Au Mily-mètre près

Ben en ce moment, je me pose grave des questions sur tout ça.
Quand j'étais une jeune conne (bon, je m'accroche encore à l'idée que je suis toujours jeune mais moins, et peut-être un peu plus conne), je militantais à tout va.
Je me suis coupé les cheveux à ras, je les ai orné de cauris pour renouer avec mes origines africaines, Kunta Kinte, c'était un Mignon à côté de mon poing levé.
J'étais une Black Panther, born to be wild, at Trifouillis les Quatre Canards (55, Meuse). 50% de sang noir, éducation 1000% quiche lorraine, mais le week-end, on sortait quand même les 33 tours d'Eugène Mona pour marquer le coup, le Crassous de Médeuil, ça se savoure moins bien en écoutant du Vivaldi que sur les tambours du Bronx.

J'avais un drapeau jamaïcain sur le mur de ma chambre de cité U.

Et puis mes parents ont eu un chaton, et il fallait lui trouver un nom. J'ai voulu exprimer ma rébellion :
Marcus (Garvey)
Malcolm (X)
Cassius (Clay)

Mais c'était super grave con, comme si donner un nom à mon chat était un acte militant. Comme si accrocher des drapeaux à mon mur allait changer quelque chose. Si ça se trouve, je serais allé fumer des pétards sur la place Stanislas, avant de rentrer dans mon studio payé par la bourse du Conseil Général et de choper un yaourt bulgare dans mon frigo soigneusement rempli par Maman.
Faudrait quand même pas oublier que Grand-Papa était gaulliste, et Grand-Maman archi gaulliste tendance frontiste. Faut respecter la mémoire des anciens.

Finalement on a appelé le chat Marvin (Gay) ... et mes parents ont cédé sur Nelson pour le cheval, parce que qu'on pouvait toujours dire que c'était le nom d'un fameux amiral britannique, dézingué par les français à Trafalgar.

Sinon, pour Trouduc l'écureuil, j'ai vraiment pas d'explication ...

Je me suis tournée et retournée encore toute cette fichue nuit. Trop chaud, pas de clim, et impossible d'ouvrir la fenêtre, mon voisin ayant décidé de se faire un marathon de films d'adultes. J'ai pu obtenir quelques heures de répit après avoir beuglé du côté de sa fenêtre ouverte : change de main, ça fume.

Le matin, pas mieux, mon état comateux habituel a disparu, il fait beau, j'ai envie de sortir. Champs Elysées, place de Vosges, bof bof, finalement je descends en trottinant le boulevard de Strasbourg, comme au bon vieux temps, quand j'essayais d'esquiver les rabatteurs des salons de coiffure manucure pedicure, vente de produits "que tu trouveras pas moins cher ailleurs ma chérie, oui, c'est bon très bon".

Le volume est un peu fort, je tire un de mes plugs auriculaires et demande au type en face de moi de répéter. Les ongles ? 15 balles ? Punaise, ils commencent tôt maintenant. J'ai un peu de temps à tuer et un billet de 20 dans ma poche.

Waaaaaaah, le salon ! On m'aboie de m'asseoir sur une chaise, en face d'une table vermoulue couverte d'un drap troué. Un autre type, assis à l'entrée, téléphone à la fille qui fait les ongles (partie faire une course ? Restée à la maison ? D'astreinte ? Comment ça marche ?). J'attends. Je repère la patronne, la peau décolorée à grand renfort de crèmes blanchissantes à l'hydroquinone, plâtrage "à la Rama Yade" , le tracé outrageux rouge permanent du sourcil et le contour des lèvres noir. Elle porte, en ce vendredi matin, des leggins dorés et un top à sequins. Elle lâche les cheveux de sa cliente pour courir derrière une "madame, ma chérie" qui passe dans la rue.

Ma manucure est arrivée. Elle porte un tablier de cuisine et sort son matériel d'un cabas Franprix. Elle n'a pas l'air de spécialement causer, alors je remets mes écouteurs. La musique ne couvre pas les cris derrière moi. Je me retourne par réflexe. La scène qui se joue dans mon dos manque de me provoquer des fuites urinaires.
Une cliente mécontente apparemment, perruque de Beyoncé vaguement posée de travers, en pyjama et en tongs, desquels sortent les orteils les plus ... incongrus qu'il m'ait été donné de voir. Des ongles longs, pointus comme des griffes, pointant en soleil et laqués d'un vernis rose pêche que je n'aurais certainement pas choisi pour cette carnation très noire. Visiblement très contrariée, elle semble prête à en venir au main avec une petite femme asiatique qui parle une langue que je peine à distinguer, mais je distingue quelques mots français.
- Pas fini, pas fini, ASSIS ! ASSIS !
- Oh, je suis pas ta fille hein, tu peux crier, mais tu vas les faire, mes pieds.
- ASSIS ! TAIS TOI ! ASSIS !

Puis la manucure asiatique retourne s'occuper d'une autre cliente, qui attends patiemment sur la chaise à côté de la mienne. Imperturbable, la demoiselle au tablier de cuisine continue à polir mes ongles avant d'appliquer le gel. Ma cliente mécontente parle d'un hôtel, dit qu'elle doit partir, vite, et l'asiatique se remet à hurler "NON ! ASSIS !".

Ca va saigner et à ce moment là, je perçois la voix de Beyoncé (la vraie cette fois) qui susurre "let me sit that ass on you". En regardant mes rognures d'ongles rejoindre des mèches de cheveux éparpillées sur le sol, j'ai un flash : "fais moi des griffes chérie, rouges sang". Fuck la classe, je suis dans la street.

Quelques minutes s'écoule, entre deux couches de laques rouges, Beyoncé qui continue à supplier "punish me please" d'une voix lascive, et la pédicure qui hurle à sa cliente mécontente de rester assise.

Punish me please.

Je suis assise près de la porte, en attendant que mon vernis sèche devant un ventilateur. Une femme s'approche, elle traine un charriot de supermarché rempli de barquettes en plastique. Un homme lui tend un billet de 10€ et repart avec 2 barquettes bien garnies. Elle fait le tour du salon. "Tiep, qui veut du Tiep". L'expérience me tenterait bien, mais coller mes ongles pas secs dans du riz garni de poisson en sauce, c'est pas une bonne idée. Je préfère sortir et faire miroiter au soleil mes griffes rouges de pétasse. Tout est trop. Trop rouge, trop long, trop carré. Fuck it, trash the snob.

Prochain vol pour le New Jersey demain. Mon sas de décompression ressemble à un hôtel de gare. Le confort est spartiate, un lit, un téléviseur, une bouteille d'eau. Je n'ai pas besoin de plus. C'est demain déjà. Mais ça ira.
Je suis arrivée le cœur saignant, la tête en vrac, la peur au ventre, les mains tremblantes, les yeux mouillés, le corps brisé. Je repars avec mes deuils et mes failles, mais moins de larmes et de douleurs, et avec de jolis souvenirs pêchés sur des plages toulonnaises, dans la campagne lorraine, sur les trottoirs parisiens, dans un jardin breton. Des rires, des sourires. Et l'envie. Surtout, l'envie. L'envie de recommencer, de parler, d'aller vers les autres et de dire "je suis toujours là, dedans, je suis là derrière ce mur qui s'effrite de jour en jour".

Dernier vol pour le New Jersey. Le contrat est rempli, j'ai troqué ma vieille valise de casserole contre une autre, plus facile à porter. Il y a encore du chemin, mais mon pas est plus léger.

Vol final pour le New Jersey. Je suis un peu nouée tout de même, je voudrais déjà être au retour. J'ai encore tant de choses à faire, à régler. Il va falloir trouver la force, me secouer la volonté encore un peu, puiser dans le fond ce qu'il reste d'énergie pour virer la poussière cachée sous le tapis.

Ça va aller.