
" Herr von Richter est en retard ! Lui qui est toujours si ponctuel ".
Un silence s'étala, ponctué de plusieurs éclats de rire, discrets, surpris ou amusés. L'entrée venait d'être desservie -- Herr von Richter ne viendrait pas. Pas après l'incident de ce matin. L'épouse et les filles du Gouverneur non plus, nota le Chevalier. En tant que représentant du Kaiser dans les Caraïbes , Herr von Richter avait tenu à assister, le matin même, à la cérémonie d'absolution du Corsaire -- à l'échange diplomatique des Lettres entre les deux parties. Le Gouverneur des Îles Vierges avait remis au Chevalier de Montvallon, au nom de la Couronne, le Pardon Royal pour "tous les actes délictueux et immoraux commis par sa personne dans les Caraïbes depuis 1888", signée du Vice-Roi des Caraïbes. En échange, le Corsaire lui avait remis sa Lettre de Marque. Cette Lettre, cette Lettre faisait tout son honneur et elle n'avait jamais quitté Montvallon, depuis sa remise en mains propre par l'Amiral Aube. Comme un fétiche, le Corsaire l'avait toujours conservé à l'intérieur de sa veste, près du coeur. Signée de la main de Napoléon IV lui-même, cette Lettre l'autorisait à "saluer, aborder et saborder tous les navires anglais, de guerre, de pêche et de commerce, ainsi que tous ceux affiliés à l'Empire Britannique et ses intérêts". Incluant les navires Hollandais et Allemands, cette dernière clause était ambigüe et n'aurait du concerner que les navires marchands des autres nations, seulement les navires marchands étrangers engagés dans un commerce avec la Couronne, comme cela était de tradition.
Montvallon avait interprété cette Lettre de Marque avec une certaine libéralité, devait-il en convenir. Au lendemain de la bataille de Sur Padre, les navires de guerre allemands, engagés dans la bataille auprès de la Royal Navy, refluaient en désordre au sud de la Jamaïque. Une flotte entière de vaisseaux de guerre prussiens, abimés, dispersés et isolés. Presque une offrande, selon le Français. Le Fantôme avait opéré en silence, parmi les sombres eaux de septembre. En deux jours, l'équipage du Fantôme avait ajouté trois navires de plus à son tableau de chasse. Du point de vue de la France, ces navires en déroute étaient effectivement affiliés à "ceux de l'Empire Britannique et de ses intérêts". Du point de vue Allemand, ces navires étaient /en déroute/. Et n'étaient pas commerçants. Le point était litigieux et Von Richter, suite à l'échange des Lettres, avait tenu à en parler. Ce qui était plus que le simple rôle d'un observateur et le Corsaire en avait fait la remarque à l'épouse du Gouverneur, avec quelque familiarité. Femme de tête, celle-ci avait répliquée et, offensé, Von Richter s'en était ouvertement mêlé. S'en fallut-il de peu qu'un véritable incident diplomatique n'éclate. Mais le sens du devoir était ancré et partagé. Une fois les Lettres échangées entre le Gouverneur et le Chevalier, l'Entente était signée par plus que leur seule et simple volonté. Montvallon était revenu dans la légalité, officiellement gracié de /toutes/ ses actions. Le commerce britannique, lui, était de nouveau protégé.
La brisure entre la France et l'Angleterre avait été profonde. Cela remontait à l'année 1870, lorsque Napoléon III avait déclaré la guerre à la Prusse. La campagne avait été dangereuse, l'armée n'était pas aussi prête que les fanfaronnades des officiers généraux ne le laissaient supposer et Bismarck était un fin renard, de ces renards dont sont fait les contes. La ville de Belfort pourtant avait tenu, sous le commandement de ce lion de Denfert-Rochereau. Le Maréchal Bazaine, lui, avait hésité, puis il avait rendu son armée, sans combattre. Plus tard la preuve fut donné qu'il avait été acheté et son destin achevé, deux ans après la guerre, contre un mur -- onze balles et douze tireurs. "Vous tuez un général" avait-il crié avant de mourir, un général certes, mais pas un français avait commenté un jeune député du nom de Clémenceau. A Sedan le désastre avait été total. Napoléon III s'était enfui de justesse dans un de ces nouveaux ballons motorisés, prévus pour la reconnaissance. Renouant avec le nom de Badinguet, Louis-Napoléon avait préféré s'enfuir plutôt que d'être à nouveau capturé. Les bons mots sur sa fuite avait fusé pendant quelques semaines puis, à Bordeaux, Napoléon III avait reformé une seconde armée et l'Europe retint son souffle.
L'arrière-pays français était profond. Galvanisées par la présence de l'Empereur, les troupes fraîchement levées s'étaient mises en ordre de marche, commandées à l'Ouest par Gambetta, à l'Est par Bourbaki, vers Paris. Paris. A Paris la situation était dramatique, la capitale était entièrement assiégée. Et dans la Versailles occupée, les Prussiens venaient de proclamer le nouvel Empire Allemand. Whilelm II de Prusse avait été proclamé Kaiser du Second Reich, à Versailles -- ses bottes de campagne prussiennes venaient de fouler les chaussons privés de Louis XIV. L'élégance en France est une habitude, de celle pardonnant toujours l'excellence. Ainsi, le peuple de Paris s'était-il soulevé et le drapeau rouge de la Commune avait empêché /de justesse/ les Républicains de trahir la Nation. Lorsque Bourbaki finit par repousser les Prussiens jusqu'à Berlin, lorsque la rive gauche du Rhin fut annexée à la France et la paix signée, les Communards firent partie de la Victoire et de l'Empire.
Et les Belges également, d'une autre façon. Napoléon III avait poussé son avantage jusqu'à annnexer également la Belgique et le Luxembourg. Là, précisément, s'était produite la fracture avec les Anglais. D'abord soutien intial de la France, l'Angleterre avait changé d'avis dès les premier succès significatifs des armées françaises. Les diplomates anglais avaient alors fait preuve d'une poésie inédite sur la liberté des peuples puis, de menaces de moins en moins voilées, leur intention de guerre ouverte avait été clarifiée. Et sous la pression anglaise, Napoléon III avait fini par reconnaître le Royaume de Belgique comme un état indépendant, souverain et monarchique. Depuis cet instant, depuis que la neutralité de la Belgique et des Flandres avait été forcée, la France savait à qui s'adresser en parlant d'Angleterre.
Les yeux pétillants et la bouche amoureuse, le Baron avait relancé la discussion avec brio, ménageant toutes les susceptibilités. Même le vieux médecin s'était pris au jeu de la discussion, esquissant aux bons mots de l'aristocrate Belge, l'ombre d'un sourire. Le premier plat fut servi. Les assiettes étaient creuses, couvertes d'une fumée blanche. Une épaisse soupe, servie par de généreux morceaux de poisson et de patates douces, parsemée d'herbes et, parmi d'autres, de grains de poivre à l'arôme puissant.
" Mulligatawny " annonça le Gouverneur, l'air quelque peu absent. " Ma /fameuse/ soupe mulligatawny. J'espère qu'elle, vous plaira, Monsieur de Montvallon ".
Le Gouverneur semblait reculer au loin, à son bout de la table et le Chevalier n'allait pas se laisser mourir de faim. L'assiette était conséquente et le fumet, en effet, était fameux. S'il devait mourir empoisonné qu'il en soit ainsi, servi d'un met délicat. A cet instant comprit-il l'importance véritable de la promesse donnée par les diplomates français. Sa mort ne resterait pas impunie. La promesse valait ce qu'elle valait, mais à cet instant, elle le réconforta profondément. Le temps d'à peine souffler sur les braises du plat et le Chevalier goûta. Le poisson était délicieux et la soupe harmonieuse. Lait de coco, estima le Français, typique de la région. Et lentilles de corail. Au fond de l'assiette, du riz. Le poisson était exquis. Un court silence s'installa tandis que chacun savourait les premières bouchées du plat, mélange de l'art culinaire indien aux produits locaux, sous la férule anglaise. Le chef du Gouverneur était talentueux.
" Quel poisson est-ce-là " demanda la Baronne, sertie d'un voile indistinct dans la voix.
" C'est un loup des Caraïbes, n'est-ce pas " répliqua le Baron, d'un ton plus grave, concerné par son repas.
" Well see Baron, c'est bien un loup des Caraïbes". Le Gouverneur paraissait quelque peu narquois.
La Baronne hoqueta un instant. " Oh !"
"Et bien Gouverneur, s'exclama le Corsaire, mes hommages à Sri Ganji, si c'est bien le nom de votre maître d'hôtel. Son talent est rare". Le Français avait été sincère, en connaisseur, mais la réaction de la Baronne l'intrigua. Le temps d'un silence, il poursuivit.
" Et bien, Baronne, ce poisson était-il donc de vos amis ? "
" Ah ! Presque. En été adorons-nous allons aux Etats-Unis, sur le continent le climat nous est plus clément. Et là-bas, se trouvent plusieurs coins sauvages où les loups abondent dans la baie. /Governor/, quel est le nom donné à ce poisson ? Le surnom donné par les pêcheurs locaux ? "
" Ca je ne le sais pas, répondit sèchement l'Anglais, demandez à mes pêcheurs, ou à mes acheteurs ".
" Oh ! Vous aimeriez tellement pourtant voir le spectacle de ces poissons à l'été ! A la saison des amours. Ne voyagez-vous donc jamais ? "
" Jamais non, Baronne, jamais loin de mon devoir". Le Gouverneur semblait intéressé à la conversation, autant que pouvait l'être un diplomate Anglais : sa main venait de pianoter sur la table.
" C'est un spectacle tellement saissisant. Le devoir n'interdit pas, de temps en temps, le plaisir à voir de la beauté. Un /Red Drum/, ainsi appelle-t-on ce poisson là-bas, car de les voir à l'époque des amours est une expérience rare. Leurs tempes deviennent d'un rouge saisissant et elles battent sous l'eau, produisant ce son si... particulier ! Comme des tambours. Des milliers de tambours rouges. "
Des milliers de tambours rouges... Ces mots résonnaient étrangement aux oreilles du Français. /Red Drum/.... Le Chevalier semblait déjà connaître ces mots. /Red Drum/... Au fond de son esprit, une image s'éveilla. Celle de fusiliers anglais, vêtus de leurs fameuses tuniques rouges, envahissant les côtes françaises au son du tambour. Des milliers de tambours rouges... Tombés de la mer sur les rivages de France. Des siècles d'invasions anglaises sur le continent, des générations de soldats en bleus luttant contre. L'image qui venait de se former dans sa mémoire était étonnante. Un doute, un instant. Le lien semblait trop ténu aux yeux du Chevalier, mais le couple d'aristocrates semblait profondément choqué. La diplomatie était parfois un art subtil et les jeunes aristocrates semblaient connaître le Gouverneur mieux que lui. Le Chevalier était partagé. Après tout, les plus belles injures ne sont-elles pas celles que l'on ne remarque pas ?
Et le regard du Gouverneur était ambigüe. Le repas n'était pas empoisonné, pas physiquement en tout les cas. Mais ce regard était ambigüe. Empreint d'une forme de rancune, profonde et tenace. Le Français pensait en connaître la cause profonde. Les deux avaient joué au chat et à la souris des années durant. Le /raid/ effectué par le Corsaire sur cette île était devenu légendaire, aussi bien dans les îles que dans les cercles de connaisseurs en Europe. Les contre-torpilleurs de la classe Foudre étaient invisibles à longue distance, l'Amiral Aube l'avait voulu ainsi. Le Fantôme était le troisième de sa série, sorti de l'arsenal de Nantes. Et le meilleur des contre-torpilleurs, à ses yeux, le plus équilibré. En forme d'amande légèrement arrondie, long d'une centaine de mètres, le bord du Fantôme ne dépassait de l'eau que d'un mètre cinquante environ. Silencieux lorsqu'il n'utilisait pas sa chaudière, la première chose que l'on aperçevait à son approche était sa tourelle centrale -- alors était-il déjà trop tard, le navire était à portée de feu. Le cylindre sombre, blindé et aplati était hérissé de deux mortiers lourds, des fûts De Bange de 304 mm. Une arme redoutable, sans fumée, capable de traverser les meilleurs blindages. Apparaissait ensuite la courte cheminée à vapeur du navire, sombre, large et évasée comme un champignon, dissimulée derrière la tour centrale. Enfin, à la poupe et à la proue se trouvaient, symétriques, deux petites tourelles basses et bombées, chacune dotée d'un canon léger à tir rapide. Et c'était tout. Ou presque. Les marins d'expérience distinguaient, à faible distance, les deux rainures à l'avant, de chaque côté du navire. Les tubes de lancement des torpilles, affleurant à peine au bord de l'océan.
En 1892, Montvallon avait parfaitement exploité la situation stratégique. Depuis plusieurs mois, les mers des Caraïbes étaient la proie d'incessants soubresauts. Comme un corps malade pressentant l'apogée de sa fièvre, les convulsions se rapprochaient de plus en plus et, d'obliques en obliques diplomatiques, les trajectoires des flottes de guerre se rapprochaient. Le jeune état fédéraliste Nord-Américain avait très mal supporté l'instauration de l'Empire du Mexique à ses frontières. Napoléon III avait, de fait, profité d'une façon très pragmatique de leur guerre civile : tandis que les Fédéraux et les Confédérés s'affrontaient dans leur guerre de Sécession, les Français avaient mené une expédition audacieuse au Mexique, jusqu'à conquérir le pays et ses environs.
(--- passage à réécrire ---
Avec l'aide de l'Autriche. Instauration d'un pays catholique. Aide de l'Espagne. Trop occupés à combattre l'influence franco-autrichienne en Amérique centrale, les Américains du Nord avaient laissé les coudées franches à l'Espagne pour asseoir son autorité directe ou indirecte sur l'Argentine, le Chili et la Colombie. Seul le Brésil restait le théâtre ouvert d'affrontements géopolitiques complexes. Napoléon III avait ensuite habilement négocié l'aide de l'Autriche-Hongrie, promettant le trône du Mexique au jeune Ferdinand-Maximilien. Le choix de Maximilien était une évidence. Aux yeux des Français, la paternité de l'Empereur Maximilien Ier du Mexique ne faisait aucun doute. Maximilien était le petit-fils naturel de Napoléon Ier : le fils illégitime de feu Napoléon II et de l'archiduchesse Sophie de Bavière. Après Waterloo et l'exil de son père, le jeune Napoléon II avait été élevé par sa mère, à la cour autrichienne des Habsbourg. Devenu jeune homme, sa passion dévorante pour Sophie n'avait laissé personne indifférent, pour ainsi dire, à la cour de Vienne. L'archiduchesse était l'épouse de l'héritier légitime du trône d'Autriche. Ainsi, lorsqu'en 1832, Sophie tomba "magiquement" enceinte, Napoléon II succomba dans les mois qui suivirent à une étrange maladie. Sophie resta inconsolable plusieurs semaines et son fils, qui survécut, fût tenu éloigné de toute ambition politique.
Jusqu'à ce que Napoléon III scelle durablement le sort de l'Europe. A son instigation, l'alliance Austro-Latine fut établie en 1867, autour de la question mexicaine. En 1882, Von Bismarck avait envahit l'île libre d'Haïti et pris pied dans les Caraïbes. En 1883, la flotte de guerre espagnole resista à une attaque nord-américaine sur Cuba puis, en 1885, Cuba fut capturée avec l'aide des Allemands et des Anglais. En 1886, Von Bismarck réunifia l'île d'Haïti en annexant la République Dominicaine espagnole, et l'île fût rebaptisée du nom d'Hohenzollern, en hommage au Kaiser. En 1887, la Russie captura les dernières possessions françaises près du Canada et en 1888, Napoléon IV relança la Guerre de Course dans les Caraïbes.
--- passage à réécrire ---)
Le soir du 24 septembre, un vieux cuirassé de la République des Etats-Unis d'Amérique viola, par surprise et de nuit, la frontière et les eaux territoriales de l'Empire du Mexique. S'approchant des batteries côtières mexicaines de Sur Padre, l'USS Jefferson s'était mis en position de tir. En tout cas l'avait-il fait, selon tous les officiers et artilleurs mexicains présents à poste, ce soir-là. En réaction face à cette manoeuvre hostile, le Mexique avait fait feu le premier et coulé le cuirassé américain. Les matelots américains survivants jurèrent, eux, jusqu'au dernier, s'être égarés. Leur mouvement face à la batterie côtière n'était pas volontaire, dirent-ils, une simple façon de se reprendre leur marque avant de s'en retourner vers le Texas. L'incident avait mis le feu à la poudrière des Caraïbes.
Le gros de la flotte américaine s'était regroupé la veille, par un heureux hasard, à moins d'une dizaine de miles de là. Ainsi au petit matin, en représailles, les américains avaient-ils cannoné les défenses de Sur Padre. Dans les heures qui suivirent, l'ensemble des flottes de la région convergeaient vers le nord du Mexique, pour ce qui devait être la plus grand bataille navale de l'époque moderne. Le pouls du monde était, à cet instant, réglé sur les Caraïbes : sept puissances majeures allaient s'affronter sur mer, dans la folie d'une furie destructrice.
Montvallon et son équipage, eux, n'appartenaient pas aux forces régulières de la France, encore moins à celles du Mexique. Tandis que tous les navires des marines de guerre croisaient d'urgence vers Sur Padre, le Fantôme s'était porté de l'autre côté, au large de l'Atlantique. Un destroyer britannique, en retard pour la guerre et fumée au vent, fut abattu en pleine mer. Le Fantôme décrivit ensuite un arc de cercle pour rejoindre les Îles Vierges Britanniques par le grand large. Silencieusement, profitant de l'obscurité, le navire du Corsaire s'était avancé jusqu'au port principal des Îles Vierges. Le HMS Coventry était le seul navire resté en défense dans la zone, le seul obstacle sérieux. Le Coventry était assez récent pour avoir une épaisse coque en cuivre, mais suffisamment ancien pour avoir des voiles. Et 48 canons.
Deux par deux, les torpilles tombèrent des tubes du Fantôme, dans l'eau noire des Caraïbes, et filèrent en ligne droite jusqu'au HMS Coventry. Le navire était ancré -- les explosions furent magnifiques et dramatiques. Une fois le cuirassé coulé, le Fantôme avait fait feu de tous ses canons sur les batteries côtières puis sur le port de la capitale anglaise, déversant pendant plusieurs heures un déluge infernal. Les petits navires de pêche et de commerce restés à quai furent envoyés par le fond et les infrastructures portuaires réduites à néant. Alors, seulement alors, le Fantôme fit feu de ses dernières munitions, au jugé dans la nuit noire, sur les grands générateurs électriques, au centre de l'île. L'un d'eux explosa. En plein jour, Montvallon savait que ses artilleurs auraient eu les trois. Les dégâts avaient été considérables, le commerce anglais entravé sur une longue durée. Le Gouverneur souriait toujours en le regardant, de cette façon ambigüe. Le Français avait trop attendu, d'instinct choisit-il de rompre en visière. Après tout, les moeurs étaient plus relâchées dans les îles et qu'était-il, lui, sinon un vieux brigand, tenu éloigné trop longtemps de la bonne société.
"Excellent repas, Gouverneur. Pour vous le dire en toute amitié, je suis heureux d'avoir épargné cette bâtisse, c'est un endroit très agréable".
Le vieux médecin se raidit instantanément dans son uniforme, si cela était possible. Et cela l'était, visiblement. Les yeux du Gouverneur se plissèrent quelque peu, comme s'il avait attendu le coup.
"Et je vous en remercie, Monsieur le Chevalier. Sans cela, où donc le Duc de Gramont aurait-il pu dormir ? "
Touché. Quelques mois plus tard, les Anglais avaient capturé sans le vouloir un petit aviso français en mission diplomatique, un navire sorti des lignes maritimes habituelles. La prise était juteuse. L'aviso croisait sans autorisation, en secret. Avant leur saisie, les Français avaient eu le temps de détruire les documents les plus compromettants, le sel même de leur mission au Mexique s'était dissous parmi les grands fonds caribéens -- les émissaires, eux, furent capturés. Et la capture du Duc de Gramont fut l'évènement le mieux étouffé de l'histoire diplomatique de cette année.
"Et bien, connaissant la réputation de Gramont, où diable aurait-il pu dormir... Sinon dans les bras de n'importe quelle femme de cette île ?"
Hoquetant, le vieux médecin répliqua : "Oui, au sol battu d'une de ces cases indigènes !"
Montvallon acquiesca, en souriant. "Pour un vétéran du Mexique savez-vous, n'importe quelle paillasse est préférable à la cale d'un navire". Le temps de goûter une nouvelle cuillère de mulligatawny, le Corsaire reprit : " Tant que la chaleur est suffisante".
Le médecin allait répondre, le gouverneur lui intima l'idée de se taire et laissa sa propre cuillère retomber, distrait. "Croyez-bien que le Duc de Gramont s'est montré particulièrement heureux d'être accueilli ici -- jamais de ma vie je n'avais vu Français si prolixe".
"'De cela je ne doute point, le Duc de Gramont est de ces esprits qui savent marquer le temps. C'est homme à ne jamais manquer de conversation tant qu'il est entouré de jolies femmes". Le Français s'arrêta pour déposer une arête invisible au coin de son assiette. "Et qu'il sait où dormir. Hors de ce propos, vos délicieuses filles ne sont-elles point avec nous, ce soir ?"
Le regard du Corsaire s'était planté dans celui du Gouverneur. Deux éclairs en un orage froid. Le sous-entendu avait porté. Rarement Anglais ne fût si pâle. Un arc d'électricité aurait pu traverser la pièce sans qu'aucun des témoins n'en soit véritablement surpris.
"Non." La voix du gouverneur était admirablement dépourvue d'émotions, son regard absent. "Herr Von Richter aime à les avoir à ses côtés, leur présence l'apaise."
La peau brûlée du Chevalier l'irrita. La silence s'éternisait, le médecin esquissa l'ombre d'une reprise mais le Français le devança.
"A son âge, je le comprends. Je crains que la sortie de ce matin n'ait éprouvé son coeur, vos filles sont des anges de lui accorder une compagnie de telle valeur." Montvallon déposa sagement sa propre cuillère. Les boys n'attendaient que cela pour retirer le service, harmonieuse danse de cheveux noirs et de safran. Le compliment semblait avoir rasséréné le gouverneur.
"Certainly. L'Allemagne reste notre alliée, le chancelier Von Bismarck a fait beaucoup pour cela. Mes filles semblent ainsi préférer encore la Prusse à Versailles." L'Anglais avait accompagné ses paroles d'un geste nonchalant, englobant le salon et ses lumières. La conversation venait de reprendre un tour diplomatique, lisse en apparence, doté de plus de profondeur qu'il n'en paraissait. Les deux commerçants Hollandais s'agitèrent, donnant l'impression de faire grand cas des filles du Gouverneur et de leurs innombrables qualités, plus que de la présence du Français. Impartis d'une neutralité politique parfaite, les Belges riaient et s'amusaient avec une certaine légèreté. Le Corsaire s'amusa un bref instant avec eux. Le Baron venait d'évoquer innocemment le titre de Chevalier porté par Montvallon, le Gouverneur reprit l'initiative.
"A propos de Chevalier, Monsieur de Montvallon, connaissez-vous l'histoire de celui de Fréminville ? "
Le Français frissonna soudain. Le gouverneur plissa les yeux en l'observant. Pour la première fois depuis leur rencontre, le Corsaire avait l'impression de le rencontrer véritablement, comme si la brume se dissipait lentement sur les profondeurs d'un loch glacial et raviné. L'Anglais en savait-il plus qu'il ne le disait ? Un instinct de danger affûta son propre regard. Le diplomate continua. "Les Français sont d'un tel romantisme".
"Quelle est donc cette histoire, Gouverneur", poursuivit intriguée la Baronne, "Fréminville, ce nom ne m'est pas inconnu."
Le Français reprit la parole : "Il s'agit d'une ancienne histoire, Baronne, survenue dans les Antilles au début de ce siècle. Une véritable tragédie. De celles dont les poètes hésitent à profaner le souvenir en les racontant."
"Voyons, Monsieur ! Voilà notre curiosité piquée, plus encore sachant cela ! Vous ne pouvez pas ne pas nous la raconter !" Les autres convives approuvèrent, la Baronne insista encore et, la tête basse, le Chevalier céda à sa demande.
"Et bien, Baronne. L'histoire se déroule au début de ce siècle, dans les Antilles françaises. Fréminville était un jeune officier de marine, un breton, un farouche, un rêveur passionné, bon dessinateur. Ses croquis de botaniques sont toujours des modèles du genre. Un jour qu'il dessinait une plante rare au bord d'une falaise, son pied dérapa. Lorsqu'il reprit conscience, à son chevet se trouvait la plus délicieuse des créatures, celle que l'on nomme depuis /la Princesse Caroline/. Leur amour fut d'une telle grandeur, d'une telle beauté, qu'un mariage était certain. Mais le devoir d'officier de Fréminville le rappela à bord de son navire. Les deux jeunes gens se jurèrent alors un amour éternel et tandis que Fréminville repartait en mer, Caroline resta sur l'île, à guetter chaque jour, depuis les falaises, le retour de son amour.
Un temps. "Alors ? Que sa passa-t-il ?" La Baronne était suspendue à son récit.
Soupir... "Alors, un jour, le navire reparut à l'horizon. Et ne s'arrêta pas. Caroline le vit s'approcher de l'île, longer les côtes et repartir en mer, poursuivre sa mission inachevée. Son frêle coeur ne le supporta pas. Lorsqu'enfin le navire revint, lorsque que le Chevalier de Fréminville débarqua enfin et se précipita auprès de sa bien-aimée, ce fut pour apprendre la plus terrrible des nouvelles. Croyant à la mort du Chevalier, Caroline s'était jetée dans le vide. Elle était /certaine/ que si Fréminville avait été vivant, son navire se serait arrêté, lors de son dernier passage. "
"Quelle histoire terrible ! ", s'exclama la Baronne. "Terrible" finit par ajouter le Baron. Le silence dans leur voix était meurtri.
"Terrible, oui, terrible, une véritable tragédie, digne de l'Antiquité", glissa le gouverneur, d'une voix liquide. "Depuis, l'endroit de la chute de Caroline a été baptisé de son nom, en son honneur et son souvenir, par les habitants. A quel endroit est-ce, déjà, Chevalier ?"
Le Français se contint, du mieux qu'il pouvait. "Au Fort Napoléon, Gouverneur, dans les Îles des Saintes, si mes souvenirs sont bons."
"Je crois qu'ils sont bons, en effet. A Terre-de-Haut, dans les Îles des Saintes, au fort Napoléon".
A l'endroit précis où dormait le Corsaire, lorsqu'ils n'était pas en mer. Son lieu de repli. Là où l'équipage du Fantôme prenait ses quartiers d'hiver, là où se trouvait leur vie civile, ou ce qui s'en approchait le plus. L'endroit qu'ils appelaient "chez eux". D'entendre ce nom dans la bouche d'un Anglais venait de le troubler profondément. Très peu de personnes connaissaient l'existence du Fort Napoléon, les habitants des alentours étaient sûrs, le Fantôme ne venait ici que de nuit et jetait l'ancre dans une cavité naturelle aménagée, à l'abri des regards indiscrets. Etait-ce une coïncidence ? Ou bien le Gouverneur connaissait-il l'emplacement réel de son repaire ? Le Fort était un bastion de surface tout ce qu'il y avait de plus innocent, mais tout autour un réseau de galeries et d'entrepôts souterrains permettait au Corsaire et à son équipage de se reposer, de vivre et de se ravitailler. Et de repartir ensuite vers le nord, piller la région.
Le Gouverneur souriait, tandis que des boissons rafraîchissantes étaient servies. Intérieurement, le Français dansait sur des charbons ardents. S'il en avait connaissance, pourquoi le révéler maintenant ? L'Alliance de la France et de l'Angleterre était-elle si sûre qu'elle valait la peine de dévoiler ce renseignement ?
"L'histoire ne s'arrête pas là." Le gouverneur sirotait tranquillement sa boisson. "Le Chevalier de Fréminville emporta les vêtements de son amour perdu, Fréminville emporta tout ce qui pouvait rappeler Caroline à son souvenir. Ses bijoux, ses miroirs, ses plus jolies robes. Puis il rentra en France, une fois son service aux Caraïbes accompli. Et là, dit-on, se mit-il à s'habiller comme /elle/, à porter ses vêtements et à se maquiller comme elle le faisait. Jusqu'à se faire appeler /Chevalière/ et recevoir ainsi, travesti en femme, ses invités. Imaginez-vous ce fier marin habillé en femme ! L'imaginez-vous rendre cet hommage à son amour..! Dans la plus pure tradition du Chevalier d'Eon. Quel romantisme que celui des Français, quelles traditions ! Le Chevalier d'Eon, le Chevalier de Fréminville... " Un temps de suspens.
Montvallon soupira. Une possibilité existait pour que le Gouverneur voulut simplement faire un bon mot à ses dépens. Pour que la mention du Fort Napoléon soit effectivement une coïncidence sans importance. Son coeur battait pourtant toujours à se rompre, puis son langage à son tour se fit plus mesuré et diplomatique "En effet Gouverneur, la France a toujours eu un respect profond pour la féminité. L'accepter et l'honorer est de notre tradition. Souvenez-vous, lorsque tous les pays d'Europe choisirent pour blason des dragons, des aigles ou des lions, avons-nous choisi pour symbole le plus sacré -- une fleur. Une fleur... La fleur de Lys, dédiée à Marie. Tout comme notre plus beau monument. Et je ne vous ferais pas l'offense de vous rappeler l'existence de notre plus grand héros, cette pucelle vêtue d'une armure d'homme, qui..."
La Baronne laissa échapper un ravissant cri. "Oh ! Caroline !"
Un silence poli accompagna la spontanéité de l'interruption. Le Baron reprit : "Et bien, très chère ?"
"Mon amour, ne t'en souviens-tu pas ? Caroline... Caroline ! N'est-ce pas à elle qu'est dédiée cette poésie... Comment s'appelle-t-elle déjà ?"
Le Baron sembla chercher dans ses souvenirs, Montvallon se mit à rosir. "La Désirade". La Baronne était soudain très agitée. Sous le palais du Chevalier, le goût de l'herbe des Jésuites était âcre et prégnant. Boisson anglaise. La quinine était incontournable dans les îles et les tropiques, son rôle de prévention des fièvres et du paludisme était reconnu, mais l'amertume de l'/Indian Tonic/ laissait sa bouche en feu. Et les farceurs des journaux racontaient qu'en Europe, maintenant, des gens buvaient ce médicament pour le plaisir, Montvallon avait toujours eu du mal à le croire.
"La Desirade ! Baron, vous m'avez offert ce recueil voila maintenant trois ans deja. Je l'ai adoré. Et ce livre est dédié /à la Princesse Caroline de Fréminville, des Saintes/. C'est de là ma connaissance de ce nom. Quelle était cette rime déjà... Les sangles... Non... La sangle humide de sens..."
"/La sangle humide des sens s'allonge en son sein/". Le Chevalier de Montvallon avait parlé d'une voix douce et sereine.
"Tout à fait ! /La sangle humide des sens s'allonge en son sein, et s'élève à cet ange étonné de ses ailes/. Ce recueil a été publié sous pseudonyme ! Pensez-vous que ce soit le Chevalier de Fréminville qui l'ait écrit ? "
"J'en doute Baronne", répondit Montvallon. "/La Désirade/ évoque souvent le Mexique, or Fréminville était mort avant que l'Empire de Maximilien ne fut constitué. Non, ce recueil est plus tardif".
"Un vulgaire ouvrage de propagande contre les intérêts des Etats-Unis", s'exclama le Gouverneur. Le vieux médecin approuva : "Voilà ce que sont de la poésie de marmaillon et des vers de mirliton, des messages à portée politique, sans grande envergure".
"Qu'y a-t-il de politique dans ces mots ?" s'étonna le Chevalier, et il cita de nouveau ses propres vers. "/Entre la Lune et l'eau s'étouffe un goulet sec, servi du monde en part de feu, la terre aztèque/ ?"
"Mais... L'intention, voyons. Et les rimes suivantes sont bien plus détestables." Le Gouverneur semblait authentiquement étonné. "Les poètes de cet ordre ne méritent que de croiser devant un mur, la réalité de l'acier. L'art n'est pas fait pour de telles moqueries du grand échiquier de la politique. L'art a son propre domaine, celui des rêves, s'il évoque la politique ce ne devrait être qu'à cette fin, à la seule fin de l'émotion et de l'élévation des morales et des pensées. La politique ne peut jamais être de l'art qu'une toile de fond, jamais un /but/."
Le Gouverneur s'était saisi de passion, sorti de son propre rôle de diplomate le bref instant de sa tirade. Montvallon avait écrit /La Désirade/ au Fort Napoléon, entouré des siens, souvent seul devant l'endroit du rempart où la Princesse Caroline s'était jetée. De toute sa mémoire, jamais sa vie n'avait pu être meilleure qu'à cet endroit, entouré de ses amis, des gens dont la seule pensée était la fraternité, le respect et la joie, la joie partagée par tous. La joie qui ne se grandit qu'à grands coups de lenteur, de temps et d'harmonie, celle qui ne grandit que de la symbiose des joyeux et de la durée des matins, du silence rougissant des brouillards devant les ancres étoilées du temps perdu.
"Walt Whitman a-t-il fait cela ? Ne se servir de la politique qu'en fond de son voyage ? Au contraire. Whitman a écrit /Leaves of Grass/ en peignant la nature comme un décor au bonheur de servir la politique et plus que cela, plus que cela, servir la glorification des Nord-Américains comme le phare moderne des peuples politiques, tel était son commerce. Vous condamnez /La Désirade/ comme un pamphlet mais à cette aune, pourquoi ne condamnez-vous pas Whitman ? Serait-ce parce que la glorification de l'Amérique du Nord vous sied mieux que celle du Mexique ?"
"Les deux devraient être condamnés au mur" répliqua le Gouverneur, irrité.
"Alors permettez-moi de vous présenter l'auteur de ce pamphlet, Gouverneur. Vous l'avez devant vous. Dieu merci, votre Pardon Royal a couvert tous les actes /immoraux/ que j'ai pu accomplir ces dernières années, ainsi l'écriture de /La Désirade/ est-elle inclue. Pour cela non plus vous ne pourrez pas me condamner. Votre Reine m'en a amnistié."
(--- tirade à reprendre ---)
Le Gouverneur afficha un air las. "Alors lâcherons-nous nos meilleurs poètes à vos trousses, où que vous soyez." Son ton, badin et moqueur, ne souffrait pourtant aucune discussion. La Baronne pourtant esquissa quelque considérations sur la poésie, timidement suivie par son mari et par le plus aventureux des deux Hollandais. Puis le Gouverneur frappa deux fois dans ses mains et la pièce principale du repas arriva, portée sur les épaules de quatre jeunes indiens, déposée avec habileté au centre de la table. Un marlin d'un mètre cinquante environ, entier, était disposé sur un plateau d'argent aux bords ciselés et généreusement dressé de feuilles de lauriers et de romarin. La peau du poisson, dorée par la cuisson, projetait de multiples reflets sous la lumière des lustres. Sa nageoire dorsale dressée vers le plafond, et son rostre pointu, semblable à celui des espadons, semblait désigner ironiquement le Corsaire. Pêcher le marlin requierait beaucoup d'habileté, ou de chance -- de patience, en tous les cas. C'était une pièce de choix.
"Kedgeree" annonca le gouverneur, tandis qu'apparaissaient devant les convives de grandes assiettes blanches, emplies d'un riz crémeux. La coriandre semblait être l'épice principale, son arôme dominait la pièce. "Voici mon plat favori, monsieur de Montvallon. Si mon /fameux/ mulligatawny vous a plu, ce plat-ci devrait vous ravir. Rien n'est trop bon pour un nouvel allié de la Couronne, et puisse cette alliance être éternelle."
L'Anglais était redevenu froid et diplomate, désintéressé, une étrange étincelle pourtant, persistante au fond de son regard distant. Le Chevalier de Montvallon regardait le maître d'hôtel découper le poisson, en fins filets. Jamais il ne douta que l'Anglais aurait autant apprécié le spectacle s'il s'était agit de son propre corps, supplicié en public ou en privé. Les dégâts infligés par le Corsaire au commerce britannique ces dernières années étaient incalculables, sauf à être un rat de banque londonien. Et les banques londoniennes avaient donné une estimation, les Anglais avaient mis sa tête à prix, et à un bon prix. Le couteau plat s'agitait dans la chair du poisson et faisait son office.
"Mes hommages, gouverneur, à l'homme qui a pêché ce marlin. La lutte a dû être féroce. Puis-je espérer qu'il ait été récompensé à la hauteur de ses efforts ?"
"Comme il se doit. L'Angleterre récompense toujours les efforts et la loyauté."
"Aura-t-il le loisir de goûter la chair de ce poisson ?"
"Ah ! Ne vous inquiétez pas. Mes pêcheurs mangent à leur faim et nos gens sont bien traités. Comme à chacune de nos pêches, mes cuisiniers redistribuent les restes des poissons aux nécessiteux. Une telle prise est un jour de fête sur cette île, croyez-en moi sur parole, cet après-midi la file était longue, à l'arrière de nos cuisines. Si vous saviez de quels miracles ces gens sont capables, avec seulement un peu de sang, de pain, d'arêtes et de viscères ! "
Le Français détourna le regard. Un des Hollandais s'esclaffa, tandis qu'un boy servait délicatement le marlin, sur le kedgeree fumant. " Quel bonheur d'avoir des goûts simples !"
"Se nourrir de sang et d'arêtes, quelle vie" s'exclama l'autre. Presque tous les convives rirent, d'un rire convenu.
"A la hauteur de leur travail et de leurs besoins", répliqua le gouverneur. "Pour les travailleurs de nos plantations, c'est un peu différent. La ration journalière, elle, a été scientifiquement étudiée. Chacun reçoit précisement la quantité nécessaire de protéines et de nutriments. Un des plus éminents experts de la Royal Academy est venu en personne dans nos îles, adapter au plus juste l'alimentation de nos gens. Ses calculs sont d'une incroyable complexité, nous changeons les quantités à chaque saison savez-vous, en fonction de la température et de l'humidité. Et selon la force physique nécessaire à chaque poste, les doses changent. Même leur taille est prise en compte ! Plus un individu est grand, mieux il est nourri. Ainsi sommes-nous certains que chacun reçoit /au plus juste/ ce dont il a besoin."
"Quel bonheur cela doit-il donc être, de pouvoir se compter parmi vos travailleurs, rétorqua Montvallon. J'ai entendu dire, en effet, qu'ils étaient les mieux lotis des Caraïbes, ou qu'il s'en fallait de peu. De tellement peu que, dans les Antilles, les Français doivent les renvoyer par bateaux entiers, de peur que les idées trop libérales de vos gens ne prennent racine chez nous."
L'ironie n'avait pas échappé au gouverneur, ni à son médecin. Les ouvriers indiens, chinois et africains qui travaillaient pour les Anglais tentaient régulièrement de fuir vers les Antilles, une partie non-négligeable du travail de la Royal Navy consistait à les en empêcher. Une série de traités obligeaient les Français, officiellement, à les renvoyer. Le vieux médecin militaire planta d'un geste fataliste sa fourchette dans un morceau de marlin, le gouverneur rapprocha ses mains, l'air amusé.
"Si ces gens ne voulaient pas travailler, Chevalier, jamais ne seraient-ils parvenus jusqu'ici. Et s'ils avaient voulu être des sujets de l'Empire Français, le port de leur destination n'aurait pas été très loin. Ces gens sont tous volontaires, savez-vous, à l'embarquement, leur choix était celui d'hommes libres. Tous étaient libres.
"Des Hommes libres, certes. Vous trouverez toujours des miséreux, Gouverneur, pour se trouver là où ils ne devraient pas être. La vie est ainsi faîte. Si vous créeez une ouverture, même vers l'enfer, des miséreux autour entreront, toujours. Ouvrir un tel chemin est une forme de responsabilité dont nous devrions nous passer, sauf à porter la volonté commune".
"Comme vous portez le fer, oui, nous connaissons les idées de votre Empereur, Monsieur. La Ministre Michel s'est explicitée sur cela à plusieurs reprises, certains de ses livres, savez-vous, ne furent pas interdits."
En prononçant le nom de Louise Michel, l'Anglais avait esquissé une profonde moue de mépris. Personne en Europe n'avait gouté le tournant social de l'Empire, sauf les Français. Suite à la résistance de la Commune de Paris, Napoléon III avait amorcé un dialogue politique avec les rouges. Auguste Blanqui avait été libéré de prison et, dans l'euphorie de la Victoire, pris dans le sentiment d'union nationale d'alors, de grands débats avaient animé la presse, les ateliers et les salons parisiens. L'Empire s'était peu à peu libéralisé, au grand dam des banquiers et des affairistes. Le jeune Louis-Napoléon, héritier du trône impérial, s'était lié d'amitié avec Victor Hugo et leur débat épistolaire marqua l'Europe des Lumières. Un terrain d'entente politique fut trouvé, la doctrine de l'Empire Social avait fait florès. Ainsi, à la mort de son père, Louis-Napoléon prêta serment devant le peuple français. Le jeune Empereur Napoléon IV était dorénavant le garant des libertés, le protecteur des prolétaires et le défenseur du peuple. Le faste de sa cour était accepté, comme une locomotive qui entraînait la société àsa suite, avec en vue l'amélioration du sort de tous. Qu'importait donc que les aristocrates se baignent dans le luxe, si les prolétaires mangeaient à leur faim et vivaient heureux.
En cette seconde décennie du règne de Napoléon IV, Paris était une fête. Un jour de repos hebdomadaire était accordé à tous les ouvriers, le travail des enfants sévèrement interdit et la durée du travail réduit à 9 heures par jour. Le samedi soir, les réceptions fastueuses de l'Opéra et des Tuileries faisaient écho aux bals populaires et à la liesse de Montmartre et de Belleville. Seuls certains anarchistes refusaient la nouvelle alliance nationale, et des malversations financières d'envergure avaient montré l'hostilité d'une partie radicale de la bourgeoisie. Pour les autres, l'union était de mise. Victor Hugo avait refusé le poste de Ministre des Arts que Napoléon IV lui avait proposé. Le grand écrivain fut élu président de la nouvelle Assemblée Nationale et son influence sur le jeune Empereur ne se démentit pas. Louise Michel, elle, avait accepté le portefeuille de l'Education Populaire. Les enfants de tous le pays reçurent l'instruction publique élémentaire et l'école Polytechnique vit sortir de ses rangs plusieurs femmes de haute qualité.
"Alors vous connaissez l'idée de Louise Michel sur l'éducation. Si chaque être humain, si chacun accède à la citoyenneté à part entière, s'il acquière la liberté, la seule, la sienne, alors en étant libre il devient essentiel. Essentiel aux autres, puisque chacun de ses pas dès lors sera celui du peuple entier, de la liberté elle-même. L'expression collective d'un peuple libre."
"Le romantisme vous honore, Chevalier. Mais je crains que cette vision soit imparfaite. Si cet homme libre dont vous parlez porte en lui "le peuple entier", puisque chacun de ses pas s'y rapporte. Si sa liberté fait de lui l'expression du peuple, en quoi est-il libre ? Il reste enchaîné à plus grand que lui, ses chaînes sont simplements plus grandes que celles dont il porte l'habitude. Cela n'en reste pas moins des chaînes."
Montvallon resta coi, l'instant pour la Baronne de se pâmer d'innocence, manquant de renverser un verre de son éventail.
"La liberté est un tel fardeau pour ceux qui n'y sont pas habitués", s'exclama-t-elle. "D'ailleurs je ne suis pas certaine de bien comprendre votre position, gouverneur. Pensez-vous que personne ne puisse être libre ?"
"Si, bien sûr. Mais cela demande une force de caractère exceptionnelle, de celle dont ne sont pas pourvus tous les humains. Quelle utopie de croire en la liberté universelle !"
Le défi
***
Le Lendemain
La Victoire
Quelle est la recette ?
-----------
Et ça s'arrête ici. Impossible d'écrire un débat philosophique dans un texte qui ne s'y prête pas, deux semaines après la date du rendu.
Montvallon et l'Anglais se disputent un peu plus, et finissent par se lancer un défi. La meilleure cuisine. Le modèle aristocratique anglais ou le modèle égalitaire français. Et le français gagne, en utilisant la recette des propres travailleurs du Gouverneur : du sang, du pain rassis et des épices, la recette du boudin antillais
Montvallon- Messages : 101
Date d'inscription : 13/12/2022
Re: Bouffe et vapeur
A première vue, sans avoir encore tout lu, assez voire très bien écrit. Il y a quelques images pas super heureuses pour moi. Qui dénotent avec la richesse d’autres. Ex “un costume sérieux”, je trouve ça assez plat/pas très signifiant. Le rythme narratif/descriptif à coup de phrases de la même taille, assez courtes, ont un rendu un peu monotone qui a laissé mon attention sur le carreau. Il pourrait être adéquat d’un peu varier. Aussi, essayer de rentrer plus vite dans la psychologie des personnages pour favoriser l’identification du lecteur? Quelques fautes d’orthographe aussi.
Si tu veux, je peux m’y pencher plus sérieusement et étoffer mon retour…
Si tu veux, je peux m’y pencher plus sérieusement et étoffer mon retour…
Mp3- Messages : 923
Date d'inscription : 15/09/2022
Re: Bouffe et vapeur
Merci pour ce retour MP3, c'est très précieux pour moi. La question du rythme des phrases est absolument décisive, surtout si c'est là dessus que ton attention (et donc ton intérêt) pour le texte s'est étiolée. Garder l'intérêt du lecteur est vraiment la chose la plus importante, c'est décisif de savoir ça. D'autant mieux que je vois pourquoi les phrases sont structurées aussi (c'est lié au déroulement narratif d'une structure pré-établie) donc je devrais pouvoir agir dessus. Merci :-)
Montvallon- Messages : 101
Date d'inscription : 13/12/2022
Re: Bouffe et vapeur
En tout cas tes retours sont tous très pertinents, Merci de nouveau. En relisant à froid je vois un peu où sont les grandes faiblesses, surtout je m'éparpille. On est pas sur une qualité professionnelle, encore. Mais c'est une bonne étape, ça progresse. Quelques mécanismes commencent à se mettre en place. Tu as visé juste surtout pour la nécessité d'ancrer plus rapidement les personnages. Le fait que Montvallon choisisse de ramer avec ses hommes servait à produire un effet de cet ordre, mais c'était trop léger.
Bref, un texte éparpillé. Merci à ceux qui ont lu
Bref, un texte éparpillé. Merci à ceux qui ont lu
Montvallon- Messages : 101
Date d'inscription : 13/12/2022
Re: Bouffe et vapeur
Avec plaisir, mais j’imagine que c’est un peu rock ‘n roll d’avoir un retour aussi “direct”. Mais il y a vraiment de très bons trucs. Notamment cette image:” Son visage émacié respirait l'autorité, son nez en lame de couteau semblait dessiné pour traverser le temps et les gens,”
Je trouve ça très percutant. Un très beau contraste sémantique, une rupture, je sais pas comment le dire.
Je trouve ça très percutant. Un très beau contraste sémantique, une rupture, je sais pas comment le dire.
Mp3- Messages : 923
Date d'inscription : 15/09/2022
Re: Bouffe et vapeur
Merci beaucoup mp3. Je n'osais pas le demander et n'ose toujours pas vraiment mais si tu as le temps et l'envie de détailler plus ton retour, au vu de la qualité du premier, ce serait avec honneur et plaisir, par mp si tu le souhaites ou si tu n'en a pas le temps, sans soucis.
Gattopardo, tu pouvais laisser ton commentaire ! Pour être tout à fait franc j'ai un peu honte d'avoir posté le texte en l'état, c'est un premier jet. Dans le processus normal j'aurais dû arriver à la conclusion puis reprendre le texte entièrement, une première fois pour corriger les erreurs flagrantes de syntaxe et d'orthographe, améliorer le style puis une seconde fois, à froid, pour le vernir. En l'état c'est rugueux. Mais comme j'étais déçu d'avoir du l'abandonner, l'idée de le reprendre du début sans espoir de le finir m'a quelque peu rebuté.
Merci la sévérité du retour, ceci dit. C'est vrai que le début est descriptif, et pas forcément bien amené. J'ai voulu me complier aux canons du steampunk qui est par essence (vapeur ?) un style très descriptif. Et c'est très difficile je trouve, de parvenir à adopter un style "au dessus de la mêlée" qui soit cohérent et permanent, j'y travailles.
Pour "l'impératrice anglaise" c'est un peu un angle mort de la politique du 19eme siècle pour moi. On parle alors de l'empire britannique, Victoria est bel et bien impératrice des Indes et pourtant... Du point de vue formel c'est bien "la reine anglaise". La subtilité m'a toujours un peu échappé. Comment peut-on être reine d'un empire tout en étant par ailleurs, Impératrice d'une région de l'empire et d'une seule.
Après, si je voulais faire une pirouette et le texte est écrit du point de vue d'un français, dans une période uchronique, ça pourrait passer. Mais ça n'est pas volontaire.
Gattopardo, tu pouvais laisser ton commentaire ! Pour être tout à fait franc j'ai un peu honte d'avoir posté le texte en l'état, c'est un premier jet. Dans le processus normal j'aurais dû arriver à la conclusion puis reprendre le texte entièrement, une première fois pour corriger les erreurs flagrantes de syntaxe et d'orthographe, améliorer le style puis une seconde fois, à froid, pour le vernir. En l'état c'est rugueux. Mais comme j'étais déçu d'avoir du l'abandonner, l'idée de le reprendre du début sans espoir de le finir m'a quelque peu rebuté.
Merci la sévérité du retour, ceci dit. C'est vrai que le début est descriptif, et pas forcément bien amené. J'ai voulu me complier aux canons du steampunk qui est par essence (vapeur ?) un style très descriptif. Et c'est très difficile je trouve, de parvenir à adopter un style "au dessus de la mêlée" qui soit cohérent et permanent, j'y travailles.
Pour "l'impératrice anglaise" c'est un peu un angle mort de la politique du 19eme siècle pour moi. On parle alors de l'empire britannique, Victoria est bel et bien impératrice des Indes et pourtant... Du point de vue formel c'est bien "la reine anglaise". La subtilité m'a toujours un peu échappé. Comment peut-on être reine d'un empire tout en étant par ailleurs, Impératrice d'une région de l'empire et d'une seule.
Après, si je voulais faire une pirouette et le texte est écrit du point de vue d'un français, dans une période uchronique, ça pourrait passer. Mais ça n'est pas volontaire.
Montvallon- Messages : 101
Date d'inscription : 13/12/2022
Re: Bouffe et vapeur
Je suis pas un spécialiste, je ne connais pas les termes techniques d’analyse littéraire, les différents types de narration par exemple, l’installation d’une tension, d’une intrigue qui se résout, mais je peux m’y essayer à l’occase. Oui, par mp, ça offrira peut-être plus de liberté et de richesse. Tiens, en passant, ça m’a un peu fait penser à Honor Harrington, sauf que c’est de la SF et pas du steampunk. Mais je ne sais pas très bien sur quoi est fondée cette impression, outre le décor martial, ma lecture date.
Mp3- Messages : 923
Date d'inscription : 15/09/2022
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