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MysticApocalypse
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Fiche de lectures
Faisant comme à l'habitude des recherches pour comprendre à la fois le monde dans lequel je vis, trouver des outils qui me permettent d'être moi au mieux, éviter les conflits ... je suis tombé sur cet article sur le site suivant : http://www.philippefabry.eu
J'ai longtemps eu la sensation, et je l'ai exprimée à ma manière sur mes différents fils, que la société était "malade" des pertes de repères qu'elle s'infligeait. En postant cela, je désirais à la fois vous livrer ce qu'en pense une personne comme Alain Ehrenberg et ouvrir un débat sur votre analyse sur le sujet.
Bien à vous.
J'ai longtemps eu la sensation, et je l'ai exprimée à ma manière sur mes différents fils, que la société était "malade" des pertes de repères qu'elle s'infligeait. En postant cela, je désirais à la fois vous livrer ce qu'en pense une personne comme Alain Ehrenberg et ouvrir un débat sur votre analyse sur le sujet.
Bien à vous.
Philippe Fabry a écrit:
La fatigue d'être soi : dépression et société
Le culte de la performance (1991), L'individu incertain (1995), La fatigue d'être soi (1998) : ces trois livres d'Alain Ehrenberg forment une suite, une vaste enquête sur l'individualisme contemporain, le changements des normes régissant vie publique et vie privée.
Résumé général
L'individualisme est souvent analysé comme un repli généralisé sur la vie privée. À travers ces trois ouvrages et à propos de sujets très variés, Alain Ehrenberg démontre qu'il s'agit plutôt de la généralisation d'une norme d'autonomie. Cette norme impose un changement des rapports entre privé et public, car l'autonomie exigée dans le domaine public prend ses appuis dans le domaine privé. Dans les deux domaines, privé et public, la réussite impose de plus en plus les mêmes outils : savoir communiquer, négocier, se motiver, gérer son temps…
Un thème central de cette recherche est celui de la fragilisation des individus, qui doivent se produire eux-mêmes dans un monde de plus en plus morcelé.
Le premier volet de cette enquête cherche à montrer comment la montée en puissance des valeurs de la concurrence économique et de la compétition sportive (Le culte de la performance) dans la société française, a "propulsé un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale, sommé de se dépasser dans une aventure entrepreneuriale".
Le second volet décrit comment cette conquête s'accompagne de souffrances psychiques. Dans L'individu incertain, Alain Ehrenberg montre le prix de l'autonomie : une exigence accrue de responsabilité. "Enjoint de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l'individu conquérant [analysé dans Le culte de la performance] est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l'individualisme présente ainsi un double visage". Deux pratiques de masse illustrent cette problématique : la mise en scène de soi avec les programmes de télé-réalité, les débats où les vies ordinaires "se donnent en pâture", et les techniques d'action sur soi au travers des drogues et des psychotropes. Dans les deux cas, il s'agit de symptômes concernant des troubles de la capacité à agir.
Le troisième volet est une enquête sur l'évolution de la notion psychiatrique de dépression, avec le passage d'une dépression basée sur le conflit entre désirs et morale, le refoulement, l'interdit… à une dépression traduisant un manque d'énergie et de désir. La compétition sportive, la télé-réalité, les addictions ou la dépression, sont utilisés par Alain Ehrenberg comme analyseurs des mutations de l'identité et du rapport entre identité et action. À chaque fois sont croisées plusieurs approches : historique, anthropologique, sociologique, politique.
Le culte de la performance
"Le culte de la performance prend son essor au cours des années 80 à travers trois déplacements. Les champions sportifs sont des symboles d'excellence sociale alors qu'ils étaient signe de l'arriération populaire. La consommation est un vecteur de réalisation personnelle alors qu'elle connotait auparavant l'aliénation et la passivité. Le chef d'entreprise est devenu un modèle de conduite alors qu'il était l'emblème de la domination du patron sur l'ouvrier."
"Ce culte inaugurait ainsi de nouvelles mythologies permettant à chacun de s'adapter à une transformation majeure : le déclin de la discipline au profit de l'autonomie. Épanouissement personnel et initiative individuelle sont les deux facettes de cette nouvelle règle du jeu social".
L'individualisme confronte à l'incertain. Chacun doit s'appuyer sur lui-même pour construire sa vie, l'inventer, lui donner un sens. Cela était auparavant limité au élites et aux artistes, "qui se sont les premiers construits autour d'une obligation d'incertitude". Ce mode d'existence est aujourd'hui celui de tout le monde, mais différemment dans les quartiers chics et dans la galère. La référence à soi comme mode d'action est un mécanisme général dans sa diversité : il est autant à l'oeuvre dans l'entreprise, la famille et l'école que dans le renouveau religieux, les groupes mystiques ou ésotériques. Partout l'action légitime se réfère à l'expérience, à l'authenticité, la subjectivité, la communication avec soi, avec l'autre, qu'il s'agisse de trouver Dieu ou un emploi".
Comme l'analyse Anthony Giddens, plutôt que d'individualisme il faudrait parler d'individuation : il s'agit moins d'un repli sur la sphère privée, d'un repli sur soi, que de l'attribution à l'individu du sens de sa vie. Plutôt qu'une perte de repères, il s'agit plutôt d'une multiplication des repères, liée notamment au développement de l'égalité. "Parce que chacun est plus égal, il prend en charge lui-même des problèmes qui relevaient de l'action en commun et de la représentation politique".
La frontière se brouille, la vie privée se modèle sur la vie publique : "un espace où l'on communique pour négocier et aboutir à des compromis au lieu de commander et d'obéir". L'individualisme contemporain est le produit de deux mutations parallèles : privatisation de la vie publique et publicisation de la vie privée. La fin des transcendances (Dieu, le progrès) impose à l'individu de devenir, dans l'incertitude, sa propre transcendance.
L'individu incertain
"Nous codons aujourd'hui une multiplicité de problèmes quotidiens dans le langage psychologique, et particulièrement dans celui de la dépression, alors qu'ils étaient énoncés, il y a encore peu, dans le langage social ou politique de la revendication, de la lutte, de l'inégalité". Nous sommes donc sommés d'être responsables de nous-mêmes à un point jamais atteint dans l'histoire humaine. Cette augmentation de responsabilité nous rend plus vulnérables.
Pour alléger ce poids et faciliter la capacité d'agir, nos sociétés offrent toutes sortes de possibilités que l'auteur regroupe en deux catégories : les moyens d'action sur soi de la pharmacologie (drogues illicites, anxiolytiques, antidépresseurs) et les mises en scène de soi des technologies de la communication (interactivité, reality-shows, cyberespace).
Dans un premier chapitre, Alain Ehrenberg analyse l'usage et les représentations de l'alcool, des drogues et des médicaments ("Sister morphine et Miss Prozac"). Pour comprendre pourquoi l'usage et l'abus sont distingués pour l'alcool et les médicaments, mais pas pour la drogue, pour laquelle un petit euphorisant ou un petit opiacé sont mis au même niveau, il formule une hypothèse audacieuse : c'est le rapport entre vie privée et vie publique qui le détermine. "Les drogues sont un raccourci chimique pour fabriquer de l'individualité, un moyen artificiel de multiplication de soi, qui suscite simultanément la hantise d'une vie privée illimitée, c'est-à-dire d'une société sans espace public, donc invivable".
L'hypothèse centrale d'Alain Ehrenberg est que "la généralisation de la recherche de sensations et le basculement de la télévision dans le terminal relationnel sont symptomatiques des troubles de la distance et de la confusion du public et du privé".
La fatigue d'être soi
"La fatigue d'être soi" est d'abord l'histoire de la dépression. Cette approche historique permet d'éclairer un déplacement fondamental, de la culpabilité à la responsabilité. Ce déplacement suppose l'effacement de la référence au conflit.
La dépression renvoie de moins en moins à la culpabilité et de plus en plus à l'inhibition. Ce n'est plus le refoulement de désirs interdits qui en est l'origine, mais "le poids du possible", la confrontation entre la notion de possibilité illimitée et celle d'immaîtrisable. Alain Ehrenberg cite Wittgenstein : "Tout est devenu si compliqué que, pour s'y retrouver, il faut un esprit exceptionnel. Car il ne suffit plus de bien jouer le jeu ; la question suivante revient sans cesse : est-ce que tel jeu est jouable maintenant et quel est le bon jeu ?". "Quel que soit le domaine envisagé (entreprise, école, famille), le monde a changé de règles. Elles ne sont plus obéissance, discipline, conformité à la morale, mais flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie". Être propriétaire de soi ne signifie pas que tout est possible. La fatigue dépressive a remplacé l'angoisse névrotique. "La dépression et l'addiction sont les noms donnés à l'immaîtrisable quand il ne s'agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l'initiative d'agir". "À l'implosion dépressive répond l'explosion addictive, au manque de sensation du déprimé répond la recherche de sensations du drogué". Dépression et addiction seraient donc des pathologies de la responsabilité.
Quelques chapitres
Extraits de chapitres qui, dans chacun des ouvrages, sont particulièrement éclairants.
La compétition : une mise en forme de la contradiction démocratique
Le caractère égalitaire de la culture moderne se traduit par le fait, qu'idéalement, "tous peuvent, a priori, entrer en compétition avec tous". "Seulement nous savons bien que tout le monde n'est pas égal devant l'égalité". "Nous sommes en principe égaux et en pratique hiérarchisés en fonction de principes non égalitaires parce que nous vivons dans une société stratifiée : les positions inaccessibles sont d'autant plus nombreuses que l'on descend dans la hiérarchie sociale".
Le sport vient résoudre cette contradiction en mettant en scène un individu quelconque, qui, par sa seule valeur, sort de l'anonymat et triomphe. "La valeur heuristique du sport consiste en ce qu'il permet de saisir l'expérience ordinaire des hommes ordinaires, une certaine mise en forme de la coexistence humaine [...], de la mesure de nos propres capacités dans un univers irréfutable". Le sport montre comment n'importe qui peut devenir quelqu'un. C'est une "illusion réaliste", qui "résout en imagination, c'est-à-dire sans rien modifier du paysage des structures sociales, un des dilemmes centraux de la condition démocratique, de notre expérience subjective et ordinaire de la vie : la tension entre égalité de principe des hommes et leur inégalité de fait. La compétition sportive dénoue cette tension en la rendant non contradictoire".
Le sport est populaire parce qu'il symbolise, mieux que le politique, la prise de l'individu sur son destin, sans la médiation d'une action collective. "On met en scène les aspirations égalitaires d'une société travaillée par les inégalités de tous ordres". Dans une analyse historique du hooliganisme, "la rage de paraître", Alain Ehrenberg montre la logique identitaire dans l'exemple anglais : "Dans une société où les barrières de classe ont beaucoup mieux résisté qu'en France et où les chances de mobilité professionnelles pour les ouvriers sont encore moindres, l'hooliganisme est une solution cohérente, malgré son apparente déraison, dans une situation qui, elle, est sûrement déraisonnable".
Dans une société du spectacle, de la singularisation spectaculaire, les hooligans manifestent la volonté de ne rendre visibles qu'eux-mêmes. Ils sont le reflet d'une société sauvage.
Alcool public, drogue privée (dans L'individu incertain)
"Pourquoi l'alcoolisme est-il un aspect de la consommation de l'alcool, alors qu'usage, abus et dépendance sont encore généralement confondus en matière de drogue ?"
L'hypothèse d'Ehrenberg est qu'il s'agit moins de réalité que de mythologie : l'alcoolisme demeure en France une activité largement publique, alors que la drogue renverrait au privé, et à un privé refusant, se coupant du public. "L'alcool est un moteur de parole, une dynamo de la communication. Il est le support d'une imagerie désordonnée de la sociabilité parce qu'il est à la fois assimilé aux classes populaires et au débit de boisson qui est leur chez-soi. Cette sociabilité s'oppose à celle de l'apéritif bourgeois dans l'espace domestique, définissant ainsi deux manières du bien boire selon l'appartenance sociale ; le mal boire est l'alcool pris chez soi et seul, le bien boire se déroule au café, il désinhibe l'individu et favorise la socialité".
Se référant à De Quincey, Alain Ehrenberg pose une question centrale des drogues : "celle d'une distance minimum à soi sans laquelle on perd contact avec autrui. L'ambivalence des drogues tient à ce qu'elles permettent d'accéder à moindre effort à l'expérience de l'individualité tout en confrontant celui qui en prend aux limites à partir desquelles il est prisonnier du produit". Dans un raccourci saisissant, Alain Ehrenberg résume cette mythologie : "Dépossession de soi-même ou recherche d'une plus grande maîtrise, la drogue est un raccourci vers le for intérieur. L'alcoolisme à l'inverse apparaît comme un raccourci pour la communication avec l'autre".
La conclusion de La fatigue d'être soi
"La dépression et l'addiction sont les noms donnés à l'immaîtrisable quand il ne s'agit plus de conquérir sa liberté, mais de devenir soi et de prendre l'initiative d'agir. Elles nous rappellent que l'inconnu est constitutif de la personne, aujourd'hui comme hier. Il peut se modifier, mais guère disparaître - c'est pourquoi on ne quitte jamais l'humain. Telle est la leçon de la dépression. L'impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l'homme est propriétaire de lui-même et source individuelle de son action.
La dépression est le garde-fou de l'homme sans guide, et pas seulement sa misère, elle est la contrepartie du déploiement de son énergie. Les notions de projet, de motivation, de communication dominent notre culture normative. Elles sont les mots de passe de l'époque. Or la dépression est une pathologie du temps (le déprimé est sans avenir) et une pathologie de la motivation (le déprimé est sans énergie, son mouvement est ralenti, et sa parole lente). Le déprimé formule difficilement des projets, il lui manque l'énergie et la motivation minimale pour le faire. Inhibé, impulsif ou compulsif, il communique mal avec lui-même et avec les autres.
Défaut de projet, défaut de motivation, défaut de communication, le déprimé est l'envers exact de nos normes de socialisation. Ne nous étonnons pas de voir exploser, dans la psychiatrie comme dans le langage commun, l'usage des termes de dépression et d'addiction, car la responsabilité s'assume, alors que les pathologies se soignent. L'homme déficitaire et l'homme compulsif sont les deux faces de ce Janus".
Dernière édition par Qilin le Dim 13 Jan 2013 - 12:07, édité 3 fois
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Cet article brosse à grand traits le changement de mode civilisationnel qu'au moins cinq, voire plus, de générations ont commencé à amorcer. Chaque génération semble avoir impulsé un détachement différenciateur par rapport à la précédente, et ceux-ci ce conjuguent à présent dans la vie quotidienne, la durée de vie moyenne des êtres s'allongeant.
Une collision des valeurs se produit, certaine considérées comme obsolètes, d'autres comme trop novatrices, en sachant que chacune d'entre elles est, quelque part, fondatrice de la croissance de l'humain qui apporte "jugement" sur ces dernières.
Ce faisant, l'être, comme le précise Alain Ehrenberg "L'être se retrouve devant une exigence accrue de responsabilité", à la fois devant lui et devant les autres. A. Ehrenberg continue encore par "Enjoint de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l'individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l'individualisme présente ainsi un double visage".
Cet individualisme pousse à son paroxysme le désir d'être reconnu en tant qu'être se bâtissant, à la recherche de l'acceptation d'un ou plusieurs autres afin de s'assurer que le chemin qu'il emprunte pour le pas rester dans l'incertain, pour "éliminer" le doute, et parfois même pour se sentir exister. "L'individualisme confronte à l'incertain. Chacun doit s'appuyer sur lui-même pour construire sa vie, l'inventer, lui donner un sens" dit A.Ehrenberg.
D'où vient donc la vulnérabilité que ressent la majorité de la population des pays industrialisés ? De cette responsabilité de soi, poussée à un extrême jamais vécu à l'échelle de l'histoire humaine. Cette augmentation de responsabilité nous rend plus vulnérables. A la manière d'une chef d'entreprise (entreprise qui serait soi), nous devons porter pleinement le poids de nos actes.
Une mutation s'opère une fois l'acceptation de la notion de responsabilité acquise. Elle admet que la culpabilité soit, et la transforme en responsabilité de ses actes, ce qui suppose de mettre fin à la notion de conflit, et cela par essence :
A. Ehrenberg dit : "Ce n'est plus le refoulement de désirs interdits qui en est l'origine, mais "le poids du possible", la confrontation entre la notion de possibilité illimitée et celle d'immaîtrisable."
A partir de cet instant, le conflit n'a plus de raison d'être, puisque les raisons sont exogènes aux êtres y participant, et découlent de cette prise de responsabilité individuelle que chacun des protagonistes cherche tout en la "craignant".
Ce qui revient à dire que, même si le désir d'indépendance est immense, que l'envie d'être soi à fond existe, il reste un doute profond en tous : Suis-je sur la bonne route ? La différence de constitution des êtres se situe alors là : certains tentent par eux-mêmes, d'autres cherchent un refuge.
Les nouvelles règles sont : " ... flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie."
A. Ehrenberg dit encore : "Dépression et addiction seraient donc des pathologies de la responsabilité."
La conclusion ? Prendre l'initiative d'agir ! "L'impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l'homme est propriétaire de lui-même et source individuelle de son action."
Prendre l’incitative d'agir c'est accepter la charge de se tromper. On ne peut pas prêcher en même temps son énorme envie d'être complètement indivis et, à la fois ne pas accepter l'erreur qui nous appartient en propre comme résultat des actes commis après nos propres décisions.
Une collision des valeurs se produit, certaine considérées comme obsolètes, d'autres comme trop novatrices, en sachant que chacune d'entre elles est, quelque part, fondatrice de la croissance de l'humain qui apporte "jugement" sur ces dernières.
Ce faisant, l'être, comme le précise Alain Ehrenberg "L'être se retrouve devant une exigence accrue de responsabilité", à la fois devant lui et devant les autres. A. Ehrenberg continue encore par "Enjoint de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l'individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l'individualisme présente ainsi un double visage".
Cet individualisme pousse à son paroxysme le désir d'être reconnu en tant qu'être se bâtissant, à la recherche de l'acceptation d'un ou plusieurs autres afin de s'assurer que le chemin qu'il emprunte pour le pas rester dans l'incertain, pour "éliminer" le doute, et parfois même pour se sentir exister. "L'individualisme confronte à l'incertain. Chacun doit s'appuyer sur lui-même pour construire sa vie, l'inventer, lui donner un sens" dit A.Ehrenberg.
D'où vient donc la vulnérabilité que ressent la majorité de la population des pays industrialisés ? De cette responsabilité de soi, poussée à un extrême jamais vécu à l'échelle de l'histoire humaine. Cette augmentation de responsabilité nous rend plus vulnérables. A la manière d'une chef d'entreprise (entreprise qui serait soi), nous devons porter pleinement le poids de nos actes.
Une mutation s'opère une fois l'acceptation de la notion de responsabilité acquise. Elle admet que la culpabilité soit, et la transforme en responsabilité de ses actes, ce qui suppose de mettre fin à la notion de conflit, et cela par essence :
A. Ehrenberg dit : "Ce n'est plus le refoulement de désirs interdits qui en est l'origine, mais "le poids du possible", la confrontation entre la notion de possibilité illimitée et celle d'immaîtrisable."
A partir de cet instant, le conflit n'a plus de raison d'être, puisque les raisons sont exogènes aux êtres y participant, et découlent de cette prise de responsabilité individuelle que chacun des protagonistes cherche tout en la "craignant".
Wittgenstein a écrit:
"Tout est devenu si compliqué que, pour s'y retrouver, il faut un esprit exceptionnel. Car il ne suffit plus de bien jouer le jeu ; la question suivante revient sans cesse : est-ce que tel jeu est jouable maintenant et quel est le bon jeu ?
Ce qui revient à dire que, même si le désir d'indépendance est immense, que l'envie d'être soi à fond existe, il reste un doute profond en tous : Suis-je sur la bonne route ? La différence de constitution des êtres se situe alors là : certains tentent par eux-mêmes, d'autres cherchent un refuge.
Les nouvelles règles sont : " ... flexibilité, changement, rapidité de réaction, etc. Maîtrise de soi, souplesse psychique et affective, capacités d'action font que chacun doit endurer la charge de s'adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence, un monde instable, provisoire, fait de flux et de trajectoires en dents de scie."
A. Ehrenberg dit encore : "Dépression et addiction seraient donc des pathologies de la responsabilité."
La conclusion ? Prendre l'initiative d'agir ! "L'impossibilité de réduire totalement la distance de soi à soi est inhérente à une expérience anthropologique dans laquelle l'homme est propriétaire de lui-même et source individuelle de son action."
Prendre l’incitative d'agir c'est accepter la charge de se tromper. On ne peut pas prêcher en même temps son énorme envie d'être complètement indivis et, à la fois ne pas accepter l'erreur qui nous appartient en propre comme résultat des actes commis après nos propres décisions.
Dernière édition par Qilin le Mer 2 Jan 2013 - 18:34, édité 1 fois
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
merci Qilin pour ce partage tres interessant........je vais suivre ce fil avait grand interet!
MysticApocalypse- Messages : 3476
Date d'inscription : 07/08/2012
Localisation : Dans la limite du stock de neurones disponibles.....
Re: Fiche de lectures
Salut mumu117
Contente de te voir là et de suivre avec attention tes commentaires !
Contente de te voir là et de suivre avec attention tes commentaires !
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
La revendication d’égalité et de reconnaissance témoigne tout aussi bien d’une « émulation vers l’égalité » que d’un « goût dépravé pour l’égalité. ». C’est en rejetant l’utilitarisme naïf, l’individualisme libéral que l'on peut s’inscrire dans la constitution d’un monde commun. Penser en globalité c'est regarder l’intersubjectivité pratique de ce qui nous lie, de ce qui nous tient ensemble et de ce à quoi nous tenons, bref le fondement même de l’ordre social.
Et je crois que le don y prend place.
Et je crois que le don y prend place.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Pour continuer sur le don comme facteur de socialisation :
http://classiques.uqac.ca/contemporains/godbout_jacques_t/actualite_essai_sur_le_don/actualite_essai_sur_le_don.pdf
http://classiques.uqac.ca/contemporains/godbout_jacques_t/actualite_essai_sur_le_don/actualite_essai_sur_le_don.pdf
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Du coup, tiens, ce que je viens d'écrire dernièrement sur mon fil - https://www.zebrascrossing.net/t8910p540-a-la-recherche-d-atoum#358321 - m'inspire quelque chose, une réflexion :
Comment le désir d'indépendance de tous se conjugue-t-il avec le fait de vouloir rester en contact et de se plaindre d'un départ, d'une absence, d'un manque ? Qu'est-ce qui peut donc provoquer cela ? Pourquoi donc l'être qui refuse un départ quand il y est soumis ne se pose pas la question de savoir ce que cela provoque chez un autre quand il part de lui-même ? Pourquoi ne s'en préoccupe-t-il pas, n'en tient-il pas compte (ce que je m'efforce de faire de mon coté) ? Pourquoi est-il aigri quand cela se confirme ?
Je me pose ces questions, oui. Ceci étant, je crois avoir un embryon de réponse, et il figure dans les posts précédents ... cela éclaire un peu ma lanterne ... et je vais continuer à creuser
Comment le désir d'indépendance de tous se conjugue-t-il avec le fait de vouloir rester en contact et de se plaindre d'un départ, d'une absence, d'un manque ? Qu'est-ce qui peut donc provoquer cela ? Pourquoi donc l'être qui refuse un départ quand il y est soumis ne se pose pas la question de savoir ce que cela provoque chez un autre quand il part de lui-même ? Pourquoi ne s'en préoccupe-t-il pas, n'en tient-il pas compte (ce que je m'efforce de faire de mon coté) ? Pourquoi est-il aigri quand cela se confirme ?
Je me pose ces questions, oui. Ceci étant, je crois avoir un embryon de réponse, et il figure dans les posts précédents ... cela éclaire un peu ma lanterne ... et je vais continuer à creuser
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
La confiance ...
Extrait à méditer ... :
" Alors que la méfiance, forçant au contrôle permanent et terriblement coûteux, est devenue une preuve de bêtise, la confiance résultant de mon intelligence, de ma capacité à créer du lien, est devenue un égoïsme, une économie de mon rapport au monde. Elle résulte de mes intérêts, de l’effort que je fais pour maintenir le plus longtemps possible les liens qui me mettent en valeur. Mes amis, mes savoirs, ma culture, mes propriétés. Moi, moi, moi répliqué le plus possible dans une multitude d’êtres dans lesquels je place mes liens, mes intérêts, ma confiance ; moi, petit capital d’intérêts qui m’assure que je suis bien là, qui garantit mon « bien-être ». Confiance qui, grâce aux ruses de la morale, pourrait presque faire croire que je suis un « être bien ". "
Michel Authier (Mathématicien, philosophe et sociologue) a écrit:
Désillusion sur la confiance
Mercredi 26 septembre, ma fille de 18 ans a pris la décision de quitter Facebook, elle n’a plus confiance.
Le même jour, le cours de l’action venait de perdre 10% de sa valeur en 36 heures ! Les actionnaires auraient-ils perdu confiance ?
Entre temps, une rumeur venue du journal gratuit Metro, et relayée par le journal Le Monde, informe : « Facebook aurait rendu publics des messages privés ! »
Facebook frôle le milliard d’abonnés, quelque chose frémit, on a l’impression d’être dans l’avion avec Chuck Yeager à l’approche du mur du son. Ça tremble, ça vibre ! Hallucination ! Au stade du milliard, c’est l’humanité qui vous parle. Des millions de petites sphères privées bouillonnent les unes contre les autres, au bord de la sublimation ; l’unification des privées va-t-elle confondre le public.
Facebook, c’est le désir que mon privé devienne plus fort que le public au nom duquel on m’en impose. Facebook, c’est l’extension de mon privé au plus près du risque de le dévoiler à tous. L’intime s’exhibe. Dans ce mouvement, l’amitié qui fondait ma confiance dégénère pour se multiplier. Amicale n’est plus la qualité d’une relation de l’un à l’autre, « l’amicale », comme on le dit d’une association, devient un groupe social dont je suis le centre et dont les membres deviennent par leur appartenance même des « amis ». « Veux-tu être mon ami ? » signifie plus exactement « veux-tu être dans mon amicale ? », le projet n’étant plus de reconnaître, mais d’associer. La puissance de mon association c’est ma valeur ; je deviens un petit capital.
Le murmure qui nous faisait entendre que « ça parle » vient se faire voir sur un mur pour nous dire « de quoi ça parle », c’est-à-dire de tout et de rien. Et par dessus tout, de la trahison, de la méfiance, de la perte de confiance, de la dénonciation : « il a dit ci », « elle a dit ça », « elle l’a quitté », « il l’a trompé »… C’est le marché où se règle en public ce que l’on croyait de l’ordre de l’intime.
Le nombril fait le nombre et le nombre jette son ombre sur le monde. Ainsi le « livre des visages » perturbe dans le même moment la confiance de la jeune fille devant son miroir électronique, et celle du collectif mondial dans sa spéculation. Le spéculaire et le spéculatif se fondent dans l’ombre de l’incertitude : y a-t-il eu bug ou pas ? Méfiance ! La rumeur naît, s’amplifie, ameute, fait peur, et si tout n’était qu’un leurre ?
Enraciné dans l’humain qui le mobilise et un appareillage technique considérable qui l’assure, le Web est un espace en soi. Sa logique n’est pas celle des sociétés et des systèmes que nous avons connus jusque là. Pur système de signes (messages, images, schéma, sons…) son inertie est faible et, à l’instar des paquets de photons, il rebondit sans briser le miroir. Dans cet univers, l’information ne prend sens que par la convergence éphémère d’une multiplicité d’informations. Le vrai et le faux alternent au gré des intérêts, c’est-à-dire des relations entre les internautes. L’essentiel c’est que ça produise de l’information. L’essentiel c’est de toujours surfer, de ne jamais arrêter le mouvement de glisse, de jouer de ses sens pour sentir les courants, les densités, les flux. Exister dans et par le mouvement. Quel intérêt alors de s’arrêter sur un évènement incertain au risque de couler ?
Or, il y a si peu à dire sur ce bug. Car il n’y a rien à dire sur une tautologie. Une tautologie est stérile de toute information « 4=4 », « ce qui est vrai est vrai », « un réseau social a rendu publiques des informations privées que des facebookers voulaient rendre public sur leur mur privé ». Et alors ! La belle affaire ! ça veut dire quoi de plus ! Du grain à moudre pour la CNIL qui, après tout le monde, finira par déclarer que de bug, il n’y en a pas eu !
Finalement, il ne s’est rien passé ! Il a suffi que Facebook assure : « il n’y a pas de bug », pour que la confiance revienne, que la jeune fille reste finalement face à son mur et que l’action reprenne plus de 12,5% en trois jours. Les vieux médias, tigre de papier, si heureux d’avoir trouvé le moyen de frapper au cœur un fantôme de Toile font de plates excuses et jurent une fois de plus qu’il faut toujours et encore vérifier les sources1.
Au 3ième siècle av. J.-C., Hiéron II, tyran de Syracuse, soupçonne que sa couronne n’est peut-être pas faite d’or pur. La crise de confiance est maximale : que vaut ma royauté si ma couronne est fausse ? Que vaut mon savoir si je n’en suis pas sûr ? Que vaut celui qui me sert s’il me trompe ? On le sait, il faudra toute la science d’Archimède pour que la vérité éclate, que le faussaire soit dénoncé, que le tyran ne doute plus et recouvre son autorité2.
Ces deux récits nous parlent de confiance de manières très différentes. Dans des mondes à évolution lente où la volonté de quelques uns pouvait avoir un effet considérable sur la transformation du monde, il devenait essentiel de pouvoir s’assurer des uns et des autres. À ce titre, la vérité garantissait la confiance, le savoir légitimait l’autorité, le contrôle justifiait l’emploi de la force pour imposer. Plus la vérité était indiscutable, plus l’autorité qu’elle fondait était puissante. La parole vraie imposait le silence, condition primordiale de la transmission des ordres, de l’obéissance aux ordres, de la mise en ordre. Celui qui parlait le faisait au nom de Dieu, de la cité, du peuple, du prolétariat, du savoir qu’il soit roi de droit divin, ou tyran, président, premier secrétaire, savant, la force du discours de parole dépendait de sa crédibilité, de la confiance qu’on lui accordait.
Aujourd’hui, la confiance a changé de nature. Elle est toujours une garantie d’absence de risque, mais dans un monde incertain, en changement perpétuel, on sait bien que même les vérités sont instables et qu’elles tiennent plus de l’expérimental que des certitudes de la logique, de la théologie et de savoirs définitivement établis. Des réseaux de forces, des collectifs, des organisations dépensent des énergies considérables pour que le plus grand nombre s’accordent ; au point que, s’appuyant sur la mathématique des grands nombres (la statistique) on tend à nous faire croire que c’est cela la vérité : l’accord du plus grand nombre.
Si la confiance est une garantie de ne pas être trompé, c’est à dire de ne pas se fourvoyer dans une relation, une situation, une action, de qui me garantir vraiment ?
De quoi puis-je être sûr ? Où placer sa confiance quand le monde tremble de toute part, que les vérités se négocient dans des controverses ininterrompues, que le mensonge est devenu un comportement excusable au nom de l’intérêt, que la spéculation sur le devenir fournit l’estimation des valeurs présentes ? Où est le point fixe auquel je puisse m’assurer, dans lequel je puisse placer ma confiance ?
Dans notre monde universellement relativiste et quantique, évidemment en physique mais aussi en sociologie, en économie, en histoire, et tant d’autres disciplines, le seul point fixe est dans la croyance que « j’existe ». Je ne puis m’assurer que de moi-même. Avoir confiance en soi est devenu l’unique point d’équilibre. J’aurai alors confiance dans tout ce qui ne perturbe pas trop cet équilibre et mon bien être va dépendre de l’écosystème dans lequel plonge mon égo. Tout ce qui renforcera la stabilité apparente de mon « ego système » aura ma confiance. Au milieu de ceux qui me ressemblent, qui « acceptent d’être mes amis », plongé dans les objets qui me conviennent et renforcent mon apparence, spectateur des idoles qui me séduisent, je verrai mon être s’épanouir, grandir.
Alors qu’autrefois la religion garantissait des liens des Hommes entre eux et avec le monde, émerge aujourd’hui une religion du moi ! Non parce que l’ego est un dieu, mais parce qu’il est le seul à pouvoir garantir mes liens avec les êtres humains, matériels, cognitifs, à garantir mes « inter-êtres », mes intérêts. « Je suis le maître de mes intérêts », cette illusion fonde ma confiance.
Alors que la méfiance, forçant au contrôle permanent et terriblement coûteux, est devenue une preuve de bêtise, la confiance résultant de mon intelligence, de ma capacité à créer du lien, est devenue un égoïsme, une économie de mon rapport au monde. Elle résulte de mes intérêts, de l’effort que je fais pour maintenir le plus longtemps possible les liens qui me mettent en valeur. Mes amis, mes savoirs, ma culture, mes propriétés. Moi, moi, moi répliqué le plus possible dans une multitude d’êtres dans lesquels je place mes liens, mes intérêts, ma confiance ; moi, petit capital d’intérêts qui m’assure que je suis bien là, qui garantit mon « bien-être ». Confiance qui, grâce aux ruses de la morale, pourrait presque faire croire que je suis un « être bien ».
Personne n’a confiance en Facebook, mais un milliard de personnes y ont placé une multitude d’intérêts, d’inter-êtres, de liens. Ainsi, la jeune fille reste scotchée sur son mur, l’actionnaire garde ses actions.
« Facebook, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Qui serai-je, si je brise mes liens ? Qui suis-je, si je n’ai plus confiance en toi ? Qui suis-je, si je n’ai plus confiance en moi ?
Extrait à méditer ... :
" Alors que la méfiance, forçant au contrôle permanent et terriblement coûteux, est devenue une preuve de bêtise, la confiance résultant de mon intelligence, de ma capacité à créer du lien, est devenue un égoïsme, une économie de mon rapport au monde. Elle résulte de mes intérêts, de l’effort que je fais pour maintenir le plus longtemps possible les liens qui me mettent en valeur. Mes amis, mes savoirs, ma culture, mes propriétés. Moi, moi, moi répliqué le plus possible dans une multitude d’êtres dans lesquels je place mes liens, mes intérêts, ma confiance ; moi, petit capital d’intérêts qui m’assure que je suis bien là, qui garantit mon « bien-être ». Confiance qui, grâce aux ruses de la morale, pourrait presque faire croire que je suis un « être bien ". "
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Merci pour ce partage très riche! Je connaissais pas du tout ce penseur. C'est rafraîchissant pour ma part, j'ai une vision trop psychologique des choses. Une amie me le rappelle régulièrement, de ne pas oublier le contexte social, l'aspect sociétal. Merci!
J'avais pas vu ça comme ça. Intéressant..
"Dépression et addiction seraient donc des pathologies de la responsabilité."
J'avais pas vu ça comme ça. Intéressant..
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Hello Amovible
Les partages sont un don de soi à soi aussi. Il n'y a rien qui ne soit - je le constate, l'appréhende, le touche du doigt - dénué de sens existentiel ...
Il reste maintenant pour moi à le rapprocher de ce que tu nommes "perfection" et ainsi, de constater que mon état me permet de déduire que je n'y arriverai jamais. Ainsi, ces petites "pierres" que nous semons tous participent à "la tendance vers" sans jamais l'atteindre. S'en contenter, c'est quelque part, à mon sens, "grandir".
Bien à toi
Les partages sont un don de soi à soi aussi. Il n'y a rien qui ne soit - je le constate, l'appréhende, le touche du doigt - dénué de sens existentiel ...
Il reste maintenant pour moi à le rapprocher de ce que tu nommes "perfection" et ainsi, de constater que mon état me permet de déduire que je n'y arriverai jamais. Ainsi, ces petites "pierres" que nous semons tous participent à "la tendance vers" sans jamais l'atteindre. S'en contenter, c'est quelque part, à mon sens, "grandir".
Bien à toi
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
La quête de soi
À un moment, on faisait partie de telle tribu, on participait de la collectivité plutôt que d’être tel individu. Petit à petit, l’individu s’est détaché de la collectivité qui le définissait pour devenir une entité autonome en soi. D’une part, cela représente un progrès très important de l’évolution de l’humanité. Initié par les Droits de la personne et tout ce qui est associé à cette démarche.
En même temps, l’encadrement, assuré jusque là par la collectivité – qui est de nature à étayer la démarche de l’individu – est pratiquement devenu inexistant. On se sent donc une responsabilité assez lourde. Je m’inspire ici de la réflexion de Alain Ehrenberg, qui pose un regard nouveau sur la dépression. " Aujourd’hui, la dépression est devenue le symptôme courant de la difficulté d’être soi ", écrivait-il dans son ouvrage intitulé La fatigue d’être soi, publié chez Odile Jacob. Déjà, si vous avez entendu ce que j’en ai tiré récemment, vous voyez dans quel sens va sa réflexion. Il a récemment accordé une entrevue à Nicolas Journet qui est parue dans un dossier remarquable de Sciences Humaines.
Ce dossier porte sur l’individu en quête de soi. On y traite de la difficulté d’être soi, de se retrouver dans un monde où l’on n’est pas encadré solidement par le système, par la société, ou par la collectivité. Le dossier ouvre sur ce petit résumé : " Inquiet, hésitant, désabusé, dérouté… les qualificatifs ne manquent pas pour dépeindre une vision largement répandue de l’individu contemporain. – Peut-être faudrait-il, pour l’individu, revenir de lui-même vers une réinsertion dans la collectivité pour être davantage lui-même et non plus hésitant et dérouté? – […] Selon ce point de vue, si l’individualisme continue à croître dans nos sociétés, il est aujourd’hui plus subi que désiré. " Autrefois, on souhaitait échapper à un cercle d’amis, à une famille, à un village, pour être libéré, davantage soi-même mais on s’aperçoit que maintenant, on est plutôt seul. " De plus en plus de gens auraient une vision perplexe et anxieuse de l’existence, celle-ci devenant comme une conquête sans fin : ' se réaliser ', réussir sa vie professionnelle, construire sa vie familiale, être responsable… Le malaise engendré par ces épreuves serait la contrepartie de l’émancipation personnelle et du déclin des grands systèmes de croyance. " Ces systèmes qui justement avaient pour fonction d’étayer l’individu. On serait donc, ces années-ci, dans l’attente diffuse des certitudes et des repères qu’on ne trouve pas aisément.
Dans ce dossier, on a fait ressortir deux territoires : " le domaine de la règle (les normes, les institutions, les valeurs…) et le domaine de la lutte (la part de la vie où il faut s’affirmer, construire son destin, se battre, choisir…), écrit Philippe Cabin. [L’individu] est confronté à l’extension du domaine de la lutte, à un univers incertain, à une société qui impose à chacun une mobilisation personnelle de tous les instants, une disposition constante à l’action et au dynamisme. " Cela suppose, évidemment, que la part de la règle est maintenant extrêmement réduite. Les normes, les règles, les repères autrement dit et même les limites.
On rappelle l’injonction des années 80 : " Soyez libre, soyez spontané, soyez authentique, épanouissez-vous, prenez-vous en charge, battez-vous... Les individus sont fatigués : il est épuisant d’être responsable, de s’engager, de prendre des décisions. Résultat : les observateurs du social nous donnent à voir un individu déboussolé, indéterminé, écrasé par le poids de sa liberté. " Si vous vous trouvez mal dans votre peau, je suis peut-être en train de vous expliquer pourquoi. C’est toujours ça…
Comment l’individu en est-il arrivé à se sentir si fatigué ? Cela s’explique en trois temps. D’abord, il y a eu comme un individualisme militant, l’essentiel du mouvement de Berkeley en 1965, puis l’incident de mai 1968 en France. Bref, " l’affirmation de la liberté du sujet face aux traditions, aux hiérarchies ", écrit-on ici. Ensuite, dans les années 70, on a assisté à " l’éruption de l’individu comme problème ". Puis les années 80 ont été celles de " l’affirmation d’un individu performant et narcissique ". " La vision dominante de l’individu impose un impératif, explique ici le journaliste : être soi-même, s’épanouir, se réaliser (versant hédoniste), se battre, être maître de son destin et de ses choix (versant activiste).
" Le troisième stade, celui dans lequel on se trouve actuellement, apparaît comme un avatar des précédents : notre gagneur des années 80 est inquiet et las. La vie n’apparaît plus que comme une suite d’épreuves. […] ' Plus la société se désinstitutionnalise, plus le sujet est défini de façon héroïque, plus il doit produire à la fois son action et le sens de sa vie – sans repères n’oublions pas… – Plus il gagne en liberté, plus il perd en solidité et en certitude ' ", écrivaient Dubet et D. Martuccelli dans Dans quelle société vivons-nous?
Des sociologues appellent la société qui se dessine sous nos yeux : " la société post-salariale ". " [Elle] se caractérise, entre autres, par l’interpénétration de la vie privée et de la vie professionnelle ", dont le portable est, je dirais, le symbole par excellence. On parle également du déclin des grandes institutions. " En admettant que le constat soit juste, comment interpréter cette transformation d’un individualisme de la conquête à un individualisme de la perte et de la crainte? […] Poussées à la caricature, ces représentations aboutissent à l’image d’une société totalement atomisée, dans laquelle les liens ne seraient plus institutionnels et contraignants, mais librement consentis, éphémères, et issus d’une subjectivité débridée. […] Certes, le repli des grands modèles et des institutions a mis l’individu sur le devant de la scène. Faut-il en conclure une recomposition de l’organisation de la société ? "
C’est l’essentiel du propos de Philippe Cabin qui a participé à ce dossier paru dans le Sciences humaines, de ce mois-ci. Il termine sur cette phrase : " Un autre individu apparaîtra vraisemblablement dans quelques années. " Est-ce un message d’espoir ?
L’adulte n’est plus ce qu’il était. " Depuis les années 60, il a subi bien des mutations. On magnifiait alors l’âge adulte comme la période signifiant la véritable entrée dans la vie, l’accomplissement de l’idéal humain. Mais depuis quelques décennies, apparaît un adulte sans repères, en crise, que l’on pourrait même qualifier d’immature. " C’est ainsi qu’on présente l’article de Jean-Pierre Boutinet, " L’adulte immature ". " Alors que la personne était intégrée dans un environnement social, l’individu est un être désocialisé, c’est-à-dire confiné à son propre isolement. Il est même qualifié d’individu incertain ou en friche ", continue plus loin ce professeur de l’Université de Sherbrooke.
Plus loin, je lis un sous-titre intéressant : " De l’adulte-étalon à l’adulte à problèmes. " Dans les années 50, on se préparait à travailler, à être père ou mère de famille, etc. Et plus tard, on se retirait de la vie active. C’était la référence par rapport à laquelle se situaient les autres âges de la vie. D’où l’expression " adulte-étalon ". Sans compter qu’effectivement, l’individu se sentait responsable de la reproduction. " Avec l’avènement des années 60, explique l’auteur, un nouveau modèle de vie adulte va rapidement s’imposer : celui de l’adulte en perspective. Les mutations techniques et culturelles génèrent le fameux fossé des générations. […] Il ne se définit plus à travers l’une ou l’autre forme de maturités, mais se considère en continuelle maturation. […]
" À partir des années 1975 et 1980, avec la crise de la société de progrès et la montée des précarités notamment liées au chômage, cet adulte en construction va vite laisser place à une nouvelle représentation de la vie adulte : l’adulte à problèmes. […] Il n’a plus l’impression de se construire à l’intérieur d’un cadre relativement stable; il se sent perdu, confronté à sa propre solitude, en déficit d’action, en excès de responsabilités nouvelles à assumer. […] La vie adulte donne alors l’impression d ‘avoir perdu ses perspectives ' maturationnelles ' pour devenir l’âge des multiples résolutions de problèmes. "
Sans entrer dans le détail de tout cela : la famille éclatée, le travail qui ne remplit plus le rôle structurant qu’il avait autrefois, l’école qui n’a plus la force de l’encadrement qu’elle a déjà eue – d’autant plus qu’elle dispense des savoirs menacés d’obsolescence, ce qui fait qu’on la prend moins au sérieux. Toujours est-il que : " Nous sommes là, pour le moins, confrontés à un quadruple effacement des cadres de référence, ce qui conduit en quelque sorte à un modèle d’adulte sans ancrage ", explique l’auteur. Ce qui donne un adulte immature, qui a, nous apprend-on ici, quatre formes d’immaturité, que l’on décrit comme suit :
À un moment, on faisait partie de telle tribu, on participait de la collectivité plutôt que d’être tel individu. Petit à petit, l’individu s’est détaché de la collectivité qui le définissait pour devenir une entité autonome en soi. D’une part, cela représente un progrès très important de l’évolution de l’humanité. Initié par les Droits de la personne et tout ce qui est associé à cette démarche.
En même temps, l’encadrement, assuré jusque là par la collectivité – qui est de nature à étayer la démarche de l’individu – est pratiquement devenu inexistant. On se sent donc une responsabilité assez lourde. Je m’inspire ici de la réflexion de Alain Ehrenberg, qui pose un regard nouveau sur la dépression. " Aujourd’hui, la dépression est devenue le symptôme courant de la difficulté d’être soi ", écrivait-il dans son ouvrage intitulé La fatigue d’être soi, publié chez Odile Jacob. Déjà, si vous avez entendu ce que j’en ai tiré récemment, vous voyez dans quel sens va sa réflexion. Il a récemment accordé une entrevue à Nicolas Journet qui est parue dans un dossier remarquable de Sciences Humaines.
Ce dossier porte sur l’individu en quête de soi. On y traite de la difficulté d’être soi, de se retrouver dans un monde où l’on n’est pas encadré solidement par le système, par la société, ou par la collectivité. Le dossier ouvre sur ce petit résumé : " Inquiet, hésitant, désabusé, dérouté… les qualificatifs ne manquent pas pour dépeindre une vision largement répandue de l’individu contemporain. – Peut-être faudrait-il, pour l’individu, revenir de lui-même vers une réinsertion dans la collectivité pour être davantage lui-même et non plus hésitant et dérouté? – […] Selon ce point de vue, si l’individualisme continue à croître dans nos sociétés, il est aujourd’hui plus subi que désiré. " Autrefois, on souhaitait échapper à un cercle d’amis, à une famille, à un village, pour être libéré, davantage soi-même mais on s’aperçoit que maintenant, on est plutôt seul. " De plus en plus de gens auraient une vision perplexe et anxieuse de l’existence, celle-ci devenant comme une conquête sans fin : ' se réaliser ', réussir sa vie professionnelle, construire sa vie familiale, être responsable… Le malaise engendré par ces épreuves serait la contrepartie de l’émancipation personnelle et du déclin des grands systèmes de croyance. " Ces systèmes qui justement avaient pour fonction d’étayer l’individu. On serait donc, ces années-ci, dans l’attente diffuse des certitudes et des repères qu’on ne trouve pas aisément.
Dans ce dossier, on a fait ressortir deux territoires : " le domaine de la règle (les normes, les institutions, les valeurs…) et le domaine de la lutte (la part de la vie où il faut s’affirmer, construire son destin, se battre, choisir…), écrit Philippe Cabin. [L’individu] est confronté à l’extension du domaine de la lutte, à un univers incertain, à une société qui impose à chacun une mobilisation personnelle de tous les instants, une disposition constante à l’action et au dynamisme. " Cela suppose, évidemment, que la part de la règle est maintenant extrêmement réduite. Les normes, les règles, les repères autrement dit et même les limites.
On rappelle l’injonction des années 80 : " Soyez libre, soyez spontané, soyez authentique, épanouissez-vous, prenez-vous en charge, battez-vous... Les individus sont fatigués : il est épuisant d’être responsable, de s’engager, de prendre des décisions. Résultat : les observateurs du social nous donnent à voir un individu déboussolé, indéterminé, écrasé par le poids de sa liberté. " Si vous vous trouvez mal dans votre peau, je suis peut-être en train de vous expliquer pourquoi. C’est toujours ça…
Comment l’individu en est-il arrivé à se sentir si fatigué ? Cela s’explique en trois temps. D’abord, il y a eu comme un individualisme militant, l’essentiel du mouvement de Berkeley en 1965, puis l’incident de mai 1968 en France. Bref, " l’affirmation de la liberté du sujet face aux traditions, aux hiérarchies ", écrit-on ici. Ensuite, dans les années 70, on a assisté à " l’éruption de l’individu comme problème ". Puis les années 80 ont été celles de " l’affirmation d’un individu performant et narcissique ". " La vision dominante de l’individu impose un impératif, explique ici le journaliste : être soi-même, s’épanouir, se réaliser (versant hédoniste), se battre, être maître de son destin et de ses choix (versant activiste).
" Le troisième stade, celui dans lequel on se trouve actuellement, apparaît comme un avatar des précédents : notre gagneur des années 80 est inquiet et las. La vie n’apparaît plus que comme une suite d’épreuves. […] ' Plus la société se désinstitutionnalise, plus le sujet est défini de façon héroïque, plus il doit produire à la fois son action et le sens de sa vie – sans repères n’oublions pas… – Plus il gagne en liberté, plus il perd en solidité et en certitude ' ", écrivaient Dubet et D. Martuccelli dans Dans quelle société vivons-nous?
Des sociologues appellent la société qui se dessine sous nos yeux : " la société post-salariale ". " [Elle] se caractérise, entre autres, par l’interpénétration de la vie privée et de la vie professionnelle ", dont le portable est, je dirais, le symbole par excellence. On parle également du déclin des grandes institutions. " En admettant que le constat soit juste, comment interpréter cette transformation d’un individualisme de la conquête à un individualisme de la perte et de la crainte? […] Poussées à la caricature, ces représentations aboutissent à l’image d’une société totalement atomisée, dans laquelle les liens ne seraient plus institutionnels et contraignants, mais librement consentis, éphémères, et issus d’une subjectivité débridée. […] Certes, le repli des grands modèles et des institutions a mis l’individu sur le devant de la scène. Faut-il en conclure une recomposition de l’organisation de la société ? "
C’est l’essentiel du propos de Philippe Cabin qui a participé à ce dossier paru dans le Sciences humaines, de ce mois-ci. Il termine sur cette phrase : " Un autre individu apparaîtra vraisemblablement dans quelques années. " Est-ce un message d’espoir ?
L’adulte n’est plus ce qu’il était. " Depuis les années 60, il a subi bien des mutations. On magnifiait alors l’âge adulte comme la période signifiant la véritable entrée dans la vie, l’accomplissement de l’idéal humain. Mais depuis quelques décennies, apparaît un adulte sans repères, en crise, que l’on pourrait même qualifier d’immature. " C’est ainsi qu’on présente l’article de Jean-Pierre Boutinet, " L’adulte immature ". " Alors que la personne était intégrée dans un environnement social, l’individu est un être désocialisé, c’est-à-dire confiné à son propre isolement. Il est même qualifié d’individu incertain ou en friche ", continue plus loin ce professeur de l’Université de Sherbrooke.
Plus loin, je lis un sous-titre intéressant : " De l’adulte-étalon à l’adulte à problèmes. " Dans les années 50, on se préparait à travailler, à être père ou mère de famille, etc. Et plus tard, on se retirait de la vie active. C’était la référence par rapport à laquelle se situaient les autres âges de la vie. D’où l’expression " adulte-étalon ". Sans compter qu’effectivement, l’individu se sentait responsable de la reproduction. " Avec l’avènement des années 60, explique l’auteur, un nouveau modèle de vie adulte va rapidement s’imposer : celui de l’adulte en perspective. Les mutations techniques et culturelles génèrent le fameux fossé des générations. […] Il ne se définit plus à travers l’une ou l’autre forme de maturités, mais se considère en continuelle maturation. […]
" À partir des années 1975 et 1980, avec la crise de la société de progrès et la montée des précarités notamment liées au chômage, cet adulte en construction va vite laisser place à une nouvelle représentation de la vie adulte : l’adulte à problèmes. […] Il n’a plus l’impression de se construire à l’intérieur d’un cadre relativement stable; il se sent perdu, confronté à sa propre solitude, en déficit d’action, en excès de responsabilités nouvelles à assumer. […] La vie adulte donne alors l’impression d ‘avoir perdu ses perspectives ' maturationnelles ' pour devenir l’âge des multiples résolutions de problèmes. "
Sans entrer dans le détail de tout cela : la famille éclatée, le travail qui ne remplit plus le rôle structurant qu’il avait autrefois, l’école qui n’a plus la force de l’encadrement qu’elle a déjà eue – d’autant plus qu’elle dispense des savoirs menacés d’obsolescence, ce qui fait qu’on la prend moins au sérieux. Toujours est-il que : " Nous sommes là, pour le moins, confrontés à un quadruple effacement des cadres de référence, ce qui conduit en quelque sorte à un modèle d’adulte sans ancrage ", explique l’auteur. Ce qui donne un adulte immature, qui a, nous apprend-on ici, quatre formes d’immaturité, que l’on décrit comme suit :
- L’immaturité liée à des contraintes de situations déstructurantes ou assujettissantes : ainsi en est-il de l’adulte confronté à l’épreuve imprévue du chômage, de l’adulte peu qualifié en voie d’exclusion, de l’adulte confronté au désœuvrement, tributaire d’une histoire personnelle que la conjoncture a rendue trop chaotique.
- L’immaturité associée à la complexité croissante de notre société de communication : la multiplication des informations diffusées, la diversification des réseaux par lesquels elle transite donne l’impression de ne plus pouvoir rien maîtriser ; l’adulte se sent dépassé et infériorisé par un environnement qui apparaît trop complexe.
- L’immaturité produite par l’effacement des repères conduit à une situation d’indifférenciation. Notre postmodernité crée un grand conformisme malgré la grande diversité des propositions et occasions qu’elle offre; ce conformisme pousse à l’indifférenciation des sexes, des âges, des statuts, des choix… empêchant l’affirmation d’une singularité adulte.
- L’immaturité liée à une incapacité à anticiper et à un repli sur le moment présent, un présent tyrannique, celui de l’urgence, de l’immédiat, de l’instantané, des délais, toutes formes qui empêchent la maturation d’une action durable. "
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Le changement personnel
Peut-on changer sa vie ?
Qu'on le veuille ou non, des changements s'opèrent en nous de manière plus ou moins discrète au fil du temps et au gré des événements. Il est donc normal que l'envie d'avoir une prise sur ces transformations se manifeste un jour, tout particulièrement dans les périodes de crise (licenciement, rupture sentimentale, maladie, etc.).
L'époque elle-même incite au changement, tant elle valorise l’ouverture, la mobilité et la nouveauté. L’individu accordant de plus en plus d'importance à sa « réflexivité », le changement personnel est désormais vu sous l'angle du choix et de la décision assumée, tendance accentuée par la vague du développement personnel.
Parfois, certains tentent le grand saut dont chacun a déjà rêvé : ce changement radical d'environnement pour découvrir de nouvelles voies, apprendre à se connaître, bref « se réaliser ». Ce type d’initiative permet d'amorcer un changement d'ordre interne - modification comportementale, affirmation de la volonté, régulation émotionnelle - ou externe - reconversion de carrière, changement d'identité parfois même changement de sexe.
Pourtant, ces changements, aussi spectaculaires soient-ils, ne sont pas toujours les plus profonds. Il est possible de changer complètement de vie sans changer soi-même, comme tendent à le montrer certains travaux récents en psychologie. Ces « tournants de l’existence » peuvent aussi s’inscrire dans un mouvement général, social ou générationnel : certains sociologues tiennent ainsi des statistiques prenant en compte l'âge, le sexe et la catégorie sociale des personnes, et montrent la fréquence des changements d’orientation sexuelle à la ménopause ou encore les effets de la crise de la quarantaine par exemple.
Quelle que soit la manière dont s'y prend l'individu, changer est un défi à l'issue incertaine, mais vouloir changer engage à un réel travail. Encore faut-il accepter l'idée du changement, faire clairement la différence entre fuite et émancipation, démêler désirs personnels et injonctions sociales.
Peut-on changer sa vie ?
Qu'on le veuille ou non, des changements s'opèrent en nous de manière plus ou moins discrète au fil du temps et au gré des événements. Il est donc normal que l'envie d'avoir une prise sur ces transformations se manifeste un jour, tout particulièrement dans les périodes de crise (licenciement, rupture sentimentale, maladie, etc.).
L'époque elle-même incite au changement, tant elle valorise l’ouverture, la mobilité et la nouveauté. L’individu accordant de plus en plus d'importance à sa « réflexivité », le changement personnel est désormais vu sous l'angle du choix et de la décision assumée, tendance accentuée par la vague du développement personnel.
Parfois, certains tentent le grand saut dont chacun a déjà rêvé : ce changement radical d'environnement pour découvrir de nouvelles voies, apprendre à se connaître, bref « se réaliser ». Ce type d’initiative permet d'amorcer un changement d'ordre interne - modification comportementale, affirmation de la volonté, régulation émotionnelle - ou externe - reconversion de carrière, changement d'identité parfois même changement de sexe.
Pourtant, ces changements, aussi spectaculaires soient-ils, ne sont pas toujours les plus profonds. Il est possible de changer complètement de vie sans changer soi-même, comme tendent à le montrer certains travaux récents en psychologie. Ces « tournants de l’existence » peuvent aussi s’inscrire dans un mouvement général, social ou générationnel : certains sociologues tiennent ainsi des statistiques prenant en compte l'âge, le sexe et la catégorie sociale des personnes, et montrent la fréquence des changements d’orientation sexuelle à la ménopause ou encore les effets de la crise de la quarantaine par exemple.
Quelle que soit la manière dont s'y prend l'individu, changer est un défi à l'issue incertaine, mais vouloir changer engage à un réel travail. Encore faut-il accepter l'idée du changement, faire clairement la différence entre fuite et émancipation, démêler désirs personnels et injonctions sociales.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Tout plaquer : une aventure à haut risque
(Auteur : Héloïse Lhérété)
En Europe, trois salariés sur quatre rêvent de tout quitter pour changer de vie. La bifurcation professionnelle n’est souvent qu’un prétexte pour assouvir un désir plus profond : la réalisation de soi.
Un lundi d’octobre, à la fin des années 1980. Il est déjà tard. La bourse a clôturé en hausse et les traders, vaguement rassurés, sont rentrés chez eux. Seule une longue silhouette arpente encore la salle des marchés. Henry Quinson, brillant golden boy, dépose sur les bureaux désertés d’énigmatiques messages d’« à-dieu ». Spécialiste des options de change, qu’il enseigne à Sciences-Po, fin limier de la politique à laquelle il s’est aguerri au sein de l’UDF, ce trader courtisé vient de prendre, à 28 ans, une décision aussi brutale qu’inattendue : quitter la ville, sortir de la course et rejoindre un monastère pour le restant de ses jours.
À 300 kilomètres de là, ce même lundi soir, à quoi songe Michel Macé ? Le regard noyé dans le lac des Settons, en plein cœur du Morvan, peut-être est-il saisi de doutes. Quelques semaines plus tôt, ce salarié sans histoires a « pété les plombs ». Du jour au lendemain, il a plaqué son boulot en banlieue parisienne, son pavillon à peine construit, son quotidien, pour réinventer sa vie à la campagne. Il voulait rompre, dit-il, avec son ancien travail, dans une usine de chaudières, avec pour tout horizon des chaînes de montage et une ligne de chemin de fer. Il rêvait d’une herbe plus verte, ailleurs. Il avait « des fantasmes, mais pas de projets ». Puis « lors d’un week-end de randonnée dans le Morvan, avec ma compagne, on a découvert que La Vieille Diligence était à vendre ». Une ruine et quelques chevaux, au milieu de nulle part, qui leur ont fait miroiter un avenir serein au contact de la nature. Ils découvrent à présent l’envers du décor : « La campagne est sinistre quand il pleut. Et le silence, ce silence effrayant et massif, comment l’appréhender ? »
Combien sont-ils, comme Henry ou Michel, à avoir largué les amarres de leur quotidien ? Combien sont-ils les déçus du voyage pour qui l’aventure a tourné court ? Combien de réussites, d’échecs et de réorientations ? Dans tous les cas, les statistiques officielles restent muettes. Chose inhabituelle, les seuls chiffres dont nous disposons concernent les rêves, et non les faits. Les salariés européens seraient 74 % à songer à se reconvertir, d’après une étude commanditée par le site d’offres d’emploi Monster.fr, et seuls 8 % se déclarent satisfaits de leur carrière actuelle. Le désir de fuite semble donc être la chose la mieux partagée au travail. La crise économique actuelle, loin de décourager les aspirants au changement, semble même précipiter les réorientations professionnelles volontaires. « Puisque rien n’est vraiment sûr, autant faire ce dont on a vraiment envie, note Catherine Sandner, auteure de Changer de vie. Du break à la reconversion. D’ailleurs, aujourd’hui, personne ne s’en prive. Tel consultant plaque tout pour devenir moine bouddhiste, les “j’aurais voulu être un artiste” troquent leur tailleur pour le costume de saltimbanque, les Franciliens débarquent par familles entières en province pour se lancer dans les chambres d’hôtes, les stages équestres ou les messages new age… »
S’agit-il d’un mouvement social, le signe d’une recomposition en cours ? Les sociologues hésitent. Pour Catherine Négroni, qui a consacré sa thèse à la Reconversion professionnelle volontaire, ce mouvement est à la fois individuel et social. Certes, l’individu, majeur et responsable, demeure l’acteur principal de sa reconversion. Mais la société, à tant valoriser le changement personnel, transforme la bifurcation professionnelle en expérience sociale et l’anticonformisme en norme. L’idée qu’une autre vie est possible s’est immiscée dans toutes les strates de la société, balayant au passage les valeurs de fidélité et de stabilité qui prévalaient jusque dans les années 1970. Selon le sociologue François Dubet, plus qu’à une tentation, nous faisons face aujourd’hui à une injonction. Dans une société incertaine où se dissolvent couple, famille et structures anciennes de solidarité, chacun est appelé à bouleverser les schémas préétablis, à inventer son avenir, à s’assumer, à s’épanouir.
Rompre ! Mais avec quoi ?
Dans un tel contexte, les salariés partagent tous les mêmes rêves : devenir son propre patron, être artiste, voyager, créer son activité ou s’installer à la campagne. Tous ces projets – ou fantasmes – obéissent à la même logique : sortir du salariat, prendre sa vie en main, agir plutôt que subir. Certains sociologues y voient une stratégie défensive face à l’insécurité de l’emploi (5). En réalité, le désir de changement se révèle toujours plus complexe, et fondamentalement ambivalent. Le salarié oscille en permanence entre défection et engagement, entre angoisse et exaltation. Des interrogations existentielles se greffent sur le projet de bifurcation professionnelle : on cherche à rompre, mais avec quoi ? Avec son métier, avec son environnement, avec son passé ? Et pour aller vers où, vers quoi, pourquoi ? Sur le site de Sciences Humaines, un internaute anonyme résume cette confusion des sentiments : « J’ai 31 ans et j’ai le sentiment de ne pas être à ma place ici et maintenant dans ma vie. Tout va bien pourtant, mais je ressens le terrible besoin de voyager, tout quitter et changer de vie. Serait-ce une fuite que de vouloir partir, de l’immaturité, ou bien un appel de la petite voie intérieure ? Si quelqu’un peut me conseiller… »
Ce terrible besoin se fait strident ou sourd, selon les moments. Pour la plupart des gens, le changement radical reste une potentialité qui ne se réalisera jamais. Ceux qui sont passés à l’acte racontent toujours le même scénario : il a fallu un événement déclencheur, un déclic ou une crise. La sociologue Claire Bidart, qui a réalisé une enquête qualitative, utilise la métaphore de la cocotte-minute. Pendant quelques mois, la pression – professionnelle, familiale ou existentielle – ne cesse de monter. Très souvent, c’est une rupture amoureuse ou un divorce qui fait « sauter le couvercle ».
La naissance d’un enfant, le deuil d’un parent, l’expérience de la maladie font aussi partie des événements qui conduisent à la remise à plat de son expérience. Parfois, un simple changement dans l’organisation du travail sert de déclic : une transformation des modes de production, l’arrivée d’un nouveau directeur ou la restructuration d’un service. Michel Macé, lui, n’a pas supporté l’irruption de la programmation assistée par ordinateur (PAO) dans son usine de chaudières : « La PAO, ça a tout changé. Avant, nous travaillions dans une ambiance bon enfant. On se levait, on se baladait, on discutait… Soudain, chacun s’est retrouvé derrière un ordinateur. On ne se parlait plus. On ne plaisantait plus. Un matin, j’ai eu un choc. Je me suis dit : je ne vais pas pouvoir passer mes journées entières derrière un écran. L’idée de partir est née, pour moi, ce matin-là. »
Cette crise ouvre un espace de liberté. Un désir professionnel enfoui depuis longtemps ressurgit. On veut mettre au diapason convictions personnelles et mode de vie. On souhaite se consacrer davantage aux autres… Dans presque tous les cas, la réalisation de soi prime sur le contenu du projet professionnel. Ce poids existentiel s’est immiscé, mine de rien, dans notre manière de nommer le changement. « Il y a encore dix ans, rappelle C. Négroni, l’idée de reconversion professionnelle n’était pas entrée dans le champ social. On parlait seulement de reconversion industrielle. Or, l’idée de reconversion professionnelle, qui s’est imposée aujourd’hui, va bien au-delà du changement biographique. Elle porte en elle l’idée de conversion, de retour à soi, de rencontre avec une partie de soi-même, d’où débouchera, peut-être, une importante transformation. »
« S’engager réellement »
N’y a-t-il pas un risque à attendre autant d’un changement de cap ? Se trouver soi-même en changeant de métier ou de lieu de vie relève peut-être de l’illusion. À trop espérer, à trop s’investir, on est souvent déçu. « C’est comme dans une histoire d’amour, souffle Florence Dumont, ancienne employée dans l’administration reconvertie dans l’hôtellerie. Au début, tout est beau, tout est rose. On idéalise sa nouvelle vie, on en nie les défauts, on se dit que c’est la plus belle chose qui nous soit arrivée. Puis vient le moment de la désillusion. Rien ne va plus, l’argent ne rentre pas, le métier n’est pas si réjouissant. Les crises se succèdent, on s’énerve, on pleure, on désespère. Il faut rompre à nouveau, admettre qu’on s’est trompé, revenir en arrière. Ou alors, il faut prendre la décision de s’engager réellement, en connaissance de cause, et accepter qu’à la phase initiale de passion aveugle succède une phase de maturation vers un projet professionnel raisonnable pour les autres et acceptable pour soi. »
François-Xavier Demaison, célèbre fiscaliste reconverti dans le one man show, insiste aussi sur la dimension temporelle de cette expérience : « Il faut cinq ans pour réussir du jour au lendemain ! », ironise-t-il. F. Dumont, deux ans après sa reconversion, hésite encore entre la persévérance et la rétractation. H. Quinson et M. Macé ont choisi, au milieu du gué, de réorienter leur trajectoire. L’ancien trader a quitté le monastère cinq ans après y être entré, sans pour autant se défroquer. « Moine des cités », il a choisi de se consacrer à l’enseignement dans les quartiers nord de Marseille. « Pour moi, explique-t-il, l’idée de vocation a évolué. Je la percevais au départ comme une nécessité absolue, une forme de soumission à Dieu. Aujourd’hui, j’ai découvert que j’étais libre. J’ai décidé d’inventer ma vie et de créer mon activité en fonction de mes talents. Or je savais par mon expérience que j’étais meilleur dans l’enseignement que dans la fabrication de fromages… »
M. Macé, de son côté, s’est inventé un nouveau métier : chuchoteur. Comme le héros de Nicholas Evans, incarné au cinéma par Robert Redford, il murmure à l’oreille des chevaux. Pour assurer sa subsistance, il a transformé La Vieille Diligence en maison d’hôte. Il s’est « désintoxiqué du bruissement de la ville » et a écrit un livre sur l’équitation éthologique
Changer d’identité ?
Florence, Henry et Michel ont-ils changé eux-mêmes en changeant le décor de leur existence ? Leurs amis estiment que non. Mais en leur for intérieur, tous se sentent « un peu transformés », « enrichis » malgré la baisse significative de leurs revenus. Pour le sociologue Claude Dubar, c’est à une « redéfinition de soi » qu’oblige le changement de vie. À un moment ou à un autre, la réflexion sur soi-même, sur ses capacités, sur son histoire personnelle apparaît comme incontournable. Ce travail sur soi peut déboucher, dans le meilleur des cas, sur une conversion identitaire. L’individu cesse de s’identifier à héritage familial ou à un environnement social : « Il se convertit à une autre définition de soi, des autres, du monde. » Mais ce travail sur soi a un revers. Il est susceptible de provoquer un repli ou une dépression. Les individus contemporains, « obligés d’être libres et de réussir, doivent se considérer comme la cause de leur propre malheur s’ils n’y parviennent pas », souligne François Dubet, rejoint sur ce point par Alain Ehrenberg, auteur de La Fatigue d’être soi.
Cette face sombre du changement de vie, qui s’en soucie ? Les magazines, épris de belles histoires, renvoient souvent à des exemples de liberté conquise et d’épanouissement revendiqué. D’où le risque, pour beaucoup, de changer de vie à la légère, sans conscience des renoncements qu’ils devront faire, des interrogations auxquelles ils devront faire face. Certes, il existe aujourd’hui une pléiade de réponses institutionnelles qui permettent d’accompagner le changement : le congé individuel de formation (CIF), la validation des acquis de l’expérience (VAE), la convention de reclassement personnalisé (CRP), le bilan de compétences, etc. Mais en dépit de tous ces dispositifs, l’aspirant à la reconversion se retrouve toujours, au moment du choix comme à l’heure du bilan, seul face à lui-même.
Sur le site de Sciences Humaines, personne n’a répondu au jeune homme qui cherchait conseil. Doit-il « voyager, tout quitter et changer de vie », comme il l’envisage, ou doit-il privilégier la continuité de son existence ? Son tourment, pourtant, n’a rien d’hypermoderne. Ce mal connu ressemble furieusement à celui d’un autre jeune homme, plus d’un siècle plus tôt. À la fin de l’automne 1902, Franz Kappus hésite à délaisser la carrière militaire qui s’offre à lui pour embrasser la vocation d’écrivain. Il cherche une réponse auprès du poète Rainer Maria Rilke. « Votre regard est tourné vers l’extérieur, et c’est d’abord cela que vous ne devriez désormais plus faire, répond R.M. Rilke. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’y a qu’un seul moyen : plongez en vous-même (…). Avant toute chose, demandez-vous à l’heure la plus tranquille de votre nuit : est-il nécessaire que j’écrive ? Creusez en vous-même en quête d’une réponse profonde. Et si elle devait être positive, si vous étiez fondé à répondre à cette question grave par un puissant et simple : “Je ne peux pas faire autrement”, construisez alors votre existence en fonction de cette nécessité. » (Lettres à jeune poète, Paris, le 17 février 1903) Par-delà les époques et les frontières, la leçon de R.M. Rilke parle toujours à celles et ceux qui rêvent d’épouser une vie nouvelle.
(Auteur : Héloïse Lhérété)
En Europe, trois salariés sur quatre rêvent de tout quitter pour changer de vie. La bifurcation professionnelle n’est souvent qu’un prétexte pour assouvir un désir plus profond : la réalisation de soi.
Un lundi d’octobre, à la fin des années 1980. Il est déjà tard. La bourse a clôturé en hausse et les traders, vaguement rassurés, sont rentrés chez eux. Seule une longue silhouette arpente encore la salle des marchés. Henry Quinson, brillant golden boy, dépose sur les bureaux désertés d’énigmatiques messages d’« à-dieu ». Spécialiste des options de change, qu’il enseigne à Sciences-Po, fin limier de la politique à laquelle il s’est aguerri au sein de l’UDF, ce trader courtisé vient de prendre, à 28 ans, une décision aussi brutale qu’inattendue : quitter la ville, sortir de la course et rejoindre un monastère pour le restant de ses jours.
À 300 kilomètres de là, ce même lundi soir, à quoi songe Michel Macé ? Le regard noyé dans le lac des Settons, en plein cœur du Morvan, peut-être est-il saisi de doutes. Quelques semaines plus tôt, ce salarié sans histoires a « pété les plombs ». Du jour au lendemain, il a plaqué son boulot en banlieue parisienne, son pavillon à peine construit, son quotidien, pour réinventer sa vie à la campagne. Il voulait rompre, dit-il, avec son ancien travail, dans une usine de chaudières, avec pour tout horizon des chaînes de montage et une ligne de chemin de fer. Il rêvait d’une herbe plus verte, ailleurs. Il avait « des fantasmes, mais pas de projets ». Puis « lors d’un week-end de randonnée dans le Morvan, avec ma compagne, on a découvert que La Vieille Diligence était à vendre ». Une ruine et quelques chevaux, au milieu de nulle part, qui leur ont fait miroiter un avenir serein au contact de la nature. Ils découvrent à présent l’envers du décor : « La campagne est sinistre quand il pleut. Et le silence, ce silence effrayant et massif, comment l’appréhender ? »
Combien sont-ils, comme Henry ou Michel, à avoir largué les amarres de leur quotidien ? Combien sont-ils les déçus du voyage pour qui l’aventure a tourné court ? Combien de réussites, d’échecs et de réorientations ? Dans tous les cas, les statistiques officielles restent muettes. Chose inhabituelle, les seuls chiffres dont nous disposons concernent les rêves, et non les faits. Les salariés européens seraient 74 % à songer à se reconvertir, d’après une étude commanditée par le site d’offres d’emploi Monster.fr, et seuls 8 % se déclarent satisfaits de leur carrière actuelle. Le désir de fuite semble donc être la chose la mieux partagée au travail. La crise économique actuelle, loin de décourager les aspirants au changement, semble même précipiter les réorientations professionnelles volontaires. « Puisque rien n’est vraiment sûr, autant faire ce dont on a vraiment envie, note Catherine Sandner, auteure de Changer de vie. Du break à la reconversion. D’ailleurs, aujourd’hui, personne ne s’en prive. Tel consultant plaque tout pour devenir moine bouddhiste, les “j’aurais voulu être un artiste” troquent leur tailleur pour le costume de saltimbanque, les Franciliens débarquent par familles entières en province pour se lancer dans les chambres d’hôtes, les stages équestres ou les messages new age… »
S’agit-il d’un mouvement social, le signe d’une recomposition en cours ? Les sociologues hésitent. Pour Catherine Négroni, qui a consacré sa thèse à la Reconversion professionnelle volontaire, ce mouvement est à la fois individuel et social. Certes, l’individu, majeur et responsable, demeure l’acteur principal de sa reconversion. Mais la société, à tant valoriser le changement personnel, transforme la bifurcation professionnelle en expérience sociale et l’anticonformisme en norme. L’idée qu’une autre vie est possible s’est immiscée dans toutes les strates de la société, balayant au passage les valeurs de fidélité et de stabilité qui prévalaient jusque dans les années 1970. Selon le sociologue François Dubet, plus qu’à une tentation, nous faisons face aujourd’hui à une injonction. Dans une société incertaine où se dissolvent couple, famille et structures anciennes de solidarité, chacun est appelé à bouleverser les schémas préétablis, à inventer son avenir, à s’assumer, à s’épanouir.
Rompre ! Mais avec quoi ?
Dans un tel contexte, les salariés partagent tous les mêmes rêves : devenir son propre patron, être artiste, voyager, créer son activité ou s’installer à la campagne. Tous ces projets – ou fantasmes – obéissent à la même logique : sortir du salariat, prendre sa vie en main, agir plutôt que subir. Certains sociologues y voient une stratégie défensive face à l’insécurité de l’emploi (5). En réalité, le désir de changement se révèle toujours plus complexe, et fondamentalement ambivalent. Le salarié oscille en permanence entre défection et engagement, entre angoisse et exaltation. Des interrogations existentielles se greffent sur le projet de bifurcation professionnelle : on cherche à rompre, mais avec quoi ? Avec son métier, avec son environnement, avec son passé ? Et pour aller vers où, vers quoi, pourquoi ? Sur le site de Sciences Humaines, un internaute anonyme résume cette confusion des sentiments : « J’ai 31 ans et j’ai le sentiment de ne pas être à ma place ici et maintenant dans ma vie. Tout va bien pourtant, mais je ressens le terrible besoin de voyager, tout quitter et changer de vie. Serait-ce une fuite que de vouloir partir, de l’immaturité, ou bien un appel de la petite voie intérieure ? Si quelqu’un peut me conseiller… »
Ce terrible besoin se fait strident ou sourd, selon les moments. Pour la plupart des gens, le changement radical reste une potentialité qui ne se réalisera jamais. Ceux qui sont passés à l’acte racontent toujours le même scénario : il a fallu un événement déclencheur, un déclic ou une crise. La sociologue Claire Bidart, qui a réalisé une enquête qualitative, utilise la métaphore de la cocotte-minute. Pendant quelques mois, la pression – professionnelle, familiale ou existentielle – ne cesse de monter. Très souvent, c’est une rupture amoureuse ou un divorce qui fait « sauter le couvercle ».
La naissance d’un enfant, le deuil d’un parent, l’expérience de la maladie font aussi partie des événements qui conduisent à la remise à plat de son expérience. Parfois, un simple changement dans l’organisation du travail sert de déclic : une transformation des modes de production, l’arrivée d’un nouveau directeur ou la restructuration d’un service. Michel Macé, lui, n’a pas supporté l’irruption de la programmation assistée par ordinateur (PAO) dans son usine de chaudières : « La PAO, ça a tout changé. Avant, nous travaillions dans une ambiance bon enfant. On se levait, on se baladait, on discutait… Soudain, chacun s’est retrouvé derrière un ordinateur. On ne se parlait plus. On ne plaisantait plus. Un matin, j’ai eu un choc. Je me suis dit : je ne vais pas pouvoir passer mes journées entières derrière un écran. L’idée de partir est née, pour moi, ce matin-là. »
Cette crise ouvre un espace de liberté. Un désir professionnel enfoui depuis longtemps ressurgit. On veut mettre au diapason convictions personnelles et mode de vie. On souhaite se consacrer davantage aux autres… Dans presque tous les cas, la réalisation de soi prime sur le contenu du projet professionnel. Ce poids existentiel s’est immiscé, mine de rien, dans notre manière de nommer le changement. « Il y a encore dix ans, rappelle C. Négroni, l’idée de reconversion professionnelle n’était pas entrée dans le champ social. On parlait seulement de reconversion industrielle. Or, l’idée de reconversion professionnelle, qui s’est imposée aujourd’hui, va bien au-delà du changement biographique. Elle porte en elle l’idée de conversion, de retour à soi, de rencontre avec une partie de soi-même, d’où débouchera, peut-être, une importante transformation. »
« S’engager réellement »
N’y a-t-il pas un risque à attendre autant d’un changement de cap ? Se trouver soi-même en changeant de métier ou de lieu de vie relève peut-être de l’illusion. À trop espérer, à trop s’investir, on est souvent déçu. « C’est comme dans une histoire d’amour, souffle Florence Dumont, ancienne employée dans l’administration reconvertie dans l’hôtellerie. Au début, tout est beau, tout est rose. On idéalise sa nouvelle vie, on en nie les défauts, on se dit que c’est la plus belle chose qui nous soit arrivée. Puis vient le moment de la désillusion. Rien ne va plus, l’argent ne rentre pas, le métier n’est pas si réjouissant. Les crises se succèdent, on s’énerve, on pleure, on désespère. Il faut rompre à nouveau, admettre qu’on s’est trompé, revenir en arrière. Ou alors, il faut prendre la décision de s’engager réellement, en connaissance de cause, et accepter qu’à la phase initiale de passion aveugle succède une phase de maturation vers un projet professionnel raisonnable pour les autres et acceptable pour soi. »
François-Xavier Demaison, célèbre fiscaliste reconverti dans le one man show, insiste aussi sur la dimension temporelle de cette expérience : « Il faut cinq ans pour réussir du jour au lendemain ! », ironise-t-il. F. Dumont, deux ans après sa reconversion, hésite encore entre la persévérance et la rétractation. H. Quinson et M. Macé ont choisi, au milieu du gué, de réorienter leur trajectoire. L’ancien trader a quitté le monastère cinq ans après y être entré, sans pour autant se défroquer. « Moine des cités », il a choisi de se consacrer à l’enseignement dans les quartiers nord de Marseille. « Pour moi, explique-t-il, l’idée de vocation a évolué. Je la percevais au départ comme une nécessité absolue, une forme de soumission à Dieu. Aujourd’hui, j’ai découvert que j’étais libre. J’ai décidé d’inventer ma vie et de créer mon activité en fonction de mes talents. Or je savais par mon expérience que j’étais meilleur dans l’enseignement que dans la fabrication de fromages… »
M. Macé, de son côté, s’est inventé un nouveau métier : chuchoteur. Comme le héros de Nicholas Evans, incarné au cinéma par Robert Redford, il murmure à l’oreille des chevaux. Pour assurer sa subsistance, il a transformé La Vieille Diligence en maison d’hôte. Il s’est « désintoxiqué du bruissement de la ville » et a écrit un livre sur l’équitation éthologique
Changer d’identité ?
Florence, Henry et Michel ont-ils changé eux-mêmes en changeant le décor de leur existence ? Leurs amis estiment que non. Mais en leur for intérieur, tous se sentent « un peu transformés », « enrichis » malgré la baisse significative de leurs revenus. Pour le sociologue Claude Dubar, c’est à une « redéfinition de soi » qu’oblige le changement de vie. À un moment ou à un autre, la réflexion sur soi-même, sur ses capacités, sur son histoire personnelle apparaît comme incontournable. Ce travail sur soi peut déboucher, dans le meilleur des cas, sur une conversion identitaire. L’individu cesse de s’identifier à héritage familial ou à un environnement social : « Il se convertit à une autre définition de soi, des autres, du monde. » Mais ce travail sur soi a un revers. Il est susceptible de provoquer un repli ou une dépression. Les individus contemporains, « obligés d’être libres et de réussir, doivent se considérer comme la cause de leur propre malheur s’ils n’y parviennent pas », souligne François Dubet, rejoint sur ce point par Alain Ehrenberg, auteur de La Fatigue d’être soi.
Cette face sombre du changement de vie, qui s’en soucie ? Les magazines, épris de belles histoires, renvoient souvent à des exemples de liberté conquise et d’épanouissement revendiqué. D’où le risque, pour beaucoup, de changer de vie à la légère, sans conscience des renoncements qu’ils devront faire, des interrogations auxquelles ils devront faire face. Certes, il existe aujourd’hui une pléiade de réponses institutionnelles qui permettent d’accompagner le changement : le congé individuel de formation (CIF), la validation des acquis de l’expérience (VAE), la convention de reclassement personnalisé (CRP), le bilan de compétences, etc. Mais en dépit de tous ces dispositifs, l’aspirant à la reconversion se retrouve toujours, au moment du choix comme à l’heure du bilan, seul face à lui-même.
Sur le site de Sciences Humaines, personne n’a répondu au jeune homme qui cherchait conseil. Doit-il « voyager, tout quitter et changer de vie », comme il l’envisage, ou doit-il privilégier la continuité de son existence ? Son tourment, pourtant, n’a rien d’hypermoderne. Ce mal connu ressemble furieusement à celui d’un autre jeune homme, plus d’un siècle plus tôt. À la fin de l’automne 1902, Franz Kappus hésite à délaisser la carrière militaire qui s’offre à lui pour embrasser la vocation d’écrivain. Il cherche une réponse auprès du poète Rainer Maria Rilke. « Votre regard est tourné vers l’extérieur, et c’est d’abord cela que vous ne devriez désormais plus faire, répond R.M. Rilke. Personne ne peut vous conseiller ni vous aider, personne. Il n’y a qu’un seul moyen : plongez en vous-même (…). Avant toute chose, demandez-vous à l’heure la plus tranquille de votre nuit : est-il nécessaire que j’écrive ? Creusez en vous-même en quête d’une réponse profonde. Et si elle devait être positive, si vous étiez fondé à répondre à cette question grave par un puissant et simple : “Je ne peux pas faire autrement”, construisez alors votre existence en fonction de cette nécessité. » (Lettres à jeune poète, Paris, le 17 février 1903) Par-delà les époques et les frontières, la leçon de R.M. Rilke parle toujours à celles et ceux qui rêvent d’épouser une vie nouvelle.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Changer pourquoi, changer comment ?
(auteur : Claudie Bert)
Peut-on vraiment changer sa vie? Il faut d'abord s'interroger aussi sur les résistances personnelles au changement et sur les étranges répétitions des mêmes scénarios de conduite tout au long de sa vie.
Changer sa vie... Se changer... Tout le monde en a envie, un jour ou l'autre - mais certains seulement passent à l'acte. Pourquoi ? Comment ? Trois livres - tous trois sortis le même mois - abordent ce sujet sous des angles différents. Luce Janin-Devillars, psychanalyste, met l'accent sur les résistances au changement. Jean Cottraux, spécialiste de thérapies comportementale et cognitive, montre comment détecter et modifier les « scénarios de vie ». Willy Pasini, psychothérapeute, et Donata Francescato, psychologue, font une place au changement social ; leur livre est le seul à présenter différents modèles de thérapie, tous illustrés d'exemples.
Des trois ouvrages, il ressort que changer sa vie et se changer soi-même sont des approches très voisines, car l'une retentit sur l'autre.
Désir de changement
L. Janin-Devillars distingue le « besoin de changer » de « l'envie de changer ». Le « besoin de changer » répond à une motivation négative : se soustraire à une situation qu'on ne supporte plus, quitter un partenaire, un travail qu'on n'aime plus... Le besoin de se changer, lui, apparaît souvent dans un second temps : lorsque celui qui souffre de sa situation se rend compte que c'est sa propre personnalité qui l'y a conduit et/ou l'y tient enfermé. Il en est ainsi dans les « scénarios de vie » dont J. Cottraux dresse une liste : conflits à répétition avec les autres, choix répétés de partenaires insatisfaisants, incapacité de prendre une décision, accidents à répétition...
L'« envie de changer » répond à une motivation positive : aller vers un autre ou un ailleurs qui attire. Elle progresse sourdement, « elle hante les rêves nocturnes, les fantasmes éveillés », selon l'expression de L. Janin-Devillars - ou elle apparaît brutalement : révélation religieuse, coup de foudre... Un coup de foudre qui n'est pas seulement amoureux : on peut en avoir pour un endroit ou pour une occupation. Ainsi, Edith accepte de remplacer, pendant ses vacances, un ami cuisinier qui s'est cassé le bras ; cela lui plaît beaucoup plus que son travail de cadre d'entreprise ; alors, elle démissionne et s'achète un restaurant.
Disons enfin un mot du changement compulsif, dont le « complexe de Don Juan » constitue un bon exemple : Don Juan quitte Julie pour aller vers Catherine parce que Catherine est nouvelle dans sa vie ; s'il l'avait rencontrée en premier, c'est elle qu'il quitterait pour Julie. D'autres drogués du changement vont de pays en pays, d'appartement en appartement...
Les obstacles matériels existent, bien sûr : manque d'argent, de temps, du diplôme requis... Nos trois ouvrages ne font que les mentionner pour s'attarder sur des obstacles plus difficiles à franchir, parce que nous n'avons souvent pas même conscience de leur existence.
Ces barrages internes, L. Janin-Devillars les appelle « résistances »; J. Cottraux, « schémas cognitifs »; W. Pasini, « prisons internes » - appellations différentes pour des réalités très voisines. Ils se sont mis en place dès l'enfance, en général, à cause de la façon dont nous avons été traités, des modèles parentaux dont nous nous sommes imprégnés, des valeurs familiales que nous avons intériorisées. Ils se sont transformés en croyances qui guident nos actes sans que nous nous en rendions compte, tant ils nous paraissent évidents : « une femme ne doit pas chercher à dépasser les hommes », « un homme ne doit pas se montrer faible », « je ne mérite pas d'être aimé(e) », « je suis « nul(le) »... Ainsi, Stéphane s'accroche à des femmes qui le rejettent parce qu'il s'est senti rejeté par sa mère, et ne se croit donc pas « aimable ».
Les barrages internes au changement sont souvent ignorés de nous - parce que notre inconscient use de ruse pour nous les cacher. Le camouflage le plus fréquent est la rationalisation : on se donne des explications rationnelles. Anna vit seule à 35 ans ; elle aimerait se marier, elle envisage même de recourir à une agence matrimoniale - mais elle se trouve de bonnes raisons pour reculer sa démarche : dans son entreprise, il n'y a que des hommes, elle perdra toute autorité sur eux s'ils la voient enceinte ; dans ces agences, il n'y a que des escrocs... Ainsi parvient-elle à se dissimuler sa peur des hommes. La rationalisation marche d'autant mieux qu'elle s'auto-entretient, notamment grâce à l'attention sélective : une personne qui justifie sa méfiance perpétuelle en clamant qu'il y a des voleurs partout ne verra pas les gens honnêtes, mais seulement les autres, dont chacun, en s'ajoutant à sa liste noire, la renforcera dans sa conviction qu'elle a raison de se méfier !
La peur du changement n'est pas toujours déraisonnable, tant s'en faut. Tout changement comporte un risque, et a un coût ; il est donc normal d'hésiter, de peser le pour et le contre. Mais si le bilan de cet examen est positif, et que nous n'arrivons pas à changer, et surtout, si c'est là un scénario à répétition, mieux vaut admettre que la peur raisonnable camoufle des craintes irrationnelles, dont nous avons intérêt à rechercher les racines.
La première condition, pour changer, c'est de le vouloir vraiment. Nous rêvons tous, un jour ou l'autre, de changer notre vie, comme l'écrit Jean de La Fontaine dans La Laitière et le Pot au lait : « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ? » Il n'y a pas de mal à cela... à condition de ne pas nous duper nous-mêmes. Cela arrive parfois : à force de rêver d'un changement de vie, de peaufiner en pensée son projet, on finit par se persuader que cela vaut réalisation, alors même qu'on n'a entrepris aucune démarche. Voilà pourquoi une Américaine, créatrice d'un séminaire pour aider les gens à réaliser leur rêve, avait imposé aux participants de faire un pas dans le sens de la réalisation après chaque séance, fût-ce un tout petit pas, tel qu'un coup de téléphone. Le changement est action avant tout.
Vouloir vraiment changer est donc nécessaire, mais est-ce suffisant ? Non, dans les cas où un barrage intérieur fait obstacle, répondent à la fois J. Cottraux et W. Pasini : le recours à une thérapie sera souvent nécessaire pour comprendre d'où vient l'obstacle, et pour le franchir. J. Cottraux présente en détail la thérapie cognitive, qui s'attache, non à explorer le passé, mais à modifier les comportements et les représentations mentales ; W. Pasini décrit plusieurs types de thérapie, toujours illustrés d'exemples : psychanalyse, thérapie comportementale et cognitive, thérapie systémique, thérapies corporelles comme la bioénergie...
Bien entendu, nos quatre auteurs admettent qu'une thérapie n'est pas toujours nécessaire. J. Cottraux indique même une marche à suivre aux candidats au changement personnel. Mais il s'adresse à ceux qui veulent changer leur vie, non à ceux qui veulent se changer eux-mêmes.
Un bon moyen d'évoluer dans le sens que l'on désire est de choisir un environnement, au sens large - cadre de vie, métier, loisirs, amis - qui vous y pousse. Ainsi, Nicole et Jean, un jeune couple, se découvrent du goût pour la décoration, une passion commune pour la brocante, bref, ils découvrent un nouvel art de vivre après avoir quitté leur ancien appartement et acheté une maison : « Avec l'achat de la maison, notre regard a changé, nous nous sentons plus intelligents, plus cultivés. » Leur exemple montre qu'un simple déménagement peut modifier le style de vie, la confiance en soi. A fortiori est-ce vrai pour un rôle, familial ou social. Aucun de nos ouvrages ne signale combien le rôle peut influer sur la personne ; et pourtant, on en connaît maints exemples historiques. Le plus célèbre, plusieurs fois porté sur la scène ou à l'écran, est celui de Thomas Becket. On connaît l'histoire : le roi Henri II d'Angleterre, lassé de se heurter à l'opposition de l'Eglise, destitue l'archevêque de Canterbury et le remplace par son ami T. Becket, un jeune homme cynique, aux mœurs corrompues. Il en espère un soutien total. Or, une fois archevêque, T. Becket adopte des moeurs austères et défend si bien les droits de l’Église contre le roi que celui-ci le fait assassiner en 1170...
Vivre avec le changement
Jean-Claude, après avoir tout fait pour épouser la femme qu'il aime, sabote son propre succès. Il découvre qu'il se sent coupable d'avoir réussi en brisant deux familles, la sienne et celle de sa maîtresse. Un sentiment que l'on rencontre fréquemment chez les gens d'origine modeste qui ont fait un bond en avant sur l'échelle sociale, ou chez les enfants d'immigrés qui s'intègrent à la société d'accueil : ils supportent mal l'écart qui s'est creusé entre leur famille et eux.
Changer ne suffit pas ; encore faut-il « accepter le changement », comme l'écrit L. Janin-Devillars. Cela ne va pas de soi. Changer, c'est faire le deuil de ce que l'on quitte : son enfance, des camarades de travail... C'est aussi prendre le risque d'un pari sur l'avenir. D'où un trait de personnalité important à prendre en compte si l'on envisage de bouleverser sa vie : l'aptitude à rebondir après un échec. Ceux que le moindre revers abat et prive de confiance en eux-mêmes feraient bien d'y regarder à deux fois avant d'agir - ou alors, de commencer par changer leur réaction à l'échec !
Mais on a aussi le droit de ne pas vouloir changer ! Notre époque valorise tellement la mobilité, l'ambition, le goût de la nouveauté qu'il n'est pas inutile de souligner, comme le fait L. Janin-Devillars, que « le statu quo, la continuité, lorsqu'ils nous conviennent, ne nous relèguent pas forcément au musée, section arts et traditions du passé »...
(auteur : Claudie Bert)
Peut-on vraiment changer sa vie? Il faut d'abord s'interroger aussi sur les résistances personnelles au changement et sur les étranges répétitions des mêmes scénarios de conduite tout au long de sa vie.
Changer sa vie... Se changer... Tout le monde en a envie, un jour ou l'autre - mais certains seulement passent à l'acte. Pourquoi ? Comment ? Trois livres - tous trois sortis le même mois - abordent ce sujet sous des angles différents. Luce Janin-Devillars, psychanalyste, met l'accent sur les résistances au changement. Jean Cottraux, spécialiste de thérapies comportementale et cognitive, montre comment détecter et modifier les « scénarios de vie ». Willy Pasini, psychothérapeute, et Donata Francescato, psychologue, font une place au changement social ; leur livre est le seul à présenter différents modèles de thérapie, tous illustrés d'exemples.
Des trois ouvrages, il ressort que changer sa vie et se changer soi-même sont des approches très voisines, car l'une retentit sur l'autre.
Désir de changement
L. Janin-Devillars distingue le « besoin de changer » de « l'envie de changer ». Le « besoin de changer » répond à une motivation négative : se soustraire à une situation qu'on ne supporte plus, quitter un partenaire, un travail qu'on n'aime plus... Le besoin de se changer, lui, apparaît souvent dans un second temps : lorsque celui qui souffre de sa situation se rend compte que c'est sa propre personnalité qui l'y a conduit et/ou l'y tient enfermé. Il en est ainsi dans les « scénarios de vie » dont J. Cottraux dresse une liste : conflits à répétition avec les autres, choix répétés de partenaires insatisfaisants, incapacité de prendre une décision, accidents à répétition...
L'« envie de changer » répond à une motivation positive : aller vers un autre ou un ailleurs qui attire. Elle progresse sourdement, « elle hante les rêves nocturnes, les fantasmes éveillés », selon l'expression de L. Janin-Devillars - ou elle apparaît brutalement : révélation religieuse, coup de foudre... Un coup de foudre qui n'est pas seulement amoureux : on peut en avoir pour un endroit ou pour une occupation. Ainsi, Edith accepte de remplacer, pendant ses vacances, un ami cuisinier qui s'est cassé le bras ; cela lui plaît beaucoup plus que son travail de cadre d'entreprise ; alors, elle démissionne et s'achète un restaurant.
Disons enfin un mot du changement compulsif, dont le « complexe de Don Juan » constitue un bon exemple : Don Juan quitte Julie pour aller vers Catherine parce que Catherine est nouvelle dans sa vie ; s'il l'avait rencontrée en premier, c'est elle qu'il quitterait pour Julie. D'autres drogués du changement vont de pays en pays, d'appartement en appartement...
Les obstacles matériels existent, bien sûr : manque d'argent, de temps, du diplôme requis... Nos trois ouvrages ne font que les mentionner pour s'attarder sur des obstacles plus difficiles à franchir, parce que nous n'avons souvent pas même conscience de leur existence.
Ces barrages internes, L. Janin-Devillars les appelle « résistances »; J. Cottraux, « schémas cognitifs »; W. Pasini, « prisons internes » - appellations différentes pour des réalités très voisines. Ils se sont mis en place dès l'enfance, en général, à cause de la façon dont nous avons été traités, des modèles parentaux dont nous nous sommes imprégnés, des valeurs familiales que nous avons intériorisées. Ils se sont transformés en croyances qui guident nos actes sans que nous nous en rendions compte, tant ils nous paraissent évidents : « une femme ne doit pas chercher à dépasser les hommes », « un homme ne doit pas se montrer faible », « je ne mérite pas d'être aimé(e) », « je suis « nul(le) »... Ainsi, Stéphane s'accroche à des femmes qui le rejettent parce qu'il s'est senti rejeté par sa mère, et ne se croit donc pas « aimable ».
Les barrages internes au changement sont souvent ignorés de nous - parce que notre inconscient use de ruse pour nous les cacher. Le camouflage le plus fréquent est la rationalisation : on se donne des explications rationnelles. Anna vit seule à 35 ans ; elle aimerait se marier, elle envisage même de recourir à une agence matrimoniale - mais elle se trouve de bonnes raisons pour reculer sa démarche : dans son entreprise, il n'y a que des hommes, elle perdra toute autorité sur eux s'ils la voient enceinte ; dans ces agences, il n'y a que des escrocs... Ainsi parvient-elle à se dissimuler sa peur des hommes. La rationalisation marche d'autant mieux qu'elle s'auto-entretient, notamment grâce à l'attention sélective : une personne qui justifie sa méfiance perpétuelle en clamant qu'il y a des voleurs partout ne verra pas les gens honnêtes, mais seulement les autres, dont chacun, en s'ajoutant à sa liste noire, la renforcera dans sa conviction qu'elle a raison de se méfier !
La peur du changement n'est pas toujours déraisonnable, tant s'en faut. Tout changement comporte un risque, et a un coût ; il est donc normal d'hésiter, de peser le pour et le contre. Mais si le bilan de cet examen est positif, et que nous n'arrivons pas à changer, et surtout, si c'est là un scénario à répétition, mieux vaut admettre que la peur raisonnable camoufle des craintes irrationnelles, dont nous avons intérêt à rechercher les racines.
La première condition, pour changer, c'est de le vouloir vraiment. Nous rêvons tous, un jour ou l'autre, de changer notre vie, comme l'écrit Jean de La Fontaine dans La Laitière et le Pot au lait : « Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait châteaux en Espagne ? » Il n'y a pas de mal à cela... à condition de ne pas nous duper nous-mêmes. Cela arrive parfois : à force de rêver d'un changement de vie, de peaufiner en pensée son projet, on finit par se persuader que cela vaut réalisation, alors même qu'on n'a entrepris aucune démarche. Voilà pourquoi une Américaine, créatrice d'un séminaire pour aider les gens à réaliser leur rêve, avait imposé aux participants de faire un pas dans le sens de la réalisation après chaque séance, fût-ce un tout petit pas, tel qu'un coup de téléphone. Le changement est action avant tout.
Vouloir vraiment changer est donc nécessaire, mais est-ce suffisant ? Non, dans les cas où un barrage intérieur fait obstacle, répondent à la fois J. Cottraux et W. Pasini : le recours à une thérapie sera souvent nécessaire pour comprendre d'où vient l'obstacle, et pour le franchir. J. Cottraux présente en détail la thérapie cognitive, qui s'attache, non à explorer le passé, mais à modifier les comportements et les représentations mentales ; W. Pasini décrit plusieurs types de thérapie, toujours illustrés d'exemples : psychanalyse, thérapie comportementale et cognitive, thérapie systémique, thérapies corporelles comme la bioénergie...
Bien entendu, nos quatre auteurs admettent qu'une thérapie n'est pas toujours nécessaire. J. Cottraux indique même une marche à suivre aux candidats au changement personnel. Mais il s'adresse à ceux qui veulent changer leur vie, non à ceux qui veulent se changer eux-mêmes.
Un bon moyen d'évoluer dans le sens que l'on désire est de choisir un environnement, au sens large - cadre de vie, métier, loisirs, amis - qui vous y pousse. Ainsi, Nicole et Jean, un jeune couple, se découvrent du goût pour la décoration, une passion commune pour la brocante, bref, ils découvrent un nouvel art de vivre après avoir quitté leur ancien appartement et acheté une maison : « Avec l'achat de la maison, notre regard a changé, nous nous sentons plus intelligents, plus cultivés. » Leur exemple montre qu'un simple déménagement peut modifier le style de vie, la confiance en soi. A fortiori est-ce vrai pour un rôle, familial ou social. Aucun de nos ouvrages ne signale combien le rôle peut influer sur la personne ; et pourtant, on en connaît maints exemples historiques. Le plus célèbre, plusieurs fois porté sur la scène ou à l'écran, est celui de Thomas Becket. On connaît l'histoire : le roi Henri II d'Angleterre, lassé de se heurter à l'opposition de l'Eglise, destitue l'archevêque de Canterbury et le remplace par son ami T. Becket, un jeune homme cynique, aux mœurs corrompues. Il en espère un soutien total. Or, une fois archevêque, T. Becket adopte des moeurs austères et défend si bien les droits de l’Église contre le roi que celui-ci le fait assassiner en 1170...
Vivre avec le changement
Jean-Claude, après avoir tout fait pour épouser la femme qu'il aime, sabote son propre succès. Il découvre qu'il se sent coupable d'avoir réussi en brisant deux familles, la sienne et celle de sa maîtresse. Un sentiment que l'on rencontre fréquemment chez les gens d'origine modeste qui ont fait un bond en avant sur l'échelle sociale, ou chez les enfants d'immigrés qui s'intègrent à la société d'accueil : ils supportent mal l'écart qui s'est creusé entre leur famille et eux.
Changer ne suffit pas ; encore faut-il « accepter le changement », comme l'écrit L. Janin-Devillars. Cela ne va pas de soi. Changer, c'est faire le deuil de ce que l'on quitte : son enfance, des camarades de travail... C'est aussi prendre le risque d'un pari sur l'avenir. D'où un trait de personnalité important à prendre en compte si l'on envisage de bouleverser sa vie : l'aptitude à rebondir après un échec. Ceux que le moindre revers abat et prive de confiance en eux-mêmes feraient bien d'y regarder à deux fois avant d'agir - ou alors, de commencer par changer leur réaction à l'échec !
Mais on a aussi le droit de ne pas vouloir changer ! Notre époque valorise tellement la mobilité, l'ambition, le goût de la nouveauté qu'il n'est pas inutile de souligner, comme le fait L. Janin-Devillars, que « le statu quo, la continuité, lorsqu'ils nous conviennent, ne nous relèguent pas forcément au musée, section arts et traditions du passé »...
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
La guerre contre soi
(Auteur : Jean-François Dortier)
Changer impose de passer du rêve à l’action. Cela suppose aussi d’entrer en guerre contre soi pour tenter de satisfaire certains désirs au détriment d’autres.
Tout le monde rêve de changer. Changer de travail (évoluer dans son poste ou se réorienter), changer son corps (maigrir, se muscler, se rajeunir), changer sa vie privée (quitter son conjoint ou en trouver un), son environnement (déménager de son quartier, de sa ville, de son pays). Parfois on rêve d’une renaissance complète : tout plaquer pour changer de vie. Plus souvent, il s’agit de simplement changer une seule chose : arrêter de fumer, obtenir une promotion, vaincre sa timidité maladive pour aller au-devant des gens et rencontrer enfin le grand amour.
Problème : changer est difficile. Et beaucoup en restent au niveau du rêve sans rien entreprendre pour le faire. C’est ce que l’on appelle le « bovarysme », en référence à Emma Bovary, l’héroïne du célèbre roman de Gustave Flaubert.
Autre écueil : les bonnes résolutions qui ne tiennent que quelque temps, comme celles d’Oblomov, le personnage inventé par l’écrivain Ivan Gontcharov : le jeune aristocrate qui rumine de grands projets, mais est incapable de tenir ses propres engagements plus de quelques jours. Il se morfond alors dans la léthargie et la haine de soi. Le perfectionnisme est un autre butoir au changement : en s’imposant des objectifs trop élevés, en recherchant la perfection, on se condamne à ne pouvoir aller au bout de ses projets. Faiblesse de la volonté, peur d’affronter ses rêves, peur de l’échec… ou de la réussite, il existe mille raisons pour rater son changement.
D’où vient cette difficulté à mettre en œuvre des changements que l’on désire tant ? Changer implique d’entrer en guerre contre soi. De livrer une bataille intérieure contre ses mauvais penchants, ses « démons », s’imposer une autodiscipline.
Le philosophe Harry Frankfurt explique les failles de la volonté (sur lesquelles bute le changement) par le conflit entre deux types de désirs. Les désirs « de premier ordre » nous sont fixés par les besoins immédiats ou l’environnement. Les désirs de second ordre sont les projets au long terme. Nous autres humains possédons la capacité de se projeter hors de soi, de se fixer des buts à long terme, d’imaginer un horizon lointain. Le problème est celui des conflits entre ces désirs. À long terme, je voudrais maigrir, mais maintenant, je suis très tenté de reprendre une part de dessert. L’étudiant veut réussir ses examens et sait qu’il doit pour cela changer ses habitudes : refuser quelques sorties avec les copains, mieux organiser ses journées (alors que la guitare ou le DVD sont à portée de main). Le salarié voudrait avoir plus de temps à lui pour un projet qui lui tient à cœur, mais il doit apprendre à dire « non », à refuser les sollicitations qui l’assaillent au quotidien. Le délinquant souhaite s’en sortir : il voudrait arrêter la drogue, arrêter de dealer, changer ses fréquentations, apprendre un métier, trouver un travail, etc.
Résister à l’immédiat
Les économistes nomment cela la « non-cohérence des préférences ». Ce que je voudrais à long terme (faire des économies et épargner) ne correspond pas à ce que je souhaite à court terme (je craque pour ce nouvel achat).
Pour quelle raison est-ce que l’on tranche souvent en faveur du désir de premier ordre (la tentation immédiate) au détriment du désir de second ordre : l’objectif à long terme ? Le calcul est simple : lorsque l’on agit en fonction d’un but lointain (travailler pour un examen par exemple), le coût de l’action (se mettre à un travail ennuyeux) est immédiat et les avantages sont différés. À l’inverse, pour les désirs immédiats (jouer de la guitare), les avantages sont immédiats et les coûts différés. Comment faire dès lors pour aller à l’encontre de ses tentations et tenter de contrôler ses envies ?
Cette guerre intérieure est l’une des facettes de ce que les sociologues nomment la « réflexivité ». La réflexivité est la capacité qu’ont les individus à l’autoanalyse, à réfléchir à leurs propres motivations, à tenter de contrôler le cours de leur vie en mettant en place des stratégies de changement et des techniques mentales d’autocontrôle.
Selon Philippe Corcuff, la sociologie de la réflexivité prend au sérieux les capacités individuelles à s’observer et à prendre de la distance avec soi. En cela, elle se démarque de la sociologie déterministe pour laquelle l’individu était assigné à résidence sociale, comme rivé à son passé et son milieu d’appartenance. Pour comprendre les trajectoires des individus qui cherchent à s’affranchir de leur milieu, il faut sortir de ce modèle. Les individus contemporains ne se resocialisent pas uniquement à partir des modèles familiaux ou de leur classe sociale. Telle une petite fille qui entrevoit à l’école, à la télévision, dans ses lectures, des modèles de conduites nouveaux auxquels elle cherche à se conformer. Ce processus relève de la « socialisation anticipatrice », de l’influence des modèles ou des « identités possibles » incarnés à travers nos héros et légendes personnelles. L’individu rêve d’une autre vie et va tenter de se transformer, de conformer son rêve à la réalité. Il n’est plus seulement construit par son passé, mais comme aspiré par l’avenir. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann décrit cette dialectique entre notre vie réelle et notre vie rêvée avec l’image d’une « double hélice », à la manière de la structure du code génétique.
Une première hélice est formée de l’ensemble des apprentissages, routines mentales, normes intériorisées qui nous font agir au quotidien : au travail et dans la famille. C’est notre premier code de conduite.
Autour de cette première hélice, s’enroule une seconde : celle de nos pensées intérieures. Notre petit théâtre intérieur est fait de rêveries, de projets, de pensées diverses souvent en décalage avec nos conduites réelles. Voilà la seconde hélice. William James appelait cela le « flot de conscience » ; ce cinéma intérieur produit une identité alternative, notre moi caché et secret, en décalage avec notre existence réelle. Il porte nos ambitions, nos rêves intérieurs, notre volonté de changement.
Les deux hélices de la personnalité ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Elles interagissent, s’enchevêtrent et s’influencent. Les projets d’hier ont pu contribuer à changer ma vie ; ce que je suis aujourd’hui est en partie le résultat des rêves du passé. Ils sont venus s’intégrer à mon premier moi. Et désormais, des frustrations ou désirs enfouis se réveillent et forment la nouvelle seconde hélice. Enfant, Jean-Christophe Rufin voulait devenir médecin, comme son grand-père. Il est parvenu à ses fins. Mais quelques années plus tard, un autre rêve endormi en lui se réveille : il voudrait écrire, devenir écrivain. Toute la question du changement personnel est de tenter de faire concorder ces deux identités : notre vie rêvée et notre vie réelle.
Décision et stratégies
Au fil du temps, les individus mettent en place stratégies, trucs et combines personnelles pour tenter de contrôler leur comportement. Ces stratégies sont multiples.
Celui ou celle qui veut perdre du poids se regarde dans la glace en rentrant le ventre, il fixe son attention sur les « images-buts » qu’il cherche à atteindre. Il s’entoure des images des héros et des modèles de référence. Cette jeune femme feuillette des magazines féminins. Pure distraction ? Simple recherche des modèles de coiffure ? De tenue ? Pas uniquement : sans en avoir vraiment conscience, elle est aussi à la recherche d’un modèle de vie. Elle voudrait endosser une nouvelle identité. Le look n’est pas une question aussi futile qu’il y paraît.
« Je veux maigrir », « je vais passer un examen pour devenir esthéticienne », « je veux devenir musicien »…, le passage à l’acte passe par une décision puis par des résolutions. Si elles ne sont pas accompagnées d’un moyen et d’un programme précis, elles cèdent vite sous le poids des routines, des motivations inverses, des sollicitations immédiates. « À partir de demain, je vais arrêter de regarder la télévision et me contraindre à écrire une heure tous les soirs » : tel est l’objectif que s’est fixé l’antihéros du roman de Jean-Philippe Toussaint La Télévision. Il voudrait se désintoxiquer de l’emprise du petit écran. Mais sans méthode précise, sans solide alternative, il succombe sans cesse aux charmes de l’écran.
Changer implique de transformer ses rêves en projet et les projets en programme précis. D’où l’importance des agendas, du journal intime, du carnet de bord, des listes de choses à faire, des rappels que l’on se fait à soi-même : un tableau affiché dans la cuisine, des Post-it collés sur un coin de bureau, etc. Autant de petites piqûres de rappel qui font partie des techniques d’autocontrôle des individus en quête d’une nouvelle vie.Pour le psychologue américain Ira Progoff, le journal intime intensif est un outil privilégié du changement personnel.
Mais l’autodiscipline et les rappels à l’ordre qui l’accompagnent sont bien insuffisants pour changer durablement. Face à une motivation insuffisante et une volonté défaillante, celui qui veut changer comprend vite qu’il va falloir avoir recours à une autre technique : la ruse.
Le philosophe Jon Elster a consacré une grande partie de son œuvre à étudier cette stratégie mentale consistant à agir contre nous-même. Face aux carences de notre propre volonté, face à la difficulté à contrôler nos émotions, nous employons des stratégies dignes d’Ulysse. On sait que le héros de l’Iliade se fit attacher au mât de son navire pour résister au chant des sirènes. Voilà ce que fait le collégien qui demande à être mis en internat pour être sûr d’être dans un cadre stimulant pour travailler. C’est le cas du fumeur invétéré qui annonce sa décision à son entourage, sachant qu’un engagement public va peser sur lui dans ses moments de faiblesse (ce qui le conduit parfois à aller se cacher dans les toilettes pour aller fumer comme lorsqu’il était adolescent). C’est encore le cas du joueur compulsif qui demande à être inscrit sur la liste des personnes interdites d’entrer au casino.
Et toujours Sisyphe …
Le recours aux aides extérieures relève de ce que le psychologue canadien Yves Saint-Arnaud appelle le « changement assisté ». Sachant que notre environnement immédiat influe sur nos conduites dans un sens ou dans un autre, il est souvent nécessaire de contrebalancer les influences subies par celles choisies. Cette aide extérieure peut être procurée par des groupes de rencontre comme les Alcooliques anonymes, ou par le coaching qui s’est généralisé dans le sport, le travail et désormais les études.
Modèles identificatoires, programmes personnels, autostimulations, il existe tout un arsenal de méthodes plus ou moins efficaces pour tenter de changer .
Mais quoi qu’il en soit des résolutions, trucs, combines et astuces, le chemin du changement est toujours semé d’embûches. Du régime amaigrissant aux grands projets de vie, le changement personnel est un travail de Sisyphe, toujours recommencé. Un changement toujours accompagné d’espoir, de désappointement, de dénigrement, de culpabilité, invariablement suivi d’ambitions et d’espérances nouvelles. Au final, le cycle des tentatives avortées, des échecs, des relances et des petits succès fait partie du changement lui-même.
Comme pour les utopies, la radicale métamorphose de soi est une illusion. Sauf peut-être pour des cas extrêmes. Mais, de même que les utopies participent au changement social, l’illusion de la métamorphose contribue tout de même à nous changer.
Pour l’immense majorité d’entre nous, le changement est un combat permanent. Une guerre contre soi-même qui connaît des succès et des échecs, des moments de conflits intenses et de paix relative. Au final, c’est peut-être la seule chose qui ne change pas en nous : notre désir de changer.
(Auteur : Jean-François Dortier)
Changer impose de passer du rêve à l’action. Cela suppose aussi d’entrer en guerre contre soi pour tenter de satisfaire certains désirs au détriment d’autres.
Tout le monde rêve de changer. Changer de travail (évoluer dans son poste ou se réorienter), changer son corps (maigrir, se muscler, se rajeunir), changer sa vie privée (quitter son conjoint ou en trouver un), son environnement (déménager de son quartier, de sa ville, de son pays). Parfois on rêve d’une renaissance complète : tout plaquer pour changer de vie. Plus souvent, il s’agit de simplement changer une seule chose : arrêter de fumer, obtenir une promotion, vaincre sa timidité maladive pour aller au-devant des gens et rencontrer enfin le grand amour.
Problème : changer est difficile. Et beaucoup en restent au niveau du rêve sans rien entreprendre pour le faire. C’est ce que l’on appelle le « bovarysme », en référence à Emma Bovary, l’héroïne du célèbre roman de Gustave Flaubert.
Autre écueil : les bonnes résolutions qui ne tiennent que quelque temps, comme celles d’Oblomov, le personnage inventé par l’écrivain Ivan Gontcharov : le jeune aristocrate qui rumine de grands projets, mais est incapable de tenir ses propres engagements plus de quelques jours. Il se morfond alors dans la léthargie et la haine de soi. Le perfectionnisme est un autre butoir au changement : en s’imposant des objectifs trop élevés, en recherchant la perfection, on se condamne à ne pouvoir aller au bout de ses projets. Faiblesse de la volonté, peur d’affronter ses rêves, peur de l’échec… ou de la réussite, il existe mille raisons pour rater son changement.
D’où vient cette difficulté à mettre en œuvre des changements que l’on désire tant ? Changer implique d’entrer en guerre contre soi. De livrer une bataille intérieure contre ses mauvais penchants, ses « démons », s’imposer une autodiscipline.
Le philosophe Harry Frankfurt explique les failles de la volonté (sur lesquelles bute le changement) par le conflit entre deux types de désirs. Les désirs « de premier ordre » nous sont fixés par les besoins immédiats ou l’environnement. Les désirs de second ordre sont les projets au long terme. Nous autres humains possédons la capacité de se projeter hors de soi, de se fixer des buts à long terme, d’imaginer un horizon lointain. Le problème est celui des conflits entre ces désirs. À long terme, je voudrais maigrir, mais maintenant, je suis très tenté de reprendre une part de dessert. L’étudiant veut réussir ses examens et sait qu’il doit pour cela changer ses habitudes : refuser quelques sorties avec les copains, mieux organiser ses journées (alors que la guitare ou le DVD sont à portée de main). Le salarié voudrait avoir plus de temps à lui pour un projet qui lui tient à cœur, mais il doit apprendre à dire « non », à refuser les sollicitations qui l’assaillent au quotidien. Le délinquant souhaite s’en sortir : il voudrait arrêter la drogue, arrêter de dealer, changer ses fréquentations, apprendre un métier, trouver un travail, etc.
Résister à l’immédiat
Les économistes nomment cela la « non-cohérence des préférences ». Ce que je voudrais à long terme (faire des économies et épargner) ne correspond pas à ce que je souhaite à court terme (je craque pour ce nouvel achat).
Pour quelle raison est-ce que l’on tranche souvent en faveur du désir de premier ordre (la tentation immédiate) au détriment du désir de second ordre : l’objectif à long terme ? Le calcul est simple : lorsque l’on agit en fonction d’un but lointain (travailler pour un examen par exemple), le coût de l’action (se mettre à un travail ennuyeux) est immédiat et les avantages sont différés. À l’inverse, pour les désirs immédiats (jouer de la guitare), les avantages sont immédiats et les coûts différés. Comment faire dès lors pour aller à l’encontre de ses tentations et tenter de contrôler ses envies ?
Cette guerre intérieure est l’une des facettes de ce que les sociologues nomment la « réflexivité ». La réflexivité est la capacité qu’ont les individus à l’autoanalyse, à réfléchir à leurs propres motivations, à tenter de contrôler le cours de leur vie en mettant en place des stratégies de changement et des techniques mentales d’autocontrôle.
Selon Philippe Corcuff, la sociologie de la réflexivité prend au sérieux les capacités individuelles à s’observer et à prendre de la distance avec soi. En cela, elle se démarque de la sociologie déterministe pour laquelle l’individu était assigné à résidence sociale, comme rivé à son passé et son milieu d’appartenance. Pour comprendre les trajectoires des individus qui cherchent à s’affranchir de leur milieu, il faut sortir de ce modèle. Les individus contemporains ne se resocialisent pas uniquement à partir des modèles familiaux ou de leur classe sociale. Telle une petite fille qui entrevoit à l’école, à la télévision, dans ses lectures, des modèles de conduites nouveaux auxquels elle cherche à se conformer. Ce processus relève de la « socialisation anticipatrice », de l’influence des modèles ou des « identités possibles » incarnés à travers nos héros et légendes personnelles. L’individu rêve d’une autre vie et va tenter de se transformer, de conformer son rêve à la réalité. Il n’est plus seulement construit par son passé, mais comme aspiré par l’avenir. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann décrit cette dialectique entre notre vie réelle et notre vie rêvée avec l’image d’une « double hélice », à la manière de la structure du code génétique.
Une première hélice est formée de l’ensemble des apprentissages, routines mentales, normes intériorisées qui nous font agir au quotidien : au travail et dans la famille. C’est notre premier code de conduite.
Autour de cette première hélice, s’enroule une seconde : celle de nos pensées intérieures. Notre petit théâtre intérieur est fait de rêveries, de projets, de pensées diverses souvent en décalage avec nos conduites réelles. Voilà la seconde hélice. William James appelait cela le « flot de conscience » ; ce cinéma intérieur produit une identité alternative, notre moi caché et secret, en décalage avec notre existence réelle. Il porte nos ambitions, nos rêves intérieurs, notre volonté de changement.
Les deux hélices de la personnalité ne sont pas étrangères l’une à l’autre. Elles interagissent, s’enchevêtrent et s’influencent. Les projets d’hier ont pu contribuer à changer ma vie ; ce que je suis aujourd’hui est en partie le résultat des rêves du passé. Ils sont venus s’intégrer à mon premier moi. Et désormais, des frustrations ou désirs enfouis se réveillent et forment la nouvelle seconde hélice. Enfant, Jean-Christophe Rufin voulait devenir médecin, comme son grand-père. Il est parvenu à ses fins. Mais quelques années plus tard, un autre rêve endormi en lui se réveille : il voudrait écrire, devenir écrivain. Toute la question du changement personnel est de tenter de faire concorder ces deux identités : notre vie rêvée et notre vie réelle.
Décision et stratégies
Au fil du temps, les individus mettent en place stratégies, trucs et combines personnelles pour tenter de contrôler leur comportement. Ces stratégies sont multiples.
Celui ou celle qui veut perdre du poids se regarde dans la glace en rentrant le ventre, il fixe son attention sur les « images-buts » qu’il cherche à atteindre. Il s’entoure des images des héros et des modèles de référence. Cette jeune femme feuillette des magazines féminins. Pure distraction ? Simple recherche des modèles de coiffure ? De tenue ? Pas uniquement : sans en avoir vraiment conscience, elle est aussi à la recherche d’un modèle de vie. Elle voudrait endosser une nouvelle identité. Le look n’est pas une question aussi futile qu’il y paraît.
« Je veux maigrir », « je vais passer un examen pour devenir esthéticienne », « je veux devenir musicien »…, le passage à l’acte passe par une décision puis par des résolutions. Si elles ne sont pas accompagnées d’un moyen et d’un programme précis, elles cèdent vite sous le poids des routines, des motivations inverses, des sollicitations immédiates. « À partir de demain, je vais arrêter de regarder la télévision et me contraindre à écrire une heure tous les soirs » : tel est l’objectif que s’est fixé l’antihéros du roman de Jean-Philippe Toussaint La Télévision. Il voudrait se désintoxiquer de l’emprise du petit écran. Mais sans méthode précise, sans solide alternative, il succombe sans cesse aux charmes de l’écran.
Changer implique de transformer ses rêves en projet et les projets en programme précis. D’où l’importance des agendas, du journal intime, du carnet de bord, des listes de choses à faire, des rappels que l’on se fait à soi-même : un tableau affiché dans la cuisine, des Post-it collés sur un coin de bureau, etc. Autant de petites piqûres de rappel qui font partie des techniques d’autocontrôle des individus en quête d’une nouvelle vie.Pour le psychologue américain Ira Progoff, le journal intime intensif est un outil privilégié du changement personnel.
Mais l’autodiscipline et les rappels à l’ordre qui l’accompagnent sont bien insuffisants pour changer durablement. Face à une motivation insuffisante et une volonté défaillante, celui qui veut changer comprend vite qu’il va falloir avoir recours à une autre technique : la ruse.
Le philosophe Jon Elster a consacré une grande partie de son œuvre à étudier cette stratégie mentale consistant à agir contre nous-même. Face aux carences de notre propre volonté, face à la difficulté à contrôler nos émotions, nous employons des stratégies dignes d’Ulysse. On sait que le héros de l’Iliade se fit attacher au mât de son navire pour résister au chant des sirènes. Voilà ce que fait le collégien qui demande à être mis en internat pour être sûr d’être dans un cadre stimulant pour travailler. C’est le cas du fumeur invétéré qui annonce sa décision à son entourage, sachant qu’un engagement public va peser sur lui dans ses moments de faiblesse (ce qui le conduit parfois à aller se cacher dans les toilettes pour aller fumer comme lorsqu’il était adolescent). C’est encore le cas du joueur compulsif qui demande à être inscrit sur la liste des personnes interdites d’entrer au casino.
Et toujours Sisyphe …
Le recours aux aides extérieures relève de ce que le psychologue canadien Yves Saint-Arnaud appelle le « changement assisté ». Sachant que notre environnement immédiat influe sur nos conduites dans un sens ou dans un autre, il est souvent nécessaire de contrebalancer les influences subies par celles choisies. Cette aide extérieure peut être procurée par des groupes de rencontre comme les Alcooliques anonymes, ou par le coaching qui s’est généralisé dans le sport, le travail et désormais les études.
Modèles identificatoires, programmes personnels, autostimulations, il existe tout un arsenal de méthodes plus ou moins efficaces pour tenter de changer .
Mais quoi qu’il en soit des résolutions, trucs, combines et astuces, le chemin du changement est toujours semé d’embûches. Du régime amaigrissant aux grands projets de vie, le changement personnel est un travail de Sisyphe, toujours recommencé. Un changement toujours accompagné d’espoir, de désappointement, de dénigrement, de culpabilité, invariablement suivi d’ambitions et d’espérances nouvelles. Au final, le cycle des tentatives avortées, des échecs, des relances et des petits succès fait partie du changement lui-même.
Comme pour les utopies, la radicale métamorphose de soi est une illusion. Sauf peut-être pour des cas extrêmes. Mais, de même que les utopies participent au changement social, l’illusion de la métamorphose contribue tout de même à nous changer.
Pour l’immense majorité d’entre nous, le changement est un combat permanent. Une guerre contre soi-même qui connaît des succès et des échecs, des moments de conflits intenses et de paix relative. Au final, c’est peut-être la seule chose qui ne change pas en nous : notre désir de changer.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Le rôle des émotions
(Auteur : Jean-Luc Emery)
Changer nécessite souvent de se débarrasser de ses automatismes. Mais pour cela, il faut prendre en compte ses émotions : celles cachées dans les automatismes, mais aussi celles qu'éveillent les nouveaux comportements.
sabelle est une assistante dévouée et performante, elle remplit parfaitement les missions qui lui sont confiées. Son directeur lui reproche depuis plusieurs mois son manque de disponibilité et son ton sec quand elle prend des clients au téléphone. Malgré ses qualités, sa bonne volonté et l'insistance de son directeur pour qu'elle améliore sa qualité d'écoute, Isabelle ne change pas. A sa demande, elle vient de suivre une formation spécifique à l'accueil téléphonique. Il faut bien admettre que les résultats ne sont pas probants.
Pour analyser ses difficultés à faire évoluer son comportement, Isabelle doit essayer de décrire ce qu'elle ressent quand elle a un client en ligne. Elle décrit un état de tension et surtout un sentiment diffus de culpabilité. En amont de cette émotion pénible, la représentation d'Isabelle est la suivante : «Quand je réponds au téléphone, je ne fais pas mon travail, j'ai l'impression de perdre mon temps.» Dans ces conditions, il est facile de comprendre que ses tentatives de changement sont parasitées par l'émotion.
L'histoire d'Isabelle illustre différents aspects du changement : tout d'abord, la persistance d'un comportement malgré des efforts sincères de changement. La résistance au changement ne traduit ni un manque de motivation, ni de la mauvaise foi. Isabelle ressent une émotion négative, qui ne fait qu'augmenter au fur et à mesure qu'elle essaye d'investir plus de temps dans son contact avec le client : plus elle est attentive aux clients, plus son impression de perdre son temps augmente.
Cette histoire révèle aussi un principe essentiel : le changement se perçoit dans la modification du comportement de quelqu'un. On peut donc le ramener à l'apprentissage de nouveaux comportements. Mais si l'apprentissage élémentaire consiste en une simple modification du comportement, les apprentissages les plus décisifs reposent le plus souvent sur une modification des connaissances et des représentations.
La plupart du temps, l'homme s'adapte spontanément, sans grandes émotions. L'homme reste le système le plus sophistiqué pour s'adapter au changement. Dans certains cas plus rares, le changement dépasse la simple adaptation ; il sollicite les capacités de réflexion et déclenche des réactions émotionnelles conséquentes.
Différents niveaux de changement
Les différentes théories du fonctionnement psychologique rendent compte des conditions d'apparition des comportements. Si chaque modèle apporte des éléments intéressants pour analyser le changement personnel, on peut, pour simplifier l'analyse, distinguer deux types de fonctionnement psychologique: les processus automatiques et les processus contrôlés. Un comportement automatique classique est celui que l'on a développé dans la conduite automobile. L'automatisme est même parfois tel qu'il n'est pas rare de faire une erreur de trajet en se rendant machinalement à son domicile plutôt qu'au lieu du rendez-vous. A l'opposé, un exemple de processus contrôlé est celui nécessaire pour rédiger un texte ou mener une négociation. Il faut à ce moment mobiliser toutes ses capacités d'attention et de concentration.
Bien que ces exemples illustrent cette dichotomie, les choses sont rarement aussi tranchées. Le plus souvent, nous combinons des proportions variables de processus automatiques et de processus contrôlés. Selon le type de processus sur lequel nous agissons, le degré de changement atteint n'est pas le même. Pour Gregory Bateson, il existe deux niveaux de changement. Le changement 1 est le changement qui s'opère dans un système sans modifier ce système. Le changement 2, par opposition au changement 1, introduit une transformation du système auquel il s'applique. Il implique une modification des connaissances et des représentations.
Prenons l'exemple des changements dans les moyens de communication. Personne n'a éprouvé de grandes difficultés ou résistances lorsqu'il a fallu ajouter deux nouveaux chiffres aux numéros de téléphone, car cela ne modifiait pas la façon de communiquer. Par contre, adopter un nouveau moyen de communication, comme le téléphone mobile ou le courrier électronique, est un changement plus fondamental : pour utiliser Internet, il faut apprendre à se servir d'un ordinateur. Mais il faut aussi changer sa conception de la correspondance écrite : la réponse est potentiellement immédiate. Il devient donc essentiel de réagir très rapidement, au risque d'être mal perçu par l'interlocuteur. Problème que ne posait pas le courrier postal.
Pour opérer de véritables changements, il faut donc adopter des changements 2. Ils correspondent aux apprentissages par des processus contrôlés. Le rôle et la nature des émotions sont différents pour chacune de ces modifications. Dans un contexte de changement où les enjeux sont clairs, les raisons justifiées et la motivation suffisante, quelles sont les difficultés à abandonner les processus automatiques pour adopter des processus contrôlés ?
Au coeur du changement, les émotions
Abandonner les automatismes pour changer nécessite souvent une phase de désapprentissage pendant laquelle les per- formances baissent et les frustrations s'accumulent. En effet, les automatismes (voir encadré page 16) donnent une grande impression de maîtrise et de contrôle, y compris l'idée que nous maîtrisons tout ce qui nous entoure. Pour évoluer, nous devons sortir de ces processus automatiques et apprendre à les repérer. Mais le propre des phénomènes automatiques est justement que nous n'en avons qu'une perception très atténuée tant que tout se passe bien. Ils nous font croire qu'un comportement est toujours déclenché par une situation. Ils ne prennent pas en compte un élément décisif du déclenchement des comportements : l'émotion.
Pour lever les blocages d'origine psychologique, pour sortir des comportements automatiques, le repérage et la prise en compte des émotions est le point de départ incontournable. L'émotion infiltre l'ensemble de nos comportements et tout changement, même s'il est considéré comme positif par l'individu, possède un coût sur le plan émotionnel. Il peut déclencher une résistance au changement plus ou moins importante. Cette difficulté ne doit pas être négligée, elle prend ses racines dans la complexité des processus qui déterminent les comportements de l'homme. En amont du savoir, du pouvoir, du vouloir se situent les émotions. Une bonne lecture des émotions et un bon contrôle émotionnel se présentent donc comme une condition impérative pour favoriser les processus de changement.
La nécessité de l'erreur pour apprendre et les efforts pour réduire la marge d'erreur semblent tellement logiques qu'ils sont facilement adoptés et défendus par tous. Mais qui parle facilement ou fréquemment de ses erreurs ?
Si ce type d'apprentissage est fréquent chez l'enfant, c'est bien parce que l'enfant n'a pas peur de faire des erreurs. Chez l'adulte, la détection de l'erreur et sa médiatisation s'accompagnent d'émotions pénibles. De plus, pour bénéficier de ses erreurs, il faut accepter d'apprendre et pour apprendre, il faut accepter de désapprendre. Il faut pouvoir temporairement régresser, ce qui n'est pas facile sur le plan émotionnel : la valeur personnelle est remise en cause et l'image de soi peut être ternie.
La priorité donnée à une image positive de soi ne facilite pas l'apprentissage par essais et erreurs. En effet, pour conserver une bonne image de soi, il faut faire l'expérience fréquente du contrôle. Il faut des résultats qui correspondent aux attentes, il faut ressentir de l'efficacité et du plaisir. Toute anticipation contraire à ces attentes déclenchera une émotion négative et une tentative d'évitement pour réduire ou éviter l'émotion désagréable.
Garder le contrôle
Or, toute situation d'apprentissage, de découverte amène une perte de maîtrise sans garantie de réussite immédiate. Nous connaissons tous l'inconfort du débutant. Le premier réflexe pour limiter la charge émotionnelle est de s'accrocher au présent immédiat et d'utiliser les attitudes comportementales que l'on maîtrise le mieux et le plus facilement.
Dans le contrôle des émotions, la priorité est toujours donnée au contrôle des émotions à court terme, comme le montre l'exemple de Michel. Michel est en vacances de sports d'hiver avec ses amis. Ce matin, il s'est laissé entraîné au sommet de la station. Skieur débutant, il n'est pas à son aise sur la piste noire. Le chasse-neige, ce n'est pas l'idéal. Son ami Bertrand lui conseille de tourner sur les bosses en dérapant les skis parallèles comme il le faisait hier sur les pistes bleues. Mais Michel s'accroche à la technique qu'il contrôle le mieux. Pour l'instant, pas question de prendre le risque de tomber dans cette pente raide. Michel adopte le comportement qui est le plus rassurant dans l'immédiat, même s'il sait que ce n'est pas la bonne méthode pour progresser.
Un obstacle à la progression des apprentissages
Ce souci d'un contrôle des émotions à court terme est un obstacle fréquent à la progression des apprentissages et au changement. C'est pourquoi il est important de connaître le niveau émotionnel à ne pas dépasser pour favoriser l'apprentissage d'un nouveau comportement. Bien sûr, il n'existe pas d'appareil de mesure pour évaluer le niveau émotionnel. Mais, comme dans les thérapies comportementales et cognitives, on peut apprendre à évaluer subjectivement son anxiété. Cela évite de s'exposer à des situations trop anxiogènes, incompatibles avec un changement de comportement. Il faut alors définir des changements intermédiaires, de moindre importance, dont la réussite rapide et l'efficacité perçue déclenchent des émotions positives. Celles-ci deviennent alors de précieux renforcements pour poursuivre le changement.
La modulation du niveau émotionnel et/ ou la progressivité de l'apprentissage ne sont pas toujours possibles. Cette impossibilité induit en partie la résistance au changement, bien connue des psychothérapeu-tes mais aussi des formateurs et des enseignants. Elle se traduit par la difficulté à changer de comportements dans la durée.
Dans le contexte de la formation, de l'enseignement ou de la psychothérapie, le changement de comportement est bien maîtrisé. Ainsi l'histoire de Pierre. Il y a deux jours, Pierre a suivi une formation à la prise de parole en public. Il a appris à parler plus lentement et plus fort en regardant ses interlocuteurs dans les yeux, à synthétiser ses idées et à employer des mots qui donnent du poids à ses propos. Son expression orale a beaucoup progressé. Pierre était très content du résultat quand il s'est observé sur l'enregistrement vidéo. Mais dans le contexte réel, où l'implication est plus forte et le niveau émotionnel plus élevé, le nouveau comportement s'efface automatiquement au profit du comportement antérieur. Pierre se sent incapable de prendre efficacement la parole dans la réunion de service. Il se sent envahi par l'angoisse à l'idée de bredouiller devant ses collègues. Depuis dix minutes, Pierre sent plusieurs regards posés sur lui. Une bouffée de chaleur commence à l'envahir, ses jambes deviennent toutes molles. Il a peur de faire un malaise devant tout le monde. Il respire à fond, mais rien n'y fait. Sa tête se vide, devient toute cotonneuse.
Dans ces cas, l'émotion est très inconfortable, elle donne l'impression qu'il est impossible de contrôler la situation. Elle induit un comportement irrationnel par rapport à la situation, mais rationnel par rapport à l'anxiété (baisse rapide de l'anxiété). Alors, comme d'habitude, Pierre évite d'attirer l'attention sur lui. Il fuit le regard de ses collègues. Il ne pose aucune question et accepte sans négocier les tâches qui lui sont confiées. Sans travail efficace sur la dimension émotionnelle, Pierre ne pourra pas progresser dans sa communication en groupe. Chaque fois qu'il sera envahi par l'angoisse, il continuera d'éviter d'attirer l'attention sur lui. Il agira d'abord pour limiter son niveau d'anxiété.
Gérer la composante humaine du changement, c'est accepter sa dimension émotionnelle. Il s'agit d'abord de bien identifier les émotions suscitées par un processus de changement. Les émotions doivent être nommées. A partir d'elles, il faut mettre en évidence les représentations qui les sous-tendent. Gérer l'émotion, c'est d'abord évaluer les représentations et leurs conséquences (aller au bout des représentations), puis modifier les représentations pour qu'elles soient plus conformes à la réalité. La place de l'émotion est donc centrale dans le processus de changement. Mais elle entretient avec lui un lien paradoxal. En l'absence d'émotion, il n'y a pas de changement. Mais, en raison de l'émotion, on résiste au changement. Pour provoquer le changement, on peut soit augmenter la composante motivante de l'émotion, comme le plaisir d'être performant, ou la peur d'être mal vu, ou l'irritation face à des échecs répétés. On peut aussi atténuer les aspects inhibants de l'émotion, par exemple la peur de l'échec ou la culpabilité de l'inexpérience.
(Auteur : Jean-Luc Emery)
Changer nécessite souvent de se débarrasser de ses automatismes. Mais pour cela, il faut prendre en compte ses émotions : celles cachées dans les automatismes, mais aussi celles qu'éveillent les nouveaux comportements.
sabelle est une assistante dévouée et performante, elle remplit parfaitement les missions qui lui sont confiées. Son directeur lui reproche depuis plusieurs mois son manque de disponibilité et son ton sec quand elle prend des clients au téléphone. Malgré ses qualités, sa bonne volonté et l'insistance de son directeur pour qu'elle améliore sa qualité d'écoute, Isabelle ne change pas. A sa demande, elle vient de suivre une formation spécifique à l'accueil téléphonique. Il faut bien admettre que les résultats ne sont pas probants.
Pour analyser ses difficultés à faire évoluer son comportement, Isabelle doit essayer de décrire ce qu'elle ressent quand elle a un client en ligne. Elle décrit un état de tension et surtout un sentiment diffus de culpabilité. En amont de cette émotion pénible, la représentation d'Isabelle est la suivante : «Quand je réponds au téléphone, je ne fais pas mon travail, j'ai l'impression de perdre mon temps.» Dans ces conditions, il est facile de comprendre que ses tentatives de changement sont parasitées par l'émotion.
L'histoire d'Isabelle illustre différents aspects du changement : tout d'abord, la persistance d'un comportement malgré des efforts sincères de changement. La résistance au changement ne traduit ni un manque de motivation, ni de la mauvaise foi. Isabelle ressent une émotion négative, qui ne fait qu'augmenter au fur et à mesure qu'elle essaye d'investir plus de temps dans son contact avec le client : plus elle est attentive aux clients, plus son impression de perdre son temps augmente.
Cette histoire révèle aussi un principe essentiel : le changement se perçoit dans la modification du comportement de quelqu'un. On peut donc le ramener à l'apprentissage de nouveaux comportements. Mais si l'apprentissage élémentaire consiste en une simple modification du comportement, les apprentissages les plus décisifs reposent le plus souvent sur une modification des connaissances et des représentations.
La plupart du temps, l'homme s'adapte spontanément, sans grandes émotions. L'homme reste le système le plus sophistiqué pour s'adapter au changement. Dans certains cas plus rares, le changement dépasse la simple adaptation ; il sollicite les capacités de réflexion et déclenche des réactions émotionnelles conséquentes.
Différents niveaux de changement
Les différentes théories du fonctionnement psychologique rendent compte des conditions d'apparition des comportements. Si chaque modèle apporte des éléments intéressants pour analyser le changement personnel, on peut, pour simplifier l'analyse, distinguer deux types de fonctionnement psychologique: les processus automatiques et les processus contrôlés. Un comportement automatique classique est celui que l'on a développé dans la conduite automobile. L'automatisme est même parfois tel qu'il n'est pas rare de faire une erreur de trajet en se rendant machinalement à son domicile plutôt qu'au lieu du rendez-vous. A l'opposé, un exemple de processus contrôlé est celui nécessaire pour rédiger un texte ou mener une négociation. Il faut à ce moment mobiliser toutes ses capacités d'attention et de concentration.
Bien que ces exemples illustrent cette dichotomie, les choses sont rarement aussi tranchées. Le plus souvent, nous combinons des proportions variables de processus automatiques et de processus contrôlés. Selon le type de processus sur lequel nous agissons, le degré de changement atteint n'est pas le même. Pour Gregory Bateson, il existe deux niveaux de changement. Le changement 1 est le changement qui s'opère dans un système sans modifier ce système. Le changement 2, par opposition au changement 1, introduit une transformation du système auquel il s'applique. Il implique une modification des connaissances et des représentations.
Prenons l'exemple des changements dans les moyens de communication. Personne n'a éprouvé de grandes difficultés ou résistances lorsqu'il a fallu ajouter deux nouveaux chiffres aux numéros de téléphone, car cela ne modifiait pas la façon de communiquer. Par contre, adopter un nouveau moyen de communication, comme le téléphone mobile ou le courrier électronique, est un changement plus fondamental : pour utiliser Internet, il faut apprendre à se servir d'un ordinateur. Mais il faut aussi changer sa conception de la correspondance écrite : la réponse est potentiellement immédiate. Il devient donc essentiel de réagir très rapidement, au risque d'être mal perçu par l'interlocuteur. Problème que ne posait pas le courrier postal.
Pour opérer de véritables changements, il faut donc adopter des changements 2. Ils correspondent aux apprentissages par des processus contrôlés. Le rôle et la nature des émotions sont différents pour chacune de ces modifications. Dans un contexte de changement où les enjeux sont clairs, les raisons justifiées et la motivation suffisante, quelles sont les difficultés à abandonner les processus automatiques pour adopter des processus contrôlés ?
Au coeur du changement, les émotions
Abandonner les automatismes pour changer nécessite souvent une phase de désapprentissage pendant laquelle les per- formances baissent et les frustrations s'accumulent. En effet, les automatismes (voir encadré page 16) donnent une grande impression de maîtrise et de contrôle, y compris l'idée que nous maîtrisons tout ce qui nous entoure. Pour évoluer, nous devons sortir de ces processus automatiques et apprendre à les repérer. Mais le propre des phénomènes automatiques est justement que nous n'en avons qu'une perception très atténuée tant que tout se passe bien. Ils nous font croire qu'un comportement est toujours déclenché par une situation. Ils ne prennent pas en compte un élément décisif du déclenchement des comportements : l'émotion.
Pour lever les blocages d'origine psychologique, pour sortir des comportements automatiques, le repérage et la prise en compte des émotions est le point de départ incontournable. L'émotion infiltre l'ensemble de nos comportements et tout changement, même s'il est considéré comme positif par l'individu, possède un coût sur le plan émotionnel. Il peut déclencher une résistance au changement plus ou moins importante. Cette difficulté ne doit pas être négligée, elle prend ses racines dans la complexité des processus qui déterminent les comportements de l'homme. En amont du savoir, du pouvoir, du vouloir se situent les émotions. Une bonne lecture des émotions et un bon contrôle émotionnel se présentent donc comme une condition impérative pour favoriser les processus de changement.
La nécessité de l'erreur pour apprendre et les efforts pour réduire la marge d'erreur semblent tellement logiques qu'ils sont facilement adoptés et défendus par tous. Mais qui parle facilement ou fréquemment de ses erreurs ?
Si ce type d'apprentissage est fréquent chez l'enfant, c'est bien parce que l'enfant n'a pas peur de faire des erreurs. Chez l'adulte, la détection de l'erreur et sa médiatisation s'accompagnent d'émotions pénibles. De plus, pour bénéficier de ses erreurs, il faut accepter d'apprendre et pour apprendre, il faut accepter de désapprendre. Il faut pouvoir temporairement régresser, ce qui n'est pas facile sur le plan émotionnel : la valeur personnelle est remise en cause et l'image de soi peut être ternie.
La priorité donnée à une image positive de soi ne facilite pas l'apprentissage par essais et erreurs. En effet, pour conserver une bonne image de soi, il faut faire l'expérience fréquente du contrôle. Il faut des résultats qui correspondent aux attentes, il faut ressentir de l'efficacité et du plaisir. Toute anticipation contraire à ces attentes déclenchera une émotion négative et une tentative d'évitement pour réduire ou éviter l'émotion désagréable.
Garder le contrôle
Or, toute situation d'apprentissage, de découverte amène une perte de maîtrise sans garantie de réussite immédiate. Nous connaissons tous l'inconfort du débutant. Le premier réflexe pour limiter la charge émotionnelle est de s'accrocher au présent immédiat et d'utiliser les attitudes comportementales que l'on maîtrise le mieux et le plus facilement.
Dans le contrôle des émotions, la priorité est toujours donnée au contrôle des émotions à court terme, comme le montre l'exemple de Michel. Michel est en vacances de sports d'hiver avec ses amis. Ce matin, il s'est laissé entraîné au sommet de la station. Skieur débutant, il n'est pas à son aise sur la piste noire. Le chasse-neige, ce n'est pas l'idéal. Son ami Bertrand lui conseille de tourner sur les bosses en dérapant les skis parallèles comme il le faisait hier sur les pistes bleues. Mais Michel s'accroche à la technique qu'il contrôle le mieux. Pour l'instant, pas question de prendre le risque de tomber dans cette pente raide. Michel adopte le comportement qui est le plus rassurant dans l'immédiat, même s'il sait que ce n'est pas la bonne méthode pour progresser.
Un obstacle à la progression des apprentissages
Ce souci d'un contrôle des émotions à court terme est un obstacle fréquent à la progression des apprentissages et au changement. C'est pourquoi il est important de connaître le niveau émotionnel à ne pas dépasser pour favoriser l'apprentissage d'un nouveau comportement. Bien sûr, il n'existe pas d'appareil de mesure pour évaluer le niveau émotionnel. Mais, comme dans les thérapies comportementales et cognitives, on peut apprendre à évaluer subjectivement son anxiété. Cela évite de s'exposer à des situations trop anxiogènes, incompatibles avec un changement de comportement. Il faut alors définir des changements intermédiaires, de moindre importance, dont la réussite rapide et l'efficacité perçue déclenchent des émotions positives. Celles-ci deviennent alors de précieux renforcements pour poursuivre le changement.
La modulation du niveau émotionnel et/ ou la progressivité de l'apprentissage ne sont pas toujours possibles. Cette impossibilité induit en partie la résistance au changement, bien connue des psychothérapeu-tes mais aussi des formateurs et des enseignants. Elle se traduit par la difficulté à changer de comportements dans la durée.
Dans le contexte de la formation, de l'enseignement ou de la psychothérapie, le changement de comportement est bien maîtrisé. Ainsi l'histoire de Pierre. Il y a deux jours, Pierre a suivi une formation à la prise de parole en public. Il a appris à parler plus lentement et plus fort en regardant ses interlocuteurs dans les yeux, à synthétiser ses idées et à employer des mots qui donnent du poids à ses propos. Son expression orale a beaucoup progressé. Pierre était très content du résultat quand il s'est observé sur l'enregistrement vidéo. Mais dans le contexte réel, où l'implication est plus forte et le niveau émotionnel plus élevé, le nouveau comportement s'efface automatiquement au profit du comportement antérieur. Pierre se sent incapable de prendre efficacement la parole dans la réunion de service. Il se sent envahi par l'angoisse à l'idée de bredouiller devant ses collègues. Depuis dix minutes, Pierre sent plusieurs regards posés sur lui. Une bouffée de chaleur commence à l'envahir, ses jambes deviennent toutes molles. Il a peur de faire un malaise devant tout le monde. Il respire à fond, mais rien n'y fait. Sa tête se vide, devient toute cotonneuse.
Dans ces cas, l'émotion est très inconfortable, elle donne l'impression qu'il est impossible de contrôler la situation. Elle induit un comportement irrationnel par rapport à la situation, mais rationnel par rapport à l'anxiété (baisse rapide de l'anxiété). Alors, comme d'habitude, Pierre évite d'attirer l'attention sur lui. Il fuit le regard de ses collègues. Il ne pose aucune question et accepte sans négocier les tâches qui lui sont confiées. Sans travail efficace sur la dimension émotionnelle, Pierre ne pourra pas progresser dans sa communication en groupe. Chaque fois qu'il sera envahi par l'angoisse, il continuera d'éviter d'attirer l'attention sur lui. Il agira d'abord pour limiter son niveau d'anxiété.
Gérer la composante humaine du changement, c'est accepter sa dimension émotionnelle. Il s'agit d'abord de bien identifier les émotions suscitées par un processus de changement. Les émotions doivent être nommées. A partir d'elles, il faut mettre en évidence les représentations qui les sous-tendent. Gérer l'émotion, c'est d'abord évaluer les représentations et leurs conséquences (aller au bout des représentations), puis modifier les représentations pour qu'elles soient plus conformes à la réalité. La place de l'émotion est donc centrale dans le processus de changement. Mais elle entretient avec lui un lien paradoxal. En l'absence d'émotion, il n'y a pas de changement. Mais, en raison de l'émotion, on résiste au changement. Pour provoquer le changement, on peut soit augmenter la composante motivante de l'émotion, comme le plaisir d'être performant, ou la peur d'être mal vu, ou l'irritation face à des échecs répétés. On peut aussi atténuer les aspects inhibants de l'émotion, par exemple la peur de l'échec ou la culpabilité de l'inexpérience.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Pourquoi est-il si difficile de changer ?
(Auteur : Jean Cottraux)
Parfois nous connaissons ce qui nous rend malheureux et ne faisons pas ce qui pourrait changer. Pourquoi reproduire sciemment les mêmes erreurs ? Comment en finir avec ce scénario répétitif ?
Pourquoi ne changeons-nous pas, alors que nous sommes conscients des problèmes qui proviennent de la répétition des mêmes comportements ? À force d’écouter des histoires de vie dramatiques, j’ai été amené à m’intéresser à leurs trames et à mettre en relation ces récits avec les scénarios de films représentant des métaphores, ce qui facilite le dialogue en thérapie cognitive. J’en ai tiré un livre, La Répétition des scénarios de vie, qui a mis l’accent sur un problème partagé par beaucoup : la répétition et le désir de changement.
Un scénario de vie est une situation piège dans laquelle un sujet se débat, sans succès, et qui se répète en de nombreuses occasions tout au long de la vie. La personne fait sans cesse la même chose, en espérant que les résultats vont être différents. Elle est entraînée dans la spirale descendante de l’insuccès, sans trouver la voie du changement. Ainsi, les femmes qui épousent et ré-épousent des hommes alcooliques aussi violents que leur père intempérant. Il n’est pas rare, aussi, de rencontrer un homme soumis aux ambitions familiales, qui, après une réussite sociale importante, fait une dépression avec un profond sentiment d’échec et d’imposture.
Un rôle distribué une fois pour toutes
Figée dans son personnage, la personne scénarisée va maintenir des relations stéréotypées et insatisfaisantes avec les autres. Surtout si ce rôle a une fonction dans un groupe, ou dans un couple qui met en scène un jeu sans fin. Ainsi la victime du devoir, la femme parfaite, le bouc émissaire, le loser, le battant, le macho, la victime, le violent, le séducteur, le séduit ou la séduite et abandonné(e)…
Des intrigues immémoriales
Les exemples, tous les jours, sont devant nos yeux, mais la littérature, l’opéra et le cinéma nous ont légué ces types psychologiques dans des récits répétitifs dont les similitudes sont masquées par le talent des artistes. Le Don Juan de Mozart, avec ses mille et trois conquêtes, représente l’image la plus visible de la répétition masculine. La Madame Bovary de Gustave Flaubert avec ses rêves inaboutis a eu une longue postérité dans les mélos des années 1950 : en particulier Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955), pastiché récemment, avec talent, par Todd Haynes dans Loin du paradis (2003). Elle est aussi l’ancêtre des Desperate Housewives. Friedrich Nietzsche avait très bien compris sa position centrale dans l’imaginaire collectif, lorsqu’il déclara : « Toutes les héroïnes de Wagner ressemblent à s’y méprendre à Madame Bovary ».
Un jour, le dramaturge italien Carlo Gozzi dit à Johann W. Goethe qu’il n’y avait que trente-six situations dramatiques : ce dernier s’en souviendra, longtemps après, dans ses conversations avec Johann P. Eckermann. Il ajoutera que Friedrich Schiller en avait trouvé moins. Un auteur français, Georges Polti, dans un livre paru en 1924, Les Trente-Six Situations dramatiques, a proposé une typologie de ces situations avec de nombreuses références à la littérature. Ce constat peut s’appliquer au cinéma, comme chacun pourra le voir en étudiant attentivement ses films favoris : la plupart des bons films sont des remakes de scénarios immémoriaux. Ainsi le film culte sur les gangs des rues de New York, Les Guerriers de la nuit (Walter Hill, 1979) n’est que le remake de l’Anabase de Xénophon (environ 401 av. j.-c.).
Au final, les scénarios se ramènent à ceci : la tragédie, qui se termine par un dernier acte sanglant, et la comédie, qui relate une crise dont le dénouement permet à la vie de repartir sur un autre pied. Mais comment expliquer le développement et le maintien des scénarios de vie ? Et, surtout, comment passer de la tragédie à la comédie ?
Psychologie des scénarios de vie
Trois concepts peuvent être dégagés de l’écoute des patients.
• Les intrigues des scénarios de vie portent la marque d’un type de personnalité : ce qui explique que le nombre des scénarios de films ou de romans possibles demeure limité, tout comme l’est le nombre des types de personnalité et l’interaction de ces personnalités entre elles.
• Chaque type de personnalité exprime des schémas profonds qui résultent à la fois du tempérament biologique, inné, des événements de la vie et de l’environnement familial et social.
• La répétition automatique du scénario, autrement dit « la machine infernale », nous amène à aborder le problème de l’inconscient sous un angle nouveau.
Trois inconscients
Les modèles actuels, issus des sciences cognitives, décrivent l’inconscient comme un ensemble de processus de traitement de l’information qui se déroulent de manière automatique. J’ai proposé de distinguer trois formes d’inconscients. Ces trois inconscients, bien que reliés, ont une origine et des fonctions différentes.
• L’inconscient biologique
Il correspond à l’activité neuronale automatique et au fonctionnement neuroendocrinien. Il sous-tend les processus cognitifs conscients et les émotions. L’action sur ce type d’inconscient peut être aussi bien pharmacologique que psychologique. Je ne développerai pas ce point ici, tout en soulignant que la psychobiologie de l’impulsivité représente une voie importante pour comprendre certains scénarios de vie : en particulier ceux liés aux addictions et à la répétition de la violence.
• L’inconscient environnemental
L’inconscient environnemental est fait de notre éducation, mais aussi des traumatismes graves qui peuvent imprimer leur marque sur la personnalité de chacun. Les mythes et la culture façonnent les individus à leur insu. À cette régulation automatique par l’environnement s’oppose la notion d’autocontrôle et d’autodétermination. Il ne suffit pas d’augmenter la prise de conscience de ses motivations internes pour obtenir un changement, il faut aussi que chaque personne prenne conscience de ce qui de l’extérieur, parfois, la contrôle totalement. La théorie de l’apprentissage social d’Albert Bandura propose de devenir l’ingénieur de son propre comportement. La majorité des psychothérapies a prôné l’insight, ou prise de conscience de ses propres motivations, tandis que la théorie de l’apprentissage social et les thérapies comportementales et cognitives (TCC) ont suggéré de développer l’outsight : la prise de conscience de l’action de l’environnement sur soi, et corrélativement de la possibilité qu’a la personne de le modifier. C’est à partir de ces travaux que s’est développée la thérapie motivationnelle (voir article).
• L’inconscient cognitif
Il correspond à l’ensemble de processus mentaux automatiques. Les modèles actuels accordent une place centrale à la notion de schéma cognitif. On définit le schéma comme une structure imprimée par l’expérience sur l’organisme, et qui va se combiner avec une situation ou une idée pour déterminer comment cette situation ou cette idée doit être perçue et/ou interprétée. Les schémas précoces inadaptés représentent des thèmes importants et envahissants pour l’individu. Ils sont constitués de souvenirs, d’émotions, de pensées et de sensations corporelles. Ils concernent la personne et ses relations avec les autres. Ils peuvent résulter d’expériences traumatiques, ou de carences affectives précoces répétées.
Ils se sont développés au cours de l’enfance ou de l’adolescence et complexifiés tout au long de la vie. Ils sont en relation avec cinq grands domaines de fonctionnement : séparation et rejet, manque d’autonomie et de performance, manque de limites, orientation vers les autres, survigilance et inhibition. Le schéma va se traduire par des stratégies individuelles d’adaptation et un style relationnel particulier. Ainsi le trouble de personnalité s’exprimera dans la répétition d’un scénario de vie. Par exemple, une personne qui se sent inférieure peut soit devenir égocentrique pour compenser (personnalité narcissique), soit se croire persécutée (personnalité paranoïaque), soit chercher la protection d’autrui (personnalité dépendante). Certaines personnes passent rapidement d’un mode de fonctionnement à un autre.
Souffrance, séparation : révision du scénario
Les schémas se maintiennent par l’évitement émotionnel et cognitif, mais aussi par la compensation, ou encore par la soumission aveugle à leur contenu. D’autres facteurs peuvent y contribuer : en particulier le renforcement par l’entourage. Par exemple, un homme peut se soumettre aux désirs d’une femme narcissique et adorée : celle-ci n’a donc aucune raison de changer son schéma. Des jeunes gens peuvent être subjugués au point d’imiter un modèle qui a la prestance enviée d’un trouble de personnalité antisociale réussissant dans le gangstérisme. Une femme dépendante peut subir les mauvais traitements d’un homme fantasque et imprévisible, en étant persuadée que c’est de sa faute : ce qui renforce l’homme dans ses comportements de prédateur. Dans ces trois cas, seules la souffrance ou la séparation amèneront à réviser le scénario.
Tous ces processus dysfonctionnels complexes de traitement de l’information émotionnelle commencent à être décryptés par la psychométrie et les neurosciences cognitives.
La thérapie cognitive aide les patients à modifier les interprétations dysfonctionnelles de la réalité, en séparant les faits de leurs interprétations. Elle utilise des méthodes aussi bien cognitives qu’émotionnelles, interpersonnelles ou comportementales pour augmenter les expériences positives. Utilisée avec succès dans la plupart des troubles psychopathologiques, elle s’est attachée ces dix dernières années au traitement des troubles de la personnalité. Plusieurs études contrôlées ont montré son efficacité dans ce cadre. Deux études récentes ont été effectuées pour le trouble borderline, marqué par l’impulsivité, l’instabilité émotionnelle, les fluctuations de l’identité, des épisodes dépressifs et des conflits avec les autres. Une étude contrôlée hollandaise, qui a utilisé la thérapie des schémas de Young, a montré, à trois ans de suivi, de meilleurs résultats que la thérapie psychanalytique. Une étude contrôlée qui associe les centres hospitaliers universitaires de Lyon et Marseille a montré quant à elle, sur deux ans de suivi, de meilleurs résultats avec la thérapie cognitive, qu’avec la thérapie centrée sur le client de Carl Rogers. Nous avions intégré dans la thérapie cognitive une conceptualisation et des techniques qui cherchaient directement à modifier les scénarios de vie. Il est donc possible d’aider le patient à mettre des mots sur l’expérience émotionnelle du schéma et à résoudre autrement les problèmes relationnels, afin de mener une vie digne d’être vécue.
(Auteur : Jean Cottraux)
Parfois nous connaissons ce qui nous rend malheureux et ne faisons pas ce qui pourrait changer. Pourquoi reproduire sciemment les mêmes erreurs ? Comment en finir avec ce scénario répétitif ?
Pourquoi ne changeons-nous pas, alors que nous sommes conscients des problèmes qui proviennent de la répétition des mêmes comportements ? À force d’écouter des histoires de vie dramatiques, j’ai été amené à m’intéresser à leurs trames et à mettre en relation ces récits avec les scénarios de films représentant des métaphores, ce qui facilite le dialogue en thérapie cognitive. J’en ai tiré un livre, La Répétition des scénarios de vie, qui a mis l’accent sur un problème partagé par beaucoup : la répétition et le désir de changement.
Un scénario de vie est une situation piège dans laquelle un sujet se débat, sans succès, et qui se répète en de nombreuses occasions tout au long de la vie. La personne fait sans cesse la même chose, en espérant que les résultats vont être différents. Elle est entraînée dans la spirale descendante de l’insuccès, sans trouver la voie du changement. Ainsi, les femmes qui épousent et ré-épousent des hommes alcooliques aussi violents que leur père intempérant. Il n’est pas rare, aussi, de rencontrer un homme soumis aux ambitions familiales, qui, après une réussite sociale importante, fait une dépression avec un profond sentiment d’échec et d’imposture.
Un rôle distribué une fois pour toutes
Figée dans son personnage, la personne scénarisée va maintenir des relations stéréotypées et insatisfaisantes avec les autres. Surtout si ce rôle a une fonction dans un groupe, ou dans un couple qui met en scène un jeu sans fin. Ainsi la victime du devoir, la femme parfaite, le bouc émissaire, le loser, le battant, le macho, la victime, le violent, le séducteur, le séduit ou la séduite et abandonné(e)…
Des intrigues immémoriales
Les exemples, tous les jours, sont devant nos yeux, mais la littérature, l’opéra et le cinéma nous ont légué ces types psychologiques dans des récits répétitifs dont les similitudes sont masquées par le talent des artistes. Le Don Juan de Mozart, avec ses mille et trois conquêtes, représente l’image la plus visible de la répétition masculine. La Madame Bovary de Gustave Flaubert avec ses rêves inaboutis a eu une longue postérité dans les mélos des années 1950 : en particulier Tout ce que le ciel permet de Douglas Sirk (1955), pastiché récemment, avec talent, par Todd Haynes dans Loin du paradis (2003). Elle est aussi l’ancêtre des Desperate Housewives. Friedrich Nietzsche avait très bien compris sa position centrale dans l’imaginaire collectif, lorsqu’il déclara : « Toutes les héroïnes de Wagner ressemblent à s’y méprendre à Madame Bovary ».
Un jour, le dramaturge italien Carlo Gozzi dit à Johann W. Goethe qu’il n’y avait que trente-six situations dramatiques : ce dernier s’en souviendra, longtemps après, dans ses conversations avec Johann P. Eckermann. Il ajoutera que Friedrich Schiller en avait trouvé moins. Un auteur français, Georges Polti, dans un livre paru en 1924, Les Trente-Six Situations dramatiques, a proposé une typologie de ces situations avec de nombreuses références à la littérature. Ce constat peut s’appliquer au cinéma, comme chacun pourra le voir en étudiant attentivement ses films favoris : la plupart des bons films sont des remakes de scénarios immémoriaux. Ainsi le film culte sur les gangs des rues de New York, Les Guerriers de la nuit (Walter Hill, 1979) n’est que le remake de l’Anabase de Xénophon (environ 401 av. j.-c.).
Au final, les scénarios se ramènent à ceci : la tragédie, qui se termine par un dernier acte sanglant, et la comédie, qui relate une crise dont le dénouement permet à la vie de repartir sur un autre pied. Mais comment expliquer le développement et le maintien des scénarios de vie ? Et, surtout, comment passer de la tragédie à la comédie ?
Psychologie des scénarios de vie
Trois concepts peuvent être dégagés de l’écoute des patients.
• Les intrigues des scénarios de vie portent la marque d’un type de personnalité : ce qui explique que le nombre des scénarios de films ou de romans possibles demeure limité, tout comme l’est le nombre des types de personnalité et l’interaction de ces personnalités entre elles.
• Chaque type de personnalité exprime des schémas profonds qui résultent à la fois du tempérament biologique, inné, des événements de la vie et de l’environnement familial et social.
• La répétition automatique du scénario, autrement dit « la machine infernale », nous amène à aborder le problème de l’inconscient sous un angle nouveau.
Trois inconscients
Les modèles actuels, issus des sciences cognitives, décrivent l’inconscient comme un ensemble de processus de traitement de l’information qui se déroulent de manière automatique. J’ai proposé de distinguer trois formes d’inconscients. Ces trois inconscients, bien que reliés, ont une origine et des fonctions différentes.
• L’inconscient biologique
Il correspond à l’activité neuronale automatique et au fonctionnement neuroendocrinien. Il sous-tend les processus cognitifs conscients et les émotions. L’action sur ce type d’inconscient peut être aussi bien pharmacologique que psychologique. Je ne développerai pas ce point ici, tout en soulignant que la psychobiologie de l’impulsivité représente une voie importante pour comprendre certains scénarios de vie : en particulier ceux liés aux addictions et à la répétition de la violence.
• L’inconscient environnemental
L’inconscient environnemental est fait de notre éducation, mais aussi des traumatismes graves qui peuvent imprimer leur marque sur la personnalité de chacun. Les mythes et la culture façonnent les individus à leur insu. À cette régulation automatique par l’environnement s’oppose la notion d’autocontrôle et d’autodétermination. Il ne suffit pas d’augmenter la prise de conscience de ses motivations internes pour obtenir un changement, il faut aussi que chaque personne prenne conscience de ce qui de l’extérieur, parfois, la contrôle totalement. La théorie de l’apprentissage social d’Albert Bandura propose de devenir l’ingénieur de son propre comportement. La majorité des psychothérapies a prôné l’insight, ou prise de conscience de ses propres motivations, tandis que la théorie de l’apprentissage social et les thérapies comportementales et cognitives (TCC) ont suggéré de développer l’outsight : la prise de conscience de l’action de l’environnement sur soi, et corrélativement de la possibilité qu’a la personne de le modifier. C’est à partir de ces travaux que s’est développée la thérapie motivationnelle (voir article).
• L’inconscient cognitif
Il correspond à l’ensemble de processus mentaux automatiques. Les modèles actuels accordent une place centrale à la notion de schéma cognitif. On définit le schéma comme une structure imprimée par l’expérience sur l’organisme, et qui va se combiner avec une situation ou une idée pour déterminer comment cette situation ou cette idée doit être perçue et/ou interprétée. Les schémas précoces inadaptés représentent des thèmes importants et envahissants pour l’individu. Ils sont constitués de souvenirs, d’émotions, de pensées et de sensations corporelles. Ils concernent la personne et ses relations avec les autres. Ils peuvent résulter d’expériences traumatiques, ou de carences affectives précoces répétées.
Ils se sont développés au cours de l’enfance ou de l’adolescence et complexifiés tout au long de la vie. Ils sont en relation avec cinq grands domaines de fonctionnement : séparation et rejet, manque d’autonomie et de performance, manque de limites, orientation vers les autres, survigilance et inhibition. Le schéma va se traduire par des stratégies individuelles d’adaptation et un style relationnel particulier. Ainsi le trouble de personnalité s’exprimera dans la répétition d’un scénario de vie. Par exemple, une personne qui se sent inférieure peut soit devenir égocentrique pour compenser (personnalité narcissique), soit se croire persécutée (personnalité paranoïaque), soit chercher la protection d’autrui (personnalité dépendante). Certaines personnes passent rapidement d’un mode de fonctionnement à un autre.
Souffrance, séparation : révision du scénario
Les schémas se maintiennent par l’évitement émotionnel et cognitif, mais aussi par la compensation, ou encore par la soumission aveugle à leur contenu. D’autres facteurs peuvent y contribuer : en particulier le renforcement par l’entourage. Par exemple, un homme peut se soumettre aux désirs d’une femme narcissique et adorée : celle-ci n’a donc aucune raison de changer son schéma. Des jeunes gens peuvent être subjugués au point d’imiter un modèle qui a la prestance enviée d’un trouble de personnalité antisociale réussissant dans le gangstérisme. Une femme dépendante peut subir les mauvais traitements d’un homme fantasque et imprévisible, en étant persuadée que c’est de sa faute : ce qui renforce l’homme dans ses comportements de prédateur. Dans ces trois cas, seules la souffrance ou la séparation amèneront à réviser le scénario.
Tous ces processus dysfonctionnels complexes de traitement de l’information émotionnelle commencent à être décryptés par la psychométrie et les neurosciences cognitives.
La thérapie cognitive aide les patients à modifier les interprétations dysfonctionnelles de la réalité, en séparant les faits de leurs interprétations. Elle utilise des méthodes aussi bien cognitives qu’émotionnelles, interpersonnelles ou comportementales pour augmenter les expériences positives. Utilisée avec succès dans la plupart des troubles psychopathologiques, elle s’est attachée ces dix dernières années au traitement des troubles de la personnalité. Plusieurs études contrôlées ont montré son efficacité dans ce cadre. Deux études récentes ont été effectuées pour le trouble borderline, marqué par l’impulsivité, l’instabilité émotionnelle, les fluctuations de l’identité, des épisodes dépressifs et des conflits avec les autres. Une étude contrôlée hollandaise, qui a utilisé la thérapie des schémas de Young, a montré, à trois ans de suivi, de meilleurs résultats que la thérapie psychanalytique. Une étude contrôlée qui associe les centres hospitaliers universitaires de Lyon et Marseille a montré quant à elle, sur deux ans de suivi, de meilleurs résultats avec la thérapie cognitive, qu’avec la thérapie centrée sur le client de Carl Rogers. Nous avions intégré dans la thérapie cognitive une conceptualisation et des techniques qui cherchaient directement à modifier les scénarios de vie. Il est donc possible d’aider le patient à mettre des mots sur l’expérience émotionnelle du schéma et à résoudre autrement les problèmes relationnels, afin de mener une vie digne d’être vécue.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Changer sa vie : une question sociologique
(Auteur : Marc-Henry Soulet)
Le changement de vie est rarement une brusque métamorphose faisant passer d’un état à un autre. En réalité, les méandres de la vie sont souvent incertains, mêlant rêves et contraintes, brusques bifurcations et transformations hésitantes. Un « agir faible » loin des modèles héroïque de la transformation de soi.
On a tous rêvé d’une autre vie. Non pas tant de devenir milliardaire ou rock star à qui millions et groupies sont promis. Mais plus fondamentalement d’une autre vie pour soi, à soi. Pouvoir battre à nouveau les cartes et refaire la donne. Faire machine arrière et éviter ce dans quoi l’on s’est enfermé. Avoir une deuxième chance, en quelque sorte. Recommencer sa vie tout bonnement. Mais si changer sa vie est un travail sur soi, c’est aussi un travail permis, soutenu, produit socialement. On ne change pas sa vie tout seul parce que, tout simplement, on ne change pas de vie comme cela. Les sociologues ont toujours rappelé qui la force des déterminismes sociaux (la socialisation primaire, l’habitus…), qui les coûts de la mobilité sociale (la névrose de classe, le poids du statut de transfuge…), qui la pesanteur des actions passées (les paris adjacents contraignant à poursuivre malgré soi dans la voie engagée).
Certains changements biographiques ne sont pas toujours aussi clairement construits socialement, ils divergent parfois profondément des chemins tracés au point d’apparaître comme imprévus, voire imprévisibles pour l’entourage. Ces changements se donnent alors à voir comme de véritables conversions supposant une rupture profonde (sociale, normative ou identitaire). C’est le cas de certaines conversions, religieuses par exemple.
Mais à s’arrêter aux formes extrêmes du changement, comme la conversion par exemple, on fait oublier que les ruptures les plus fréquentes – changements d’études, de profession, périodes de chômage, retraite – sont rarement des changements radicaux d’un monde vers un autre mais des changements qui oscillent entre continuité et transformation.
Un travail de négociation identitaire
Les récits sur les changements de vie – réinsertion (sortir de la rue, de la délinquance, de la drogue), ruptures (conjugales, immigration), reconversions professionnelles – sont souvent racontés sous forme d’une histoire en trois temps, A, B, C : A équivaut à un état antérieur (stable), B correspond au changement d’orientation (instable) et C qualifie le retour à un nouvel état d’équilibre. Cette trilogie explicative est cependant d’une efficacité bien faible et comporte des imperfections.
Même si l’idée de moment déclencheur comme rupture d’intelligibilité est intéressante, elle s’apparente par trop à une opportunité a posteriori dont on reconstruit l’importance. Dans cette perspective, la notion de bifurcation se présente comme un concept narratif produisant de la cohérence après coup. On a tort également de postuler la finalisation de C, d’imaginer un dessein clair de l’après. Changer de vie est souvent vu comme une affaire de claire décision et de volonté. En réalité, cette représentation en terme de fourche qui induit l’existence de deux voies, la voie toute tracée dans laquelle on est déjà engagé, et l’autre voie alternative et clairement présente à l’esprit, rabat la bifurcation sur un simple problème, classique, de décision. La troisième ne voit la bifurcation que réussie. C’est l’attestation sociale, après coup, qui fait la bifurcation. Outre le problème de l’ampleur et de la durée pour pouvoir déclarer la bifurcation, cette explication omet purement et simplement le travail sur soi de négociation identitaire, et ses atermoiements, qui sont justement au cœur de la question de faire de soi, et de sa vie, autre chose que ce dans quoi on (avec la contribution des autres et des structures sociales) s’est engagé. Car on doit considérer que la bifurcation, en tant que crise identitaire, suppose une transformation de soi, soit le passage d’une forme identitaire à une autre.
Mieux vaut, en fin de compte, centrer l’attention sur ce qui se passe en B dans la séquence A, B, C, à partir bien évidemment du moment où l’on renonce à n’y voir qu’un simple problème de décision. Le sociologue Anselme Strauss avait déjà souligné toute l’importance de l’idée de suspension de tous les engagements dans le processus de transformation identitaire, en prenant l’exemple de Georges Bernard Shaw qui, un beau jour, a mis un moratoire virtuel sur ses obligations courantes (abandonnant famille, et amis, démissionnant de sa profession, quittant son pays pour migrer en Angleterre) afin de prendre le temps de donner un sens nouveau à son identité.
Le moratoire des engagements est ainsi à considérer comme objet central pour l’analyse des bifurcations de vie, à condition de prendre le moment B comme une situation dotée de propriétés spécifiques influant sur la nature de l’agir produit. Si B équivaut à une latence, alors cela signifie que la situation est ouverte – parce qu’elle se caractérise par la coprésence de plusieurs plans de vie – et que nous sommes dans un contexte, au sens fort, « d’inquiétude ». Cette rupture des régularités, par essence problématique car elle rend opaques les règles, engendre deux conséquences majeures. D’une part, elle produit de l’imprévisibilité et de l’incertitude. La détermination par les règles s’estompant, il devient difficile de prévoir, et le résultat de son action et l’action en retour d’autrui. Mais aussi, il s’avère délicat d’imputer du crédit à d’autres acteurs de même que d’attribuer un sens indubitable à sa propre volonté d’agir. D’autre part, les ressources détenues jusqu’alors ne sont plus pertinentes à l’égard de la situation ; elles deviennent inadéquates par rapport à ce nouveau contexte. Une situation d’ouverture des possibles se marque par un déficit de ressources, rendant de ce fait l’action risquée quant à ses résultats. Plus exactement, le caractère problématique d’une telle situation invalide les ressources antérieures ou révèle une absence de ressources rendant difficile la possibilité d’agir. Il ne s’agit donc pas tant de pointer une faiblesse ou une absence de ressources au plan structurel que de souligner cette faiblesse ou cette absence à un moment donné, dans un contexte précis. C’est en cela que la bifurcation révèle une vulnérabilité situationnelle.
Une nécessaire période de latence
Se pose alors un problème d’action. Qu’est-ce qu’agir dans un tel contexte ? Probablement qu’agir en situation d’in-quiétude n’est pas orienté par les fins (agir stratégique), ni par les normes (agir conforme), mais par l’action : ainsi, il s’agit d’un agir que l’on peut qualifier de poïétique car créateur de possibilité d’une action, de sa finalisation comme de sa légitimation. Dans une telle configuration, la production de buts est simultanée à celle de ressources et se construit en cours d’action tout comme la fondation des formes et des principes de légitimité. Les acteurs dessinent des sentiers en cours de chemin et en élaborent le bien-fondé dans l’interaction continuelle sous la forme de validations mutuelles. Cette activité ne peut se faire que par un travail réflexif (avec soi), discursif (avec alter) et symbolique (avec le monde social). Elle suppose paradoxalement une démultiplication de la part de l’acteur parce qu’il est intégralement pris dans l’action en raison d’une contamination des différents plans de vie et d’un recouvrement des lignes biographiques par une seule. Quatre lignes de force viennent charpenter cette perspective :
• Changer sa vie, c’est d’abord un processus normatif, c’est-à-dire un travail réflexif du sujet devant légitimer par la parole la modification de son rapport à soi, aux autres, aux institutions, tout en s’assurant et assurant les autres de la permanence de soi qui, en quelque sorte, atteste du maintien de soi et donc de la reprise de soi.
• Changer sa vie, c’est en ce sens changer de regard sur sa vie, soit un processus de modification de soi donnant à voir la continuité dans la discontinuité par un double travail de reconnaissance : d’une part, une reconnaissance de la trajectoire antérieure comme partie de soi et, d’autre part, une reconnaissance de l’appartenance au monde commun. Le travail de mise en lien de ces deux expériences biographiques se construit pendant une période de latence ; la stagnation est donc une condition de la mise en mouvement de soi.
• Changer sa vie est alors à entendre comme un travail, et non comme une héroïcisation de l’acteur, comme un travail et non comme une affaire de décision rationnelle entre deux modes de vie. Il s’agit d’une relecture de l’expérience biographique, sans renoncement au passé, pour la rendre compatible avec une nouvelle image de soi. Il s’agit en d’autres termes d’une négociation informelle dans une situation ouverte avec plusieurs plans de vie possibles, d’où l’importance de la latence, donnant du temps, comme ferment de cette activité sur soi. Ce travail identitaire se caractérise par une triple dimension :
– pédagogique, conférant un statut d’apprenant tirant profit de ses expériences ;
– actionniste, conférant un statut d’acteur mobilisant son énergie pour ce travail sur soi ;
– symbolique, conférant un statut d’auteur produisant du sens sur soi et sur son rapport au monde.
• Changer sa vie revient ainsi à modifier un équilibre entre a) son statut d’acteur, b) ses ressources d’acteur, c) ses engagements d’action et d) ses collectifs d’action.
En ce sens, l’agir poïétique, au cœur des bifurcations, caractérise avant tout un agir individué, c’est-à-dire marqué par des formes d’action menées par un individu, dont le sens est donné par l’individu lui-même et dont l’objet est en même temps lui-même et le cadre d’action dans lequel il agit. Ce faible poids du groupe et des structures sociales, quoique quelque peu « asociologique » a priori, est ici intéressant dans la mesure où il rend justement compte de la procédure individualisée de production de cet agir et, consubstantiellement, de la fragilité de celle-ci même si, bien évidemment, il est hors de question d’imaginer une « socialisation individuelle ». Ce qui par contre est profondément individuel et original est ce « calcul symbolique » qui, par une reconceptualisation de l’expérience, conduit à une réorganisation des lignes biographiques des actants. Il conduit aussi à l’élaboration d’une image-action qui, à la différence de l’habitus constitué sur une base collective, ce qui en fait un quasi-invariant pour l’individu, évolue et se transforme car elle ne postule aucun autre médiateur que l’acteur lui-même entre la signification et la pratique.
La métaphore du voyage
Mais, s’il est individué, l’agir poïétique n’a de réalité et de sens que parce qu’il est aussi simultanément un agir socialisé. Cette « invention » de normes pratiques, pour symbolique qu’elle soit, n’en est pas moins éminemment sociale. Toute production de sens ne peut en effet être que sociale malgré le travail d’individuation qui la supporte. D’une part, l’actant est doublement encadré par le poids des structures sociales dans lesquelles il a été et est inscrit ainsi que par le jeu des interactions sociales auxquelles il a participé et participe. D’autre part, l’actant puise son action dans des répertoires sociaux d’action pour fonder (que ce soit pour développer comme pour légitimer) sa pratique et va constamment chercher l’assentiment de ses contemporains comme des institutions pour la faire reconnaître.
Pour expliciter cette idée d’agir individué socialisé pouvant soutenir le travail de subjectivation au cœur de cet infléchissement du parcours de vie, la métaphore du voyage peut être utile. De même que l’on ne change pas tout seul, on ne voyage jamais seul. Voyager suppose en effet que soient réunies des conditions mobilisant une pluralité d’acteurs matériels et immatériels, visibles et invisibles :
• Le capital expérientiel. Qui a voyagé voyagera en quelque sorte car l’arrachement premier a déjà eu lieu. Ainsi l’identité s’est désincarcérée et est alors prête au métissage.
• L’imaginaire du départ. Il nourrit les rêves d’évasion, qu’ils prennent la forme du transatlantique au port ou celle du récit de migrants de retour au pays.
• Les circuits aménagés. Ils permettent le passage d’un lieu à l’autre (TGV, aéroports, autoroutes), mais peuvent aussi se dessiner sur le mode d’accords institutionnels ou internationaux (libre circulation au sein de l’Union européenne).
• Les descendants de Charon. Ils font passer d’une rive à l’autre, rendent le trajet possible (passeurs de clandestins, professeurs jouant de leurs relations personnelles pour développer des échanges universitaires internationaux ou encore accompagnateurs de voyages organisés).
• Les covoyageurs. Rencontrés à l’occasion du transit, ils aident à interpréter l’expérience vécue au cours du déplacement (amitiés de voyage, solidarité d’exil, amicale des étudiants Erasmus).
• Des structures d’accueil. Une fois le Styx franchi, ce sont elles qui vont réaliser le statut de mobile (police des étrangers, camps de transit, marchands de sommeil, employeurs clandestins mais également travailleurs sociaux dévoués, bénévoles investis ou autochtones curieux…).
Changer sa vie suppose symbolisation, ressource et structure pour l’existence desquelles les dispositifs institutionnels jouent un rôle central, d’autant plus central peut-être qu’il est moins visible socialement et moins perceptible individuellement. Les dispositifs sont en ce sens à entendre plus comme des ressources à saisir que comme des institutions à subir. Si donc la bifurcation biographique est possible, et même fréquente dans nos sociétés, c’est parce que l’espace des possibles s’est ouvert, relativement tout au moins, et que rejouer sa vie est pensable et possible, et même encouragé par des mesures spécifiques (comme la formation tout au long de la vie ou le leitmotiv contemporain de l’égalité des chances rejouable tout au long de l’existence). Bref, c’est donc que la structure sociale permet, voire encourage, des réversibilités.
(Auteur : Marc-Henry Soulet)
Le changement de vie est rarement une brusque métamorphose faisant passer d’un état à un autre. En réalité, les méandres de la vie sont souvent incertains, mêlant rêves et contraintes, brusques bifurcations et transformations hésitantes. Un « agir faible » loin des modèles héroïque de la transformation de soi.
On a tous rêvé d’une autre vie. Non pas tant de devenir milliardaire ou rock star à qui millions et groupies sont promis. Mais plus fondamentalement d’une autre vie pour soi, à soi. Pouvoir battre à nouveau les cartes et refaire la donne. Faire machine arrière et éviter ce dans quoi l’on s’est enfermé. Avoir une deuxième chance, en quelque sorte. Recommencer sa vie tout bonnement. Mais si changer sa vie est un travail sur soi, c’est aussi un travail permis, soutenu, produit socialement. On ne change pas sa vie tout seul parce que, tout simplement, on ne change pas de vie comme cela. Les sociologues ont toujours rappelé qui la force des déterminismes sociaux (la socialisation primaire, l’habitus…), qui les coûts de la mobilité sociale (la névrose de classe, le poids du statut de transfuge…), qui la pesanteur des actions passées (les paris adjacents contraignant à poursuivre malgré soi dans la voie engagée).
Certains changements biographiques ne sont pas toujours aussi clairement construits socialement, ils divergent parfois profondément des chemins tracés au point d’apparaître comme imprévus, voire imprévisibles pour l’entourage. Ces changements se donnent alors à voir comme de véritables conversions supposant une rupture profonde (sociale, normative ou identitaire). C’est le cas de certaines conversions, religieuses par exemple.
Mais à s’arrêter aux formes extrêmes du changement, comme la conversion par exemple, on fait oublier que les ruptures les plus fréquentes – changements d’études, de profession, périodes de chômage, retraite – sont rarement des changements radicaux d’un monde vers un autre mais des changements qui oscillent entre continuité et transformation.
Un travail de négociation identitaire
Les récits sur les changements de vie – réinsertion (sortir de la rue, de la délinquance, de la drogue), ruptures (conjugales, immigration), reconversions professionnelles – sont souvent racontés sous forme d’une histoire en trois temps, A, B, C : A équivaut à un état antérieur (stable), B correspond au changement d’orientation (instable) et C qualifie le retour à un nouvel état d’équilibre. Cette trilogie explicative est cependant d’une efficacité bien faible et comporte des imperfections.
Même si l’idée de moment déclencheur comme rupture d’intelligibilité est intéressante, elle s’apparente par trop à une opportunité a posteriori dont on reconstruit l’importance. Dans cette perspective, la notion de bifurcation se présente comme un concept narratif produisant de la cohérence après coup. On a tort également de postuler la finalisation de C, d’imaginer un dessein clair de l’après. Changer de vie est souvent vu comme une affaire de claire décision et de volonté. En réalité, cette représentation en terme de fourche qui induit l’existence de deux voies, la voie toute tracée dans laquelle on est déjà engagé, et l’autre voie alternative et clairement présente à l’esprit, rabat la bifurcation sur un simple problème, classique, de décision. La troisième ne voit la bifurcation que réussie. C’est l’attestation sociale, après coup, qui fait la bifurcation. Outre le problème de l’ampleur et de la durée pour pouvoir déclarer la bifurcation, cette explication omet purement et simplement le travail sur soi de négociation identitaire, et ses atermoiements, qui sont justement au cœur de la question de faire de soi, et de sa vie, autre chose que ce dans quoi on (avec la contribution des autres et des structures sociales) s’est engagé. Car on doit considérer que la bifurcation, en tant que crise identitaire, suppose une transformation de soi, soit le passage d’une forme identitaire à une autre.
Mieux vaut, en fin de compte, centrer l’attention sur ce qui se passe en B dans la séquence A, B, C, à partir bien évidemment du moment où l’on renonce à n’y voir qu’un simple problème de décision. Le sociologue Anselme Strauss avait déjà souligné toute l’importance de l’idée de suspension de tous les engagements dans le processus de transformation identitaire, en prenant l’exemple de Georges Bernard Shaw qui, un beau jour, a mis un moratoire virtuel sur ses obligations courantes (abandonnant famille, et amis, démissionnant de sa profession, quittant son pays pour migrer en Angleterre) afin de prendre le temps de donner un sens nouveau à son identité.
Le moratoire des engagements est ainsi à considérer comme objet central pour l’analyse des bifurcations de vie, à condition de prendre le moment B comme une situation dotée de propriétés spécifiques influant sur la nature de l’agir produit. Si B équivaut à une latence, alors cela signifie que la situation est ouverte – parce qu’elle se caractérise par la coprésence de plusieurs plans de vie – et que nous sommes dans un contexte, au sens fort, « d’inquiétude ». Cette rupture des régularités, par essence problématique car elle rend opaques les règles, engendre deux conséquences majeures. D’une part, elle produit de l’imprévisibilité et de l’incertitude. La détermination par les règles s’estompant, il devient difficile de prévoir, et le résultat de son action et l’action en retour d’autrui. Mais aussi, il s’avère délicat d’imputer du crédit à d’autres acteurs de même que d’attribuer un sens indubitable à sa propre volonté d’agir. D’autre part, les ressources détenues jusqu’alors ne sont plus pertinentes à l’égard de la situation ; elles deviennent inadéquates par rapport à ce nouveau contexte. Une situation d’ouverture des possibles se marque par un déficit de ressources, rendant de ce fait l’action risquée quant à ses résultats. Plus exactement, le caractère problématique d’une telle situation invalide les ressources antérieures ou révèle une absence de ressources rendant difficile la possibilité d’agir. Il ne s’agit donc pas tant de pointer une faiblesse ou une absence de ressources au plan structurel que de souligner cette faiblesse ou cette absence à un moment donné, dans un contexte précis. C’est en cela que la bifurcation révèle une vulnérabilité situationnelle.
Une nécessaire période de latence
Se pose alors un problème d’action. Qu’est-ce qu’agir dans un tel contexte ? Probablement qu’agir en situation d’in-quiétude n’est pas orienté par les fins (agir stratégique), ni par les normes (agir conforme), mais par l’action : ainsi, il s’agit d’un agir que l’on peut qualifier de poïétique car créateur de possibilité d’une action, de sa finalisation comme de sa légitimation. Dans une telle configuration, la production de buts est simultanée à celle de ressources et se construit en cours d’action tout comme la fondation des formes et des principes de légitimité. Les acteurs dessinent des sentiers en cours de chemin et en élaborent le bien-fondé dans l’interaction continuelle sous la forme de validations mutuelles. Cette activité ne peut se faire que par un travail réflexif (avec soi), discursif (avec alter) et symbolique (avec le monde social). Elle suppose paradoxalement une démultiplication de la part de l’acteur parce qu’il est intégralement pris dans l’action en raison d’une contamination des différents plans de vie et d’un recouvrement des lignes biographiques par une seule. Quatre lignes de force viennent charpenter cette perspective :
• Changer sa vie, c’est d’abord un processus normatif, c’est-à-dire un travail réflexif du sujet devant légitimer par la parole la modification de son rapport à soi, aux autres, aux institutions, tout en s’assurant et assurant les autres de la permanence de soi qui, en quelque sorte, atteste du maintien de soi et donc de la reprise de soi.
• Changer sa vie, c’est en ce sens changer de regard sur sa vie, soit un processus de modification de soi donnant à voir la continuité dans la discontinuité par un double travail de reconnaissance : d’une part, une reconnaissance de la trajectoire antérieure comme partie de soi et, d’autre part, une reconnaissance de l’appartenance au monde commun. Le travail de mise en lien de ces deux expériences biographiques se construit pendant une période de latence ; la stagnation est donc une condition de la mise en mouvement de soi.
• Changer sa vie est alors à entendre comme un travail, et non comme une héroïcisation de l’acteur, comme un travail et non comme une affaire de décision rationnelle entre deux modes de vie. Il s’agit d’une relecture de l’expérience biographique, sans renoncement au passé, pour la rendre compatible avec une nouvelle image de soi. Il s’agit en d’autres termes d’une négociation informelle dans une situation ouverte avec plusieurs plans de vie possibles, d’où l’importance de la latence, donnant du temps, comme ferment de cette activité sur soi. Ce travail identitaire se caractérise par une triple dimension :
– pédagogique, conférant un statut d’apprenant tirant profit de ses expériences ;
– actionniste, conférant un statut d’acteur mobilisant son énergie pour ce travail sur soi ;
– symbolique, conférant un statut d’auteur produisant du sens sur soi et sur son rapport au monde.
• Changer sa vie revient ainsi à modifier un équilibre entre a) son statut d’acteur, b) ses ressources d’acteur, c) ses engagements d’action et d) ses collectifs d’action.
En ce sens, l’agir poïétique, au cœur des bifurcations, caractérise avant tout un agir individué, c’est-à-dire marqué par des formes d’action menées par un individu, dont le sens est donné par l’individu lui-même et dont l’objet est en même temps lui-même et le cadre d’action dans lequel il agit. Ce faible poids du groupe et des structures sociales, quoique quelque peu « asociologique » a priori, est ici intéressant dans la mesure où il rend justement compte de la procédure individualisée de production de cet agir et, consubstantiellement, de la fragilité de celle-ci même si, bien évidemment, il est hors de question d’imaginer une « socialisation individuelle ». Ce qui par contre est profondément individuel et original est ce « calcul symbolique » qui, par une reconceptualisation de l’expérience, conduit à une réorganisation des lignes biographiques des actants. Il conduit aussi à l’élaboration d’une image-action qui, à la différence de l’habitus constitué sur une base collective, ce qui en fait un quasi-invariant pour l’individu, évolue et se transforme car elle ne postule aucun autre médiateur que l’acteur lui-même entre la signification et la pratique.
La métaphore du voyage
Mais, s’il est individué, l’agir poïétique n’a de réalité et de sens que parce qu’il est aussi simultanément un agir socialisé. Cette « invention » de normes pratiques, pour symbolique qu’elle soit, n’en est pas moins éminemment sociale. Toute production de sens ne peut en effet être que sociale malgré le travail d’individuation qui la supporte. D’une part, l’actant est doublement encadré par le poids des structures sociales dans lesquelles il a été et est inscrit ainsi que par le jeu des interactions sociales auxquelles il a participé et participe. D’autre part, l’actant puise son action dans des répertoires sociaux d’action pour fonder (que ce soit pour développer comme pour légitimer) sa pratique et va constamment chercher l’assentiment de ses contemporains comme des institutions pour la faire reconnaître.
Pour expliciter cette idée d’agir individué socialisé pouvant soutenir le travail de subjectivation au cœur de cet infléchissement du parcours de vie, la métaphore du voyage peut être utile. De même que l’on ne change pas tout seul, on ne voyage jamais seul. Voyager suppose en effet que soient réunies des conditions mobilisant une pluralité d’acteurs matériels et immatériels, visibles et invisibles :
• Le capital expérientiel. Qui a voyagé voyagera en quelque sorte car l’arrachement premier a déjà eu lieu. Ainsi l’identité s’est désincarcérée et est alors prête au métissage.
• L’imaginaire du départ. Il nourrit les rêves d’évasion, qu’ils prennent la forme du transatlantique au port ou celle du récit de migrants de retour au pays.
• Les circuits aménagés. Ils permettent le passage d’un lieu à l’autre (TGV, aéroports, autoroutes), mais peuvent aussi se dessiner sur le mode d’accords institutionnels ou internationaux (libre circulation au sein de l’Union européenne).
• Les descendants de Charon. Ils font passer d’une rive à l’autre, rendent le trajet possible (passeurs de clandestins, professeurs jouant de leurs relations personnelles pour développer des échanges universitaires internationaux ou encore accompagnateurs de voyages organisés).
• Les covoyageurs. Rencontrés à l’occasion du transit, ils aident à interpréter l’expérience vécue au cours du déplacement (amitiés de voyage, solidarité d’exil, amicale des étudiants Erasmus).
• Des structures d’accueil. Une fois le Styx franchi, ce sont elles qui vont réaliser le statut de mobile (police des étrangers, camps de transit, marchands de sommeil, employeurs clandestins mais également travailleurs sociaux dévoués, bénévoles investis ou autochtones curieux…).
Changer sa vie suppose symbolisation, ressource et structure pour l’existence desquelles les dispositifs institutionnels jouent un rôle central, d’autant plus central peut-être qu’il est moins visible socialement et moins perceptible individuellement. Les dispositifs sont en ce sens à entendre plus comme des ressources à saisir que comme des institutions à subir. Si donc la bifurcation biographique est possible, et même fréquente dans nos sociétés, c’est parce que l’espace des possibles s’est ouvert, relativement tout au moins, et que rejouer sa vie est pensable et possible, et même encouragé par des mesures spécifiques (comme la formation tout au long de la vie ou le leitmotiv contemporain de l’égalité des chances rejouable tout au long de l’existence). Bref, c’est donc que la structure sociale permet, voire encourage, des réversibilités.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
L'aventure prométhéenne du développement personnel
(Auteur : Michel Lacroix)
De la pensée positive à la transe néochamanique, les techniques de développement personnel connaissent un fort essor depuis trois décennies. Elles correspondent à des aspirations profondes au mieux-être et au dépassement de soi, mais elles véhiculent aussi beaucoup d'illusions...
Un changement s'est produit dans la sensibilité collective au cours des dix dernières années. Le souci de soi qui caractérise notre société a reçu une impulsion nouvelle sous l'influence de ce que l'on appelle le « développement personnel ». De la pensée positive à la programmation neurolinguistique (PNL), de l'analyse transactionnelle au coaching, de l'ennéagramme au process-communication, on a assisté à l'essor d'un vaste « psychomarché », avec une multitude de techniques aux noms souvent hermétiques qui, tournant le dos au projet hédoniste et permissif hérité de mai 68, ont engagé les individus dans la voie du « travail sur soi-même ». Ce faisant, le souci de soi a pris une orientation originale que nous analyserons en abordant deux questions : quels sont les objectifs et les méthodes du développement personnel ? Quelles sont les raisons de son succès ?
Au-delà de la psychothérapie
Historiquement, le développement personnel se rattache au Mouvement du potentiel humain, qui vit le jour dans les années 60 à Esalen, en Californie. Ce mouvement fut animé par les chefs de file de la psychologie dite humaniste, qui cherchaient une troisième voie entre le béhaviorisme et la psychanalyse. L'un des plus connus fut Abraham Maslow (1908-1970), à qui l'on doit une classification des besoins humains qui constitue la base théorique du développement personnel.
A. Maslow traduit la hiérarchie des besoins humains à l'aide d'un schéma en forme de pyramide. Dans sa version simplifiée, celle-ci comporte deux étages. L'homme, expliquait A. Maslow, éprouve tout d'abord des besoins psychologiques de base : il a soif de tendresse et d'amour ; il lui faut être reconnu, estimé, écouté ; il a besoin de se sentir membre d'un groupe familial, social, professionnel. De ces besoins de base, ajoutait-il, dépend l'équilibre psychique du sujet. S'ils ne sont pas satisfaits, ce dernier souffrira de frustration, de carence. Et de même qu'un déficit en vitamines entraîne des maladies organiques, la non-satisfaction des besoins de base provoquera une névrose : « La névrose, écrivait l'auteur dans une formule lapidaire, peut être considérée comme une maladie déficitaire. »
Tout autre sont les besoins psychologiques supérieurs. A. Maslow les cernait par des mots qui, derrière leur apparente banalité, sont chargés d'un sens profond : « Epanouissement », « accomplissement », « réalisation de soi », « développement de son potentiel », « vie riche, créative et intense », « existence pleinement humaine ». A l'évidence, ces mots nous entraînent sur un autre registre que les besoins de base. Ils évoquent non pas le bien-être, ni même le mieux-être, mais le plus-être. Cette distinction entre deux catégories de besoins psychologiques fonde la radicale différence d'objectif qui oppose la psychothérapie d'une part, au développement personnel d'autre part. On entreprend en effet une psychothérapie dans le but de remédier aux troubles psychiques causés par la non-gratification des besoins de base. Le développement personnel prend en charge, quant à lui, les besoins supérieurs.
Un psychologue clinicien raisonne en termes de réparation, de guérison, de retour à l'équilibre, d'adaptation, tandis qu'un formateur en développement personnel parlera d'expansion, de croissance, de « culture de l'âme ». D'un côté, on se préoccupe de la santé pure et simple, de l'autre, on est attiré par la « grande santé », pour reprendre une formule de Friedrich Nietzsche. Au demeurant, la figure du surhomme cher au philosophe de Sils-Maria (Suisse) apparaît souvent en filigrane dans le discours du développement personnel. Bref, ce dernier s'adresse à des gens équilibrés, sains, mais qui, ne se contentant pas de l'équilibre, veulent mener une vie intense.
Les formateurs précisent le contenu de cette vie intense en recourant à un concept qui constitue le coeur même de leur doctrine : le « potentiel ». Le développement personnel se définit comme « l'actualisation du potentiel humain ». Ce potentiel est principalement de nature psychique. Il concerne les fonctions cérébrales. « Vous n'utilisez que 10 % de votre cerveau », assurent les formateurs et les théoriciens du mouvement, pour qui les ressources de l'encéphale humain, à la fois immenses et à peine connues, attendent leurs hardis explorateurs. Emboîtant le pas à la neurobiologie et aux sciences cognitives, le développement personnel annonce que l'exploitation de ces ressources constituera la grande aventure du xxie siècle. « Le cerveau est votre nouvelle frontière, déclarent les formateurs à leurs clients... Votre mémoire est illimitée... Votre cerveau droit vous permet d'être puissamment créatif, pourvu que vous le libériez du cerveau gauche... Votre inconscient est une source de richesse et non une entrave... Vous possédez un potentiel d'autoguérison grâce à vos capacités psycho-immunologiques » ...
Gestion du stress, maîtrise de la vie émotionnelle, communication, aptitude à l'écoute, charisme, leadership, organisation du temps, réussite - il n'est pas de domaines où les formateurs ne fassent miroiter à leurs clients de spectaculaires progrès. Le développement personnel propose aux individus de passer d'une vie médiocre à une vie intense, en portant leur cerveau à 100 % de son régime. Il attire donc tous ceux qui, au-delà de la psychothérapie et de la simple réparation psychologique, rêvent d'une expansion, d'un dépassement de soi, d'un accroissement de pouvoir.
Vers le développement « transpersonnel »
Il y a plus. Bien des formateurs flirtent avec le paranormal et les doctrines ésotériques. Ils invoquent l'existence d'un potentiel parapsychologique : la médiumnité, le channeling, la télépathie, la perception extra-sensorielle, la lévitation seraient des pouvoirs inscrits dans la nature de tous les êtres humains. Caractéristique à cet égard est la thèse avancée par Michael Murphy, l'un des fondateurs du Mouvement du potentiel humain. L'auteur déclare dans un livre récent que le moment est venu d'actualiser ce potentiel parapsychologique. L'humanité, poursuit-il, se trouve au seuil d'une nouvelle étape de son évolution. Nous entrons dans un « nouvel âge », un « âge de la conscience », qui sera caractérisé par le développement de nos facultés supranormales. De même que, à l'aube de la préhistoire, l'acquisition de la marche bipède par les premiers hominidés avait déclenché le développement des fonctions sensorimotrices et cognitives, de même le IIIe millénaire verra l'essor de la « supraconscience ». Cet idéal faustien, ce prométhéisme psychique explique les incursions répétées du développement personnel dans le domaine de l'irrationnel et des sciences occultes.
Enfin, le développement personnel parvient à son apogée avec le thème de l'éveil de la spiritualité. L'un de ses postulats est que l'expérience mystique est la « chose du monde la mieux partagée ». A l'en croire, tous les êtres humains peuvent vivre des états modifiés de conscience et dissoudre leur ego dans le Tout. L'extase n'est pas réservée à quelques mystiques touchés par la grâce... La transe n'est pas l'affaire des seuls chamans... Le sentiment océanique est à la portée de chacun d'entre nous... De sorte que, conduit à son terme, le travail sur soi débouche sur la mystique. Tout processus de développement personnel est ainsi appelé à devenir, tôt ou tard, un « développement transpersonnel ».
Pour atteindre son objectif de dynamisation du potentiel humain, le développement personnel met à la disposition de ses clients un arsenal de techniques. Il a entraîné l'apparition d'un immense psychomarché, qui donne à l'observateur une troublante impression de technicisation de l'esprit ou, pour reprendre une formule de Martin Heidegger, « d'arraisonnement » de la vie psychique. Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, analyser ces méthodes de façon approfondie. Contentons-nous de dégager, derrière leur apparente diversité, le trait commun qui les unit.
Pensée positive et reprogrammation mentale
Elles ont pour ambition de déprogrammer les pensées paralysantes que le sujet entretient dans son subconscient et qui, érodant la confiance en soi et l'estime de soi, le condamnent à la médiocrité. Exemples : « Je suis trop timide pour faire ceci ou cela », « j'ai une mauvaise mémoire », « je ne plais pas aux autres ». S'il veut libérer son potentiel, le sujet doit d'abord prendre conscience de ces pensées limitantes, puis les remplacer par des croyances dynamisantes. De sorte que, à l'instar de la psychiatrie cognitive à laquelle il s'apparente parfois, le développement personnel est un processus qui s'accomplit en deux temps : déprogrammation puis reprogrammation mentales.
Cette reprogrammation positive du cerveau s'accompagne de toute une réflexion sur les « hommes remarquables ». Il y a en effet, indiquent les formateurs, des êtres qui ont déjà atteint le stade de la pleine réalisation d'eux-mêmes. Ces hommes remarquables, que A. Maslow appelait les « auto-actualisants », sont en quelque sorte les phares de l'humanité. Les formateurs et les théoriciens du mouvement ne ménagent pas leur admiration pour ces individus supérieurs, hommes d'affaires, vendeurs de génie, professionnels de la relation d'aide, communicateurs, inventeurs, artistes, maîtres de la vie intérieure, dont le seul mérite, nous assure-t-on, est d'utiliser leur cerveau de façon optimale.
Or il est possible, ajoutent les formateurs, de modéliser leur fonctionnement mental et d'enseigner ces modèles d'excellence aux gens ordinaires, qui pourront de ce fait s'élever à leur tour à la vie supérieure. On propose aux néophytes d'imiter les personnes remarquables en assimilant ces modèles. Ils apprendront ainsi à « piloter leur cerveau », selon l'expression significative de Richard Bandler, un des fondateurs de la PNL, technique qui repose précisément sur la modélisation de l'excellence humaine. Par cet encouragement à l'imitation des meilleurs, le développement personnel dessine une philosophie qui allie de façon originale l'élitisme et la démocratie, l'instinct aristocratique et l'aspiration égalitaire.
Krishnamurti et Bill Gates
D'où l'attrait que le développement personnel exerce sur nos contemporains. Le potentiel psychique est censé être accessible à tous. Chacun peut accéder à la supraconscience. Certes, ce potentiel reste inexploité chez la plupart des individus. « Vous vivez, déclarent les formateurs à leurs clients, à un régime minimum... Vous menez une vie médiocre alors que vous pourriez mener une vie intense... Vous n'utilisez que 10 % de votre cerveau... Mais justement vous disposez, pour actualiser votre potentiel, d'une gamme étendue de techniques. » Cette philosophie, qui combine l'universalité et la technicisation, répond tout à fait à l'esprit de notre époque.
Autre raison de son succès : la dualité d'objectifs qui est au coeur du développement personnel. Les différents domaines du potentiel humain s'ordonnent en effet autour de deux axes distincts. D'une part, on vise le renforcement du Moi : améliorer ses performances, devenir un leader, mieux communiquer, gérer ses émotions, réaliser ses projets - tout cela relève de l'affirmation de soi. Cette frange des activités de développement personnel se déploie donc dans le cadre de l'ego. Mais d'autre part, le développement personnel vise le dépassement du Moi dans l'expérience spirituelle. Grâce à la transe, à l'extase, à l'élargissement de la conscience, les sujets espèrent goûter à la fusion cosmique, devenir des « hommes sans frontières », dissoudre leur individualité dans le transpersonnel. De telles démarches se situent, clairement, au-delà de l'ego.
Cette dualité de l'affirmation de soi et de la dissolution de soi constitue en quelque sorte la carte d'identité du développement personnel. Le mouvement est fidèle à l'esprit individualiste, celui du « Me first », du « souci de soi », mais, dans le même temps, il déborde l'individualisme, dans la mesure où il exalte le transpersonnel, le fusionnel, le cosmique. La culture du Moi et la culture de la totalité s'entremêlent donc étroitement, reflétant ainsi le double rêve de l'homme contemporain.
Car que désirent, au fond, les hommes d'aujourd'hui ? A l'heure de l'instabilité économique et du retour du religieux, de la mondialisation effrénée et du réveil du sacré, ils désirent à la fois être plus forts dans la lutte pour la vie, et retrouver le chemin de l'expérience mystique. Ils entendent être plus efficaces dans la compétition, tout en s'initiant aux secrets du transpersonnel. Ils veulent être plus employables, et plus aptes à l'abandon au grand Tout. Le rêve de beaucoup de nos contemporains est de devenir, grâce à une dynamisation de leurs possibilités cérébrales, des cadres performants et des chamans. La personne épanouie dont le développement personnel trace la figure idéale répond donc pleinement à leur attente, car elle tient à la fois du mystique et du yuppie, du yogi et de l'homme d'affaires, de Krishnamurti et de Bill Gates.
La tyrannie du Moi idéal
Ce modèle d'une vie surhumaine, victorieuse sur deux registres, témoigne d'une volonté de tout demander à la vie, qui est en parfait accord avec la culture de l'illimité qui se répand de nos jours dans les multiples domaines où s'exprime la sensibilité collective : l'exploit sportif, le dopage, les aventures de l'extrême, les prouesses scientifiques ou médicales, l'Internet, la drogue, les états modifiés de conscience (EMC), le souci de la forme physique, le rêve de la santé parfaite, le désir de longévité, l'aspiration à l'immortalité, la croyance dans la réincarnation. En raison de son ambition de cultiver l'extrême dans deux domaines antinomiques, affirmation du Moi et dissolution du Moi, réussite professionnelle et spiritualité, le développement personnel apparaît comme le fer de lance de cette culture de l'illimité.
Mais la médaille a peut-être son revers. Le rêve de la supraconscience ne nous réserve-t-il pas une désillusion ? A force d'entendre vanter l'actualisation du potentiel cérébral, les individus risquent en effet d'être gagnés par un sentiment de découragement. Certes, la vie intense qui leur est proposée a l'avantage de donner un sens à leur existence. « Vous possédez un immense potentiel psychologique, déclarent leurs formateurs. La réalisation de ce potentiel doit être désormais votre but. » Mais ce faisant, le développement personnel souligne cruellement l'écart entre ce qu'on est et ce qu'on pourrait être, entre le Moi réel et le Moi qui a actualisé son potentiel. Aux absolus extérieurs à soi, utopies politiques, révolution, progrès, salut, Dieu, le développement personnel substitue un absolu de soi, qui entraîne une tension au coeur de la personnalité. L'excellence n'a-t-elle pas un coût, parfois exorbitant ? N'est-il pas dangereux de jouer sur l'héroïsation de soi-même, de faire vibrer la corde de l'autotranscendance, de l'autodivinisation ? Il nous paraît inévitable que, tôt ou tard, le face-à-face de l'individu avec l'absolu de soi provoquera une souffrance psychique.
Comparons, à cet égard, l'homme du xixe siècle et l'homme actuel. Au xixe siècle, les individus étaient obsédés par l'opposition du bien et du mal. Ils craignaient de se rendre coupables de transgressions, de franchir la ligne rouge des interdits. Ils s'alarmaient à l'idée que leurs fautes puissent être perçues par leurs semblables. Leur Surmoi les persécutait. De nos jours, ce qui nous tourmente est, plus que l'opposition entre le bien et le mal, l'écart entre le Moi idéal et le Moi réel, entre la vie limitée et la vie illimitée, entre le cerveau à 10 % et le cerveau à 100 %. «Saurai-je échapper à une vie médiocre ?», se demande chacun avec anxiété. Le souci de l'accomplissement de soi devient torturant. La tyrannie du Moi idéal se substitue à celle du Surmoi. La crainte de la médiocrité remplace la crainte de la culpabilité.
Tel pourrait bien être, en définitive, l'effet pervers de la grisante aventure de la supraconscience. Le prométhéisme psychique du développement personnel risque de conduire l'homme de demain à une nouvelle forme de conscience malheureuse.
(Auteur : Michel Lacroix)
De la pensée positive à la transe néochamanique, les techniques de développement personnel connaissent un fort essor depuis trois décennies. Elles correspondent à des aspirations profondes au mieux-être et au dépassement de soi, mais elles véhiculent aussi beaucoup d'illusions...
Un changement s'est produit dans la sensibilité collective au cours des dix dernières années. Le souci de soi qui caractérise notre société a reçu une impulsion nouvelle sous l'influence de ce que l'on appelle le « développement personnel ». De la pensée positive à la programmation neurolinguistique (PNL), de l'analyse transactionnelle au coaching, de l'ennéagramme au process-communication, on a assisté à l'essor d'un vaste « psychomarché », avec une multitude de techniques aux noms souvent hermétiques qui, tournant le dos au projet hédoniste et permissif hérité de mai 68, ont engagé les individus dans la voie du « travail sur soi-même ». Ce faisant, le souci de soi a pris une orientation originale que nous analyserons en abordant deux questions : quels sont les objectifs et les méthodes du développement personnel ? Quelles sont les raisons de son succès ?
Au-delà de la psychothérapie
Historiquement, le développement personnel se rattache au Mouvement du potentiel humain, qui vit le jour dans les années 60 à Esalen, en Californie. Ce mouvement fut animé par les chefs de file de la psychologie dite humaniste, qui cherchaient une troisième voie entre le béhaviorisme et la psychanalyse. L'un des plus connus fut Abraham Maslow (1908-1970), à qui l'on doit une classification des besoins humains qui constitue la base théorique du développement personnel.
A. Maslow traduit la hiérarchie des besoins humains à l'aide d'un schéma en forme de pyramide. Dans sa version simplifiée, celle-ci comporte deux étages. L'homme, expliquait A. Maslow, éprouve tout d'abord des besoins psychologiques de base : il a soif de tendresse et d'amour ; il lui faut être reconnu, estimé, écouté ; il a besoin de se sentir membre d'un groupe familial, social, professionnel. De ces besoins de base, ajoutait-il, dépend l'équilibre psychique du sujet. S'ils ne sont pas satisfaits, ce dernier souffrira de frustration, de carence. Et de même qu'un déficit en vitamines entraîne des maladies organiques, la non-satisfaction des besoins de base provoquera une névrose : « La névrose, écrivait l'auteur dans une formule lapidaire, peut être considérée comme une maladie déficitaire. »
Tout autre sont les besoins psychologiques supérieurs. A. Maslow les cernait par des mots qui, derrière leur apparente banalité, sont chargés d'un sens profond : « Epanouissement », « accomplissement », « réalisation de soi », « développement de son potentiel », « vie riche, créative et intense », « existence pleinement humaine ». A l'évidence, ces mots nous entraînent sur un autre registre que les besoins de base. Ils évoquent non pas le bien-être, ni même le mieux-être, mais le plus-être. Cette distinction entre deux catégories de besoins psychologiques fonde la radicale différence d'objectif qui oppose la psychothérapie d'une part, au développement personnel d'autre part. On entreprend en effet une psychothérapie dans le but de remédier aux troubles psychiques causés par la non-gratification des besoins de base. Le développement personnel prend en charge, quant à lui, les besoins supérieurs.
Un psychologue clinicien raisonne en termes de réparation, de guérison, de retour à l'équilibre, d'adaptation, tandis qu'un formateur en développement personnel parlera d'expansion, de croissance, de « culture de l'âme ». D'un côté, on se préoccupe de la santé pure et simple, de l'autre, on est attiré par la « grande santé », pour reprendre une formule de Friedrich Nietzsche. Au demeurant, la figure du surhomme cher au philosophe de Sils-Maria (Suisse) apparaît souvent en filigrane dans le discours du développement personnel. Bref, ce dernier s'adresse à des gens équilibrés, sains, mais qui, ne se contentant pas de l'équilibre, veulent mener une vie intense.
Les formateurs précisent le contenu de cette vie intense en recourant à un concept qui constitue le coeur même de leur doctrine : le « potentiel ». Le développement personnel se définit comme « l'actualisation du potentiel humain ». Ce potentiel est principalement de nature psychique. Il concerne les fonctions cérébrales. « Vous n'utilisez que 10 % de votre cerveau », assurent les formateurs et les théoriciens du mouvement, pour qui les ressources de l'encéphale humain, à la fois immenses et à peine connues, attendent leurs hardis explorateurs. Emboîtant le pas à la neurobiologie et aux sciences cognitives, le développement personnel annonce que l'exploitation de ces ressources constituera la grande aventure du xxie siècle. « Le cerveau est votre nouvelle frontière, déclarent les formateurs à leurs clients... Votre mémoire est illimitée... Votre cerveau droit vous permet d'être puissamment créatif, pourvu que vous le libériez du cerveau gauche... Votre inconscient est une source de richesse et non une entrave... Vous possédez un potentiel d'autoguérison grâce à vos capacités psycho-immunologiques » ...
Gestion du stress, maîtrise de la vie émotionnelle, communication, aptitude à l'écoute, charisme, leadership, organisation du temps, réussite - il n'est pas de domaines où les formateurs ne fassent miroiter à leurs clients de spectaculaires progrès. Le développement personnel propose aux individus de passer d'une vie médiocre à une vie intense, en portant leur cerveau à 100 % de son régime. Il attire donc tous ceux qui, au-delà de la psychothérapie et de la simple réparation psychologique, rêvent d'une expansion, d'un dépassement de soi, d'un accroissement de pouvoir.
Vers le développement « transpersonnel »
Il y a plus. Bien des formateurs flirtent avec le paranormal et les doctrines ésotériques. Ils invoquent l'existence d'un potentiel parapsychologique : la médiumnité, le channeling, la télépathie, la perception extra-sensorielle, la lévitation seraient des pouvoirs inscrits dans la nature de tous les êtres humains. Caractéristique à cet égard est la thèse avancée par Michael Murphy, l'un des fondateurs du Mouvement du potentiel humain. L'auteur déclare dans un livre récent que le moment est venu d'actualiser ce potentiel parapsychologique. L'humanité, poursuit-il, se trouve au seuil d'une nouvelle étape de son évolution. Nous entrons dans un « nouvel âge », un « âge de la conscience », qui sera caractérisé par le développement de nos facultés supranormales. De même que, à l'aube de la préhistoire, l'acquisition de la marche bipède par les premiers hominidés avait déclenché le développement des fonctions sensorimotrices et cognitives, de même le IIIe millénaire verra l'essor de la « supraconscience ». Cet idéal faustien, ce prométhéisme psychique explique les incursions répétées du développement personnel dans le domaine de l'irrationnel et des sciences occultes.
Enfin, le développement personnel parvient à son apogée avec le thème de l'éveil de la spiritualité. L'un de ses postulats est que l'expérience mystique est la « chose du monde la mieux partagée ». A l'en croire, tous les êtres humains peuvent vivre des états modifiés de conscience et dissoudre leur ego dans le Tout. L'extase n'est pas réservée à quelques mystiques touchés par la grâce... La transe n'est pas l'affaire des seuls chamans... Le sentiment océanique est à la portée de chacun d'entre nous... De sorte que, conduit à son terme, le travail sur soi débouche sur la mystique. Tout processus de développement personnel est ainsi appelé à devenir, tôt ou tard, un « développement transpersonnel ».
Pour atteindre son objectif de dynamisation du potentiel humain, le développement personnel met à la disposition de ses clients un arsenal de techniques. Il a entraîné l'apparition d'un immense psychomarché, qui donne à l'observateur une troublante impression de technicisation de l'esprit ou, pour reprendre une formule de Martin Heidegger, « d'arraisonnement » de la vie psychique. Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, analyser ces méthodes de façon approfondie. Contentons-nous de dégager, derrière leur apparente diversité, le trait commun qui les unit.
Pensée positive et reprogrammation mentale
Elles ont pour ambition de déprogrammer les pensées paralysantes que le sujet entretient dans son subconscient et qui, érodant la confiance en soi et l'estime de soi, le condamnent à la médiocrité. Exemples : « Je suis trop timide pour faire ceci ou cela », « j'ai une mauvaise mémoire », « je ne plais pas aux autres ». S'il veut libérer son potentiel, le sujet doit d'abord prendre conscience de ces pensées limitantes, puis les remplacer par des croyances dynamisantes. De sorte que, à l'instar de la psychiatrie cognitive à laquelle il s'apparente parfois, le développement personnel est un processus qui s'accomplit en deux temps : déprogrammation puis reprogrammation mentales.
Cette reprogrammation positive du cerveau s'accompagne de toute une réflexion sur les « hommes remarquables ». Il y a en effet, indiquent les formateurs, des êtres qui ont déjà atteint le stade de la pleine réalisation d'eux-mêmes. Ces hommes remarquables, que A. Maslow appelait les « auto-actualisants », sont en quelque sorte les phares de l'humanité. Les formateurs et les théoriciens du mouvement ne ménagent pas leur admiration pour ces individus supérieurs, hommes d'affaires, vendeurs de génie, professionnels de la relation d'aide, communicateurs, inventeurs, artistes, maîtres de la vie intérieure, dont le seul mérite, nous assure-t-on, est d'utiliser leur cerveau de façon optimale.
Or il est possible, ajoutent les formateurs, de modéliser leur fonctionnement mental et d'enseigner ces modèles d'excellence aux gens ordinaires, qui pourront de ce fait s'élever à leur tour à la vie supérieure. On propose aux néophytes d'imiter les personnes remarquables en assimilant ces modèles. Ils apprendront ainsi à « piloter leur cerveau », selon l'expression significative de Richard Bandler, un des fondateurs de la PNL, technique qui repose précisément sur la modélisation de l'excellence humaine. Par cet encouragement à l'imitation des meilleurs, le développement personnel dessine une philosophie qui allie de façon originale l'élitisme et la démocratie, l'instinct aristocratique et l'aspiration égalitaire.
Krishnamurti et Bill Gates
D'où l'attrait que le développement personnel exerce sur nos contemporains. Le potentiel psychique est censé être accessible à tous. Chacun peut accéder à la supraconscience. Certes, ce potentiel reste inexploité chez la plupart des individus. « Vous vivez, déclarent les formateurs à leurs clients, à un régime minimum... Vous menez une vie médiocre alors que vous pourriez mener une vie intense... Vous n'utilisez que 10 % de votre cerveau... Mais justement vous disposez, pour actualiser votre potentiel, d'une gamme étendue de techniques. » Cette philosophie, qui combine l'universalité et la technicisation, répond tout à fait à l'esprit de notre époque.
Autre raison de son succès : la dualité d'objectifs qui est au coeur du développement personnel. Les différents domaines du potentiel humain s'ordonnent en effet autour de deux axes distincts. D'une part, on vise le renforcement du Moi : améliorer ses performances, devenir un leader, mieux communiquer, gérer ses émotions, réaliser ses projets - tout cela relève de l'affirmation de soi. Cette frange des activités de développement personnel se déploie donc dans le cadre de l'ego. Mais d'autre part, le développement personnel vise le dépassement du Moi dans l'expérience spirituelle. Grâce à la transe, à l'extase, à l'élargissement de la conscience, les sujets espèrent goûter à la fusion cosmique, devenir des « hommes sans frontières », dissoudre leur individualité dans le transpersonnel. De telles démarches se situent, clairement, au-delà de l'ego.
Cette dualité de l'affirmation de soi et de la dissolution de soi constitue en quelque sorte la carte d'identité du développement personnel. Le mouvement est fidèle à l'esprit individualiste, celui du « Me first », du « souci de soi », mais, dans le même temps, il déborde l'individualisme, dans la mesure où il exalte le transpersonnel, le fusionnel, le cosmique. La culture du Moi et la culture de la totalité s'entremêlent donc étroitement, reflétant ainsi le double rêve de l'homme contemporain.
Car que désirent, au fond, les hommes d'aujourd'hui ? A l'heure de l'instabilité économique et du retour du religieux, de la mondialisation effrénée et du réveil du sacré, ils désirent à la fois être plus forts dans la lutte pour la vie, et retrouver le chemin de l'expérience mystique. Ils entendent être plus efficaces dans la compétition, tout en s'initiant aux secrets du transpersonnel. Ils veulent être plus employables, et plus aptes à l'abandon au grand Tout. Le rêve de beaucoup de nos contemporains est de devenir, grâce à une dynamisation de leurs possibilités cérébrales, des cadres performants et des chamans. La personne épanouie dont le développement personnel trace la figure idéale répond donc pleinement à leur attente, car elle tient à la fois du mystique et du yuppie, du yogi et de l'homme d'affaires, de Krishnamurti et de Bill Gates.
La tyrannie du Moi idéal
Ce modèle d'une vie surhumaine, victorieuse sur deux registres, témoigne d'une volonté de tout demander à la vie, qui est en parfait accord avec la culture de l'illimité qui se répand de nos jours dans les multiples domaines où s'exprime la sensibilité collective : l'exploit sportif, le dopage, les aventures de l'extrême, les prouesses scientifiques ou médicales, l'Internet, la drogue, les états modifiés de conscience (EMC), le souci de la forme physique, le rêve de la santé parfaite, le désir de longévité, l'aspiration à l'immortalité, la croyance dans la réincarnation. En raison de son ambition de cultiver l'extrême dans deux domaines antinomiques, affirmation du Moi et dissolution du Moi, réussite professionnelle et spiritualité, le développement personnel apparaît comme le fer de lance de cette culture de l'illimité.
Mais la médaille a peut-être son revers. Le rêve de la supraconscience ne nous réserve-t-il pas une désillusion ? A force d'entendre vanter l'actualisation du potentiel cérébral, les individus risquent en effet d'être gagnés par un sentiment de découragement. Certes, la vie intense qui leur est proposée a l'avantage de donner un sens à leur existence. « Vous possédez un immense potentiel psychologique, déclarent leurs formateurs. La réalisation de ce potentiel doit être désormais votre but. » Mais ce faisant, le développement personnel souligne cruellement l'écart entre ce qu'on est et ce qu'on pourrait être, entre le Moi réel et le Moi qui a actualisé son potentiel. Aux absolus extérieurs à soi, utopies politiques, révolution, progrès, salut, Dieu, le développement personnel substitue un absolu de soi, qui entraîne une tension au coeur de la personnalité. L'excellence n'a-t-elle pas un coût, parfois exorbitant ? N'est-il pas dangereux de jouer sur l'héroïsation de soi-même, de faire vibrer la corde de l'autotranscendance, de l'autodivinisation ? Il nous paraît inévitable que, tôt ou tard, le face-à-face de l'individu avec l'absolu de soi provoquera une souffrance psychique.
Comparons, à cet égard, l'homme du xixe siècle et l'homme actuel. Au xixe siècle, les individus étaient obsédés par l'opposition du bien et du mal. Ils craignaient de se rendre coupables de transgressions, de franchir la ligne rouge des interdits. Ils s'alarmaient à l'idée que leurs fautes puissent être perçues par leurs semblables. Leur Surmoi les persécutait. De nos jours, ce qui nous tourmente est, plus que l'opposition entre le bien et le mal, l'écart entre le Moi idéal et le Moi réel, entre la vie limitée et la vie illimitée, entre le cerveau à 10 % et le cerveau à 100 %. «Saurai-je échapper à une vie médiocre ?», se demande chacun avec anxiété. Le souci de l'accomplissement de soi devient torturant. La tyrannie du Moi idéal se substitue à celle du Surmoi. La crainte de la médiocrité remplace la crainte de la culpabilité.
Tel pourrait bien être, en définitive, l'effet pervers de la grisante aventure de la supraconscience. Le prométhéisme psychique du développement personnel risque de conduire l'homme de demain à une nouvelle forme de conscience malheureuse.
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Re: Fiche de lectures
Le prix de la liberté
(Auteur : Nicolas Journet)
Le regard que portent les sociologues sur la condition faite à l'individu contemporain est rarement tendre. Au début des années 1980, ils dénoncent la vanité qui guette l'individu émancipé de tout lien. Dix ans plus tard, ils le peignent accablé par la crainte de l'échec et les fluctuations de son désir.
L'individu, pourrait-on dire, est un fait éternel mais une idée moderne. On attribue souvent aux philosophes grecs, stoïciens et épicuriens, le soin d'avoir, les premiers, réfléchi à l'importance de leur vie singulière, puis à la Renaissance d'avoir inventé des métiers autonomes : le banquier, l'artiste, le savant. Le modèle de l'individu libre et pourvu de droits naît, plus généralement, dans l'Angleterre du xviie siècle. Enfin, le romantisme accorda à chacun le droit de prendre soin de ses sentiments, humeurs et états intérieurs.
Plus concrètement, des historiens des mœurs comme Norbert Elias et Michel Foucault ont décrit le lent mouvement de « civilisation » pour l'un, de « discipline des esprits » pour l'autre, par lequel l'individu a trouvé, en même temps que des espaces de liberté, sa place dans les pratiques quotidiennes et la vie sociale.
Pour N. Elias, la liberté de l'individu ne put être acquise qu'au prix de l'intériorisation de certaines normes importantes de la vie sociale moderne (la pudeur, le renoncement à la violence, la courtoisie). Pour M. Foucault, le prix à payer est celui d'une mise en coupe des esprits telle que, désormais, ordre moral et ordre social doivent coïncider.
En effet, en dehors de quelques penseurs darwiniens, nulle école n'a pu soutenir vraiment l'idée que l'individu en société puisse être naturellement une sorte d'atome mû par les forces aveugles de l'égoïsme. Sa liberté devait, au pire, être une illusion, et au mieux, une incitation à utiliser sa raison pour prendre de bonnes décisions. L'autonomie, l'esprit d'entreprise et le sens des responsabilités sont apparus comme des qualités requises de l'homme moderne, mais aussi comme des charges de plus en plus lourdes pour le sujet confronté à lui-même. En 1983, Gilles Lipovetsky, sociologue français, publiait L'Ere du vide (Gallimard, 1983) Sous-titré « Essais sur l'individualisme contemporain », cet ouvrage se voulait un examen à la fois lucide et alarmiste de la condition de l'homme moderne.
S'appuyant sur des auteurs américains (Richard Sennett, Christopher Lash, Jim Hougan), il traçait un portrait inquiétant des évolutions sociales en cours aux Etats-Unis, prémonitoires pour l'Europe. La prospérité, la fin des illusions révolutionnaires et le libéralisme moral avaient, selon lui, amené l'individu contemporain à un degré de narcissisme profond. Pris entre l'absence d'idéal et l'attrait du plaisir, cet homme qualifié de postmoderne ne se soucie plus guère que de son bonheur privé. Mais, même là, la peur d'être déçu et le refus des contraintes excluent toute forme d'engagement durable. Evoquant une certaine renaissance des pratiques religieuses, G. Lipovetsky souligne à quel point elles diffèrent de ce que pouvait être une adhésion selon la tradition : « L'attraction du religieux, écrit-il, n'est pas d'un autre ordre que les engouements éphémères mais néanmoins puissants pour telle ou telle technique relationnelle, diététique ou sportive. » Même dans ces matières réputées sérieuses, il n'y a plus de continuité : tout est mode, changement, légèreté.
Est-ce un progrès ou une décadence, une forme d'émancipation ou le signe d'une décomposition ? Bien qu'il s'abstienne de tout jugement, la terminologie et la posture de G. Lipovetsky (tout comme celles de ses sources américaines) sont dépréciatives : sans en avoir l'air, elles annoncent un naufrage et de nouvelles illusions. Le naufrage est celui de l'individu devenu « narcissique », flottant, émotionnellement vide et donc guetté par la dépression et toutes sortes de troubles de la motivation. Les nouvelles illusions sont celles de la liberté : derrière le plaisir de consommer et l'aisance communicationnelle se cacherait, en fait, la main de fer d'une gestion technocratique des comportements tournée vers un idéal de « régulation totale et microscopique du social ». Le tableau brossé par G. Lipovetsky et ses sources américaines est donc négatif : il souligne avant tout les pertes (de sens) et les manques (d'idées, d'action et de plaisir réel), pour aboutir à l'idée d'une « ère du vide » psychique, et donc du désespoir.
L'expression aura un certain succès. Le texte de G. Lipovetsky était, et reste, exemplaire d'une préoccupation, venue des Etats-Unis, qui se trouve rejoindre des thèmes que, par ailleurs, des auteurs comme Louis Dumont et M. Foucault étaient en train de développer. Tout en restant à distance, G. Lipovetsky concentrait dans son texte l'ensemble des questions qui, par la suite, entretiendront l'interrogation sur les conséquences de la liberté et de réflexivité de l'homme moderne. Si l'on compare ce texte à celui que, presque la même année, M. Foucault consacre dans son Histoire de la sexualité (Gallimard, 1983) à la « culture de soi » chez les Anciens, on est frappé par l'écart d'appréciation dont le « moi privé » fait l'objet. M. Foucault, bien que critique d'une modernité répressive, n'adresse pas de condamnation au « souci de soi ». G. Lipovetsky, et beaucoup de ceux qui partageront sa posture, s'attaquent de front à la tyrannie de l'intime et à l'inconstance du désir.
Dix ans plus tard, Alain Ehrenberg, dans L'Individu incertain (Calmann-Lévy, 1995) , part du constat que le développement de l'autonomie individuelle est devenu, dans les sociétés libérales, une injonction collective : on ne peut pas ne pas être libre. Cette liberté a pour corrélat l'augmentation du poids de la responsabilité de chacun face à sa propre vie : « Dans une société de responsabilité de soi, chacun doit impérativement se trouver un projet et agir pour lui-même. » Faute de quoi, d'une part, il est mis à l'écart, et d'autre part, souffre de culpabilité et de sentiment d'échec. Cette exigence décisionnelle suscite également de nouveaux besoins, de nouveaux adjuvants nécessaires à l'accomplissement de ces tâches psychologiquement pesantes.
Le poids des décisions
C'est même dans ces moyens que A. Ehrenberg trouve matière à étayer son propos : il pose son regard, d'une part, sur le discours qui entoure la toxicomanie et, d'autre part, sur des émissions télévisuelles à fort contenu psychologisant (comme Bas les Masques, L'Amour en danger). La toxicomanie est, selon lui, le lieu où se trouve mise en jeu la notion même d'autonomie : le toxicomane est un coupable en même temps qu'un malade souffrant d'un « trouble de l'identité ». Plus la recherche de moyens efficaces pour les combattre (notamment les psychotropes licites) s'affirme, plus on est en droit de penser que ces troubles augmentent en importance dans la société contemporaine.
Quant aux plateaux télévisés où toutes sortes de problèmes intimes sont débattus en public et en direct, ils représentent, selon A. Ehrenberg, des « aides réparatrices à l'estime de soi ». Le succès de ces émissions témoigne de l'existence d'un déficit de cette sorte d'estime chez le spectateur français. « L'évolution des rapports à la télévision et aux psychotropes est caractéristique du développement massif de technologies identitaires et d'industries de l'estime de soi.» En conséquence, « un individu aujourd'hui, c'est de l'autonomie assistée de multiples manières ». Ce diagnostic est difficilement réfutable, parce qu'il relève du jugement esthétique. Mais pour mieux comprendre son enjeu, il faut peut-être le mettre en rapport avec les préalables sociologiques sur lesquels il s'appuie.
Première constatation : pour pouvoir parler ainsi, il faut admettre qu'il existe quelque part un vécu unique correspondant à celui de « l'individu contemporain », les différences entre les classes et les cultures étant secondaires.
Deuxième constat : les libertés se multiplient, les normes s'effacent, les hiérarchies s'affaiblissent. C'est la condition pour que le problème de l'autonomie individuelle et de l'importance du jugement personnel se pose.
Troisième constat : les valeurs sociales et religieuses reculent devant le principe de plaisir. Les décisions deviennent plus difficiles à prendre, puisqu'il y a matière à arbitrage.
Quatrième constat : la morale n'a pas cessé d'exister, sinon les sentiments de culpabilité ou d'échec n'auraient pas de raison d'être. Mais elle est du ressort de chacun. Cette dimension d'intériorisation des normes, maintes fois soutenue par N. Elias, est essentielle : sans intériorité, pas d'individu.
Certains de ces points, il faut le savoir, font l'objet de discussions. L'idée de vécu collectif est combattue par une partie au moins de la communauté des sociologues et des économistes, qui insistent sur les phénomènes de fracture sociale et de creusement des inégalités. Pour Robert Castel, par
exemple, le fléau de l'individu moderne n'est pas l'incertitude ou l'excès de liberté, mais la « désaffiliation », conséquence d'une rupture des liens qui nous unissent à la société à travers le travail, la famille, les institutions. Pour Vincent de Gaulejac, de même, l'individu affecté ne souffre pas tant de culpabilité que de honte, c'est-à-dire de ce sentiment procuré par le regard des autres. Sur le deuxième point, tout le monde s'accorde à reconnaître que, depuis la Seconde Guerre mondiale, d'importants changements sont intervenus : permissivité sexuelle, remise en cause de la famille et des liens contractuels du mariage et de la filiation, développement des droits de l'individu. Il y aurait ainsi, selon Irène Théry, un vaste mouvement de « désinstitutionnalisation » de la famille, qui laisserait la place à des formes de plus en plus « électives » de vie privée. Mais, comme l'écrit Sabine Chalvon-Demersay, « comment vivre dans un monde où toutes les relations seraient des relations choisies ? ». Certains impossibles subsistent, comme de choisir ses parents. Sur ce plan, l'apparition d'inquiétudes nouvelles est incontestable. Sur la question du recul des valeurs, on ne trouve de données significatives que sur la religion, prise entre deux tendances : la chute des pratiques traditionnelles (chrétiennes) et l'émergence de nouvelles adhésions (à des sectes, des groupes messianiques, des pensées orientales).
Tous les commentateurs insistent sur le fait que ces nouveaux engagements sont conditionnels et instables. Il n'empêche qu'ils sont souvent décrits comme des palliatifs à l'incertitude.
Sur le quatrième point, celui des conflits intérieurs, on ne dispose évidemment pas d'indicateurs directs du degré de fragilité de nos contemporains. Mais il en existe d'indirects. En 2000, A. Ehrenberg a publié un travail sur la dépression et son traitement chimique. Il y définit la dépression comme une maladie de la responsabilité qui « amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire des gestions des conduites, les règles d'autorité et de conformité aux interdits, qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin, ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle ». Depuis 1970, la dépression est, écrit-il, « le trouble mental le plus répandu dans le monde ». Est-ce une preuve ? Non, plutôt un ensemble d'indices convergents qui montreraient que la liberté a, elle aussi, ses pathologies spécifiques.
École, couple et travail en crise
Il est aussi intéressant de voir de quels genres de terrains les sociologues qui émettent de tels diagnostics tirent des observations qui nourrissent cette vision critique de la condition moderne.
Pour François de Singly, le périmètre est clair : c'est celui du couple. Dans son dernier ouvrage, Libres ensemble. L'individualisme dans la vie commune (Nathan, 2000), il analyse la contradiction de fond sur laquelle évolue le couple moderne : former de l'être-ensemble sans se renier soi-même. Dans la mesure où il n'existe plus de modèles standard et institutionnel permettant de fixer la juste mesure du renoncement à soi et du dévouement à l'autre, chaque couple est sommé de négocier son propre contrat à propos des horaires, des degrés de confidentialité, des tâches attribuées à l'un et à l'autre, des activités communes ou séparées, des lectures, du niveau de la musique dans l'appartement, et ainsi de suite. Les données étant souvent similaires, les résultats se ressemblent, mais on a là une image appliquée à une situation concrète des problèmes auxquels tout individu ou presque est confronté un jour. La fréquence des divorces et séparations tendrait à prouver que ce type de problème est moins anodin qu'il n'y paraît.
Chez François Dubet et Danilo Martuccelli (Dans quelle société vivons-nous ?, Seuil, 1998), le modèle de situation est celui de la scolarité et du choix des études. L'entrée à l'université, par exemple, est une illustration de la condition de l'individu contemporain « obligé d'être libre, souverain, et qui doit s'exposer, dépouillé de son rôle et de ses attributs sociaux ». En effet, nul n'est tenu d'aller à l'université, et même les calculs les plus stratégiques restent incertains : à la différence des grandes écoles, les universités ne promettent en général pas de carrière bien définie. Conclusion : « Les acteurs sont tenus de combiner des raisons d'étudier. » « L'université conduit les individus à se définir eux-mêmes parce qu'elle ne les mobilise pas et ne leur propose pas un cadre de socialisation. »
L'utilité des études est devenue « vague », la passion intellectuelle « limitée » et la routine « honteuse ». Par ailleurs, les universités diffèrent de moins en moins des entreprises qui, elles aussi, « ne cessent d'en appeler à la motivation et à l'engagement des acteurs » sans leur proposer de gains très significatifs. Plus généralement, la situation de jugement scolaire est, selon F. Dubet, illustrative de ce qu'est le jugement social aujourd'hui : il ne s'agit pas seulement de travailler, il faut réussir. L'inquiétude de l'échec, le mépris qu'il peut attirer sont, en quelque sorte, la rançon de la liberté des modernes.
Pour Claude Dubar (La Crise des identités, Puf, 2000), le problème de l'individu « en crise » se confond avec celui des changements de condition, volontaires ou involontaires, qu'il connaît au long de sa vie. Le modèle de l'« installation » et de la « carrière unique » n'est plus du tout valorisé. Plus qu'autrefois, on demande aujourd'hui à chacun d'accepter de changer de métier, de résidence, d'amis, de conjoint. Tout changement important oblige à une réflexion sur soi-même qui peut déboucher sur un repli ou, plus positivement, sur une « conversion identitaire ». Pour C. Dubar, sans aucun doute, il n'y a là aucun effet incontrôlé ou pervers : c'est à l'individu d'apprendre à changer. C'est le prix de sa liberté.
(Auteur : Nicolas Journet)
Le regard que portent les sociologues sur la condition faite à l'individu contemporain est rarement tendre. Au début des années 1980, ils dénoncent la vanité qui guette l'individu émancipé de tout lien. Dix ans plus tard, ils le peignent accablé par la crainte de l'échec et les fluctuations de son désir.
L'individu, pourrait-on dire, est un fait éternel mais une idée moderne. On attribue souvent aux philosophes grecs, stoïciens et épicuriens, le soin d'avoir, les premiers, réfléchi à l'importance de leur vie singulière, puis à la Renaissance d'avoir inventé des métiers autonomes : le banquier, l'artiste, le savant. Le modèle de l'individu libre et pourvu de droits naît, plus généralement, dans l'Angleterre du xviie siècle. Enfin, le romantisme accorda à chacun le droit de prendre soin de ses sentiments, humeurs et états intérieurs.
Plus concrètement, des historiens des mœurs comme Norbert Elias et Michel Foucault ont décrit le lent mouvement de « civilisation » pour l'un, de « discipline des esprits » pour l'autre, par lequel l'individu a trouvé, en même temps que des espaces de liberté, sa place dans les pratiques quotidiennes et la vie sociale.
Pour N. Elias, la liberté de l'individu ne put être acquise qu'au prix de l'intériorisation de certaines normes importantes de la vie sociale moderne (la pudeur, le renoncement à la violence, la courtoisie). Pour M. Foucault, le prix à payer est celui d'une mise en coupe des esprits telle que, désormais, ordre moral et ordre social doivent coïncider.
En effet, en dehors de quelques penseurs darwiniens, nulle école n'a pu soutenir vraiment l'idée que l'individu en société puisse être naturellement une sorte d'atome mû par les forces aveugles de l'égoïsme. Sa liberté devait, au pire, être une illusion, et au mieux, une incitation à utiliser sa raison pour prendre de bonnes décisions. L'autonomie, l'esprit d'entreprise et le sens des responsabilités sont apparus comme des qualités requises de l'homme moderne, mais aussi comme des charges de plus en plus lourdes pour le sujet confronté à lui-même. En 1983, Gilles Lipovetsky, sociologue français, publiait L'Ere du vide (Gallimard, 1983) Sous-titré « Essais sur l'individualisme contemporain », cet ouvrage se voulait un examen à la fois lucide et alarmiste de la condition de l'homme moderne.
S'appuyant sur des auteurs américains (Richard Sennett, Christopher Lash, Jim Hougan), il traçait un portrait inquiétant des évolutions sociales en cours aux Etats-Unis, prémonitoires pour l'Europe. La prospérité, la fin des illusions révolutionnaires et le libéralisme moral avaient, selon lui, amené l'individu contemporain à un degré de narcissisme profond. Pris entre l'absence d'idéal et l'attrait du plaisir, cet homme qualifié de postmoderne ne se soucie plus guère que de son bonheur privé. Mais, même là, la peur d'être déçu et le refus des contraintes excluent toute forme d'engagement durable. Evoquant une certaine renaissance des pratiques religieuses, G. Lipovetsky souligne à quel point elles diffèrent de ce que pouvait être une adhésion selon la tradition : « L'attraction du religieux, écrit-il, n'est pas d'un autre ordre que les engouements éphémères mais néanmoins puissants pour telle ou telle technique relationnelle, diététique ou sportive. » Même dans ces matières réputées sérieuses, il n'y a plus de continuité : tout est mode, changement, légèreté.
Est-ce un progrès ou une décadence, une forme d'émancipation ou le signe d'une décomposition ? Bien qu'il s'abstienne de tout jugement, la terminologie et la posture de G. Lipovetsky (tout comme celles de ses sources américaines) sont dépréciatives : sans en avoir l'air, elles annoncent un naufrage et de nouvelles illusions. Le naufrage est celui de l'individu devenu « narcissique », flottant, émotionnellement vide et donc guetté par la dépression et toutes sortes de troubles de la motivation. Les nouvelles illusions sont celles de la liberté : derrière le plaisir de consommer et l'aisance communicationnelle se cacherait, en fait, la main de fer d'une gestion technocratique des comportements tournée vers un idéal de « régulation totale et microscopique du social ». Le tableau brossé par G. Lipovetsky et ses sources américaines est donc négatif : il souligne avant tout les pertes (de sens) et les manques (d'idées, d'action et de plaisir réel), pour aboutir à l'idée d'une « ère du vide » psychique, et donc du désespoir.
L'expression aura un certain succès. Le texte de G. Lipovetsky était, et reste, exemplaire d'une préoccupation, venue des Etats-Unis, qui se trouve rejoindre des thèmes que, par ailleurs, des auteurs comme Louis Dumont et M. Foucault étaient en train de développer. Tout en restant à distance, G. Lipovetsky concentrait dans son texte l'ensemble des questions qui, par la suite, entretiendront l'interrogation sur les conséquences de la liberté et de réflexivité de l'homme moderne. Si l'on compare ce texte à celui que, presque la même année, M. Foucault consacre dans son Histoire de la sexualité (Gallimard, 1983) à la « culture de soi » chez les Anciens, on est frappé par l'écart d'appréciation dont le « moi privé » fait l'objet. M. Foucault, bien que critique d'une modernité répressive, n'adresse pas de condamnation au « souci de soi ». G. Lipovetsky, et beaucoup de ceux qui partageront sa posture, s'attaquent de front à la tyrannie de l'intime et à l'inconstance du désir.
Dix ans plus tard, Alain Ehrenberg, dans L'Individu incertain (Calmann-Lévy, 1995) , part du constat que le développement de l'autonomie individuelle est devenu, dans les sociétés libérales, une injonction collective : on ne peut pas ne pas être libre. Cette liberté a pour corrélat l'augmentation du poids de la responsabilité de chacun face à sa propre vie : « Dans une société de responsabilité de soi, chacun doit impérativement se trouver un projet et agir pour lui-même. » Faute de quoi, d'une part, il est mis à l'écart, et d'autre part, souffre de culpabilité et de sentiment d'échec. Cette exigence décisionnelle suscite également de nouveaux besoins, de nouveaux adjuvants nécessaires à l'accomplissement de ces tâches psychologiquement pesantes.
Le poids des décisions
C'est même dans ces moyens que A. Ehrenberg trouve matière à étayer son propos : il pose son regard, d'une part, sur le discours qui entoure la toxicomanie et, d'autre part, sur des émissions télévisuelles à fort contenu psychologisant (comme Bas les Masques, L'Amour en danger). La toxicomanie est, selon lui, le lieu où se trouve mise en jeu la notion même d'autonomie : le toxicomane est un coupable en même temps qu'un malade souffrant d'un « trouble de l'identité ». Plus la recherche de moyens efficaces pour les combattre (notamment les psychotropes licites) s'affirme, plus on est en droit de penser que ces troubles augmentent en importance dans la société contemporaine.
Quant aux plateaux télévisés où toutes sortes de problèmes intimes sont débattus en public et en direct, ils représentent, selon A. Ehrenberg, des « aides réparatrices à l'estime de soi ». Le succès de ces émissions témoigne de l'existence d'un déficit de cette sorte d'estime chez le spectateur français. « L'évolution des rapports à la télévision et aux psychotropes est caractéristique du développement massif de technologies identitaires et d'industries de l'estime de soi.» En conséquence, « un individu aujourd'hui, c'est de l'autonomie assistée de multiples manières ». Ce diagnostic est difficilement réfutable, parce qu'il relève du jugement esthétique. Mais pour mieux comprendre son enjeu, il faut peut-être le mettre en rapport avec les préalables sociologiques sur lesquels il s'appuie.
Première constatation : pour pouvoir parler ainsi, il faut admettre qu'il existe quelque part un vécu unique correspondant à celui de « l'individu contemporain », les différences entre les classes et les cultures étant secondaires.
Deuxième constat : les libertés se multiplient, les normes s'effacent, les hiérarchies s'affaiblissent. C'est la condition pour que le problème de l'autonomie individuelle et de l'importance du jugement personnel se pose.
Troisième constat : les valeurs sociales et religieuses reculent devant le principe de plaisir. Les décisions deviennent plus difficiles à prendre, puisqu'il y a matière à arbitrage.
Quatrième constat : la morale n'a pas cessé d'exister, sinon les sentiments de culpabilité ou d'échec n'auraient pas de raison d'être. Mais elle est du ressort de chacun. Cette dimension d'intériorisation des normes, maintes fois soutenue par N. Elias, est essentielle : sans intériorité, pas d'individu.
Certains de ces points, il faut le savoir, font l'objet de discussions. L'idée de vécu collectif est combattue par une partie au moins de la communauté des sociologues et des économistes, qui insistent sur les phénomènes de fracture sociale et de creusement des inégalités. Pour Robert Castel, par
exemple, le fléau de l'individu moderne n'est pas l'incertitude ou l'excès de liberté, mais la « désaffiliation », conséquence d'une rupture des liens qui nous unissent à la société à travers le travail, la famille, les institutions. Pour Vincent de Gaulejac, de même, l'individu affecté ne souffre pas tant de culpabilité que de honte, c'est-à-dire de ce sentiment procuré par le regard des autres. Sur le deuxième point, tout le monde s'accorde à reconnaître que, depuis la Seconde Guerre mondiale, d'importants changements sont intervenus : permissivité sexuelle, remise en cause de la famille et des liens contractuels du mariage et de la filiation, développement des droits de l'individu. Il y aurait ainsi, selon Irène Théry, un vaste mouvement de « désinstitutionnalisation » de la famille, qui laisserait la place à des formes de plus en plus « électives » de vie privée. Mais, comme l'écrit Sabine Chalvon-Demersay, « comment vivre dans un monde où toutes les relations seraient des relations choisies ? ». Certains impossibles subsistent, comme de choisir ses parents. Sur ce plan, l'apparition d'inquiétudes nouvelles est incontestable. Sur la question du recul des valeurs, on ne trouve de données significatives que sur la religion, prise entre deux tendances : la chute des pratiques traditionnelles (chrétiennes) et l'émergence de nouvelles adhésions (à des sectes, des groupes messianiques, des pensées orientales).
Tous les commentateurs insistent sur le fait que ces nouveaux engagements sont conditionnels et instables. Il n'empêche qu'ils sont souvent décrits comme des palliatifs à l'incertitude.
Sur le quatrième point, celui des conflits intérieurs, on ne dispose évidemment pas d'indicateurs directs du degré de fragilité de nos contemporains. Mais il en existe d'indirects. En 2000, A. Ehrenberg a publié un travail sur la dépression et son traitement chimique. Il y définit la dépression comme une maladie de la responsabilité qui « amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire des gestions des conduites, les règles d'autorité et de conformité aux interdits, qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin, ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l'initiative individuelle ». Depuis 1970, la dépression est, écrit-il, « le trouble mental le plus répandu dans le monde ». Est-ce une preuve ? Non, plutôt un ensemble d'indices convergents qui montreraient que la liberté a, elle aussi, ses pathologies spécifiques.
École, couple et travail en crise
Il est aussi intéressant de voir de quels genres de terrains les sociologues qui émettent de tels diagnostics tirent des observations qui nourrissent cette vision critique de la condition moderne.
Pour François de Singly, le périmètre est clair : c'est celui du couple. Dans son dernier ouvrage, Libres ensemble. L'individualisme dans la vie commune (Nathan, 2000), il analyse la contradiction de fond sur laquelle évolue le couple moderne : former de l'être-ensemble sans se renier soi-même. Dans la mesure où il n'existe plus de modèles standard et institutionnel permettant de fixer la juste mesure du renoncement à soi et du dévouement à l'autre, chaque couple est sommé de négocier son propre contrat à propos des horaires, des degrés de confidentialité, des tâches attribuées à l'un et à l'autre, des activités communes ou séparées, des lectures, du niveau de la musique dans l'appartement, et ainsi de suite. Les données étant souvent similaires, les résultats se ressemblent, mais on a là une image appliquée à une situation concrète des problèmes auxquels tout individu ou presque est confronté un jour. La fréquence des divorces et séparations tendrait à prouver que ce type de problème est moins anodin qu'il n'y paraît.
Chez François Dubet et Danilo Martuccelli (Dans quelle société vivons-nous ?, Seuil, 1998), le modèle de situation est celui de la scolarité et du choix des études. L'entrée à l'université, par exemple, est une illustration de la condition de l'individu contemporain « obligé d'être libre, souverain, et qui doit s'exposer, dépouillé de son rôle et de ses attributs sociaux ». En effet, nul n'est tenu d'aller à l'université, et même les calculs les plus stratégiques restent incertains : à la différence des grandes écoles, les universités ne promettent en général pas de carrière bien définie. Conclusion : « Les acteurs sont tenus de combiner des raisons d'étudier. » « L'université conduit les individus à se définir eux-mêmes parce qu'elle ne les mobilise pas et ne leur propose pas un cadre de socialisation. »
L'utilité des études est devenue « vague », la passion intellectuelle « limitée » et la routine « honteuse ». Par ailleurs, les universités diffèrent de moins en moins des entreprises qui, elles aussi, « ne cessent d'en appeler à la motivation et à l'engagement des acteurs » sans leur proposer de gains très significatifs. Plus généralement, la situation de jugement scolaire est, selon F. Dubet, illustrative de ce qu'est le jugement social aujourd'hui : il ne s'agit pas seulement de travailler, il faut réussir. L'inquiétude de l'échec, le mépris qu'il peut attirer sont, en quelque sorte, la rançon de la liberté des modernes.
Pour Claude Dubar (La Crise des identités, Puf, 2000), le problème de l'individu « en crise » se confond avec celui des changements de condition, volontaires ou involontaires, qu'il connaît au long de sa vie. Le modèle de l'« installation » et de la « carrière unique » n'est plus du tout valorisé. Plus qu'autrefois, on demande aujourd'hui à chacun d'accepter de changer de métier, de résidence, d'amis, de conjoint. Tout changement important oblige à une réflexion sur soi-même qui peut déboucher sur un repli ou, plus positivement, sur une « conversion identitaire ». Pour C. Dubar, sans aucun doute, il n'y a là aucun effet incontrôlé ou pervers : c'est à l'individu d'apprendre à changer. C'est le prix de sa liberté.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Alain Ehrenberg, La société du malaise
La problématique d'Alain Ehrenberg ressort du passage suivant (p. 19) qui aurait très bien pu servir de quatrième de couverture :
Au cours des années 1970 s'impose l'idée que l'homme public décline au profit de l'homme privé. En conséquence, la société se trouve envahie par le moi des individus et les liens sociaux perdent de leur force. Cette idée du déclin a trouvé un matériau électif dans une classe de pathologies mise en relief par les psychanalyses britannique et américaine à partir des années 1940 : les pathologies narcissiques et les états-limites. [...] Les psychanalystes considèrent que la plupart des patients d'aujourd'hui, en libéral comme en institution, en relèvent. À partir de cette classe de pathologies, deux sociologues américains, Richard Sennett, avec Les Tyrannies de l'intimité en 1974 et, surtout, Christopher Lasch avec Le Complexe de Narcisse en 1979 lancent l'idée que l'individu est devenu narcissique. La candidature de ce concept psychanalytique à son élection comme concept sociologique a depuis lors été accepté avec une belle unanimité : un large consensus moral et social sur l'individualisme s'est forgé pour affirmer qu'Œdipe a laissé sa place à Narcisse. Plus encore, la manière dont ces deux sociologues s'appuient sur la psychanalyse pour faire de la sociologie est devenue le grand modèle méthodologique pour parler des maux engendrés par les sociétés individualistes. En France, les partisans de cette thèse s'appuient sur les concepts de Jacques Lacan comme ceux d'ordre symbolique, désormais en crise, ou d'imago paternelle, aujourd'hui en déclin, mais c'est ce même modèle qui est à l'œuvre. Avec Narcisse, nous avons, d'une part, une vision politique et morale de l'individualisme et, d'autre part, une méthode pour combiner sociologie et psychanalyse. C'est cette vision et cette méthode que ce livre entend discuter.
À partir de là, le livre comprend deux parties : la première examine la façon dont ont été pensés les rapports entre « personnalité » et « société » aux États-Unis, la seconde la façon dont ces mêmes rapports ont été pensés en France. A. Ehrenberg entend ainsi explorer « deux versions du mythe de l'affaiblissement du lien social » (p. 24) en considérant ce mythe comme sociologiquement nécessaire dans l'état présent des sociétés américaine et française, bien qu'épistémologiquement erroné. Le mythe de l'affaiblissement du lien social autrement dit est pris lui-même comme fait social plutôt que comme explication fondée d'une mutation en cours.
Dans le chapitre 6 Ehrenberg constate l'existence en France d'une série de livres, écrits par des psychanalystes, qui s'engagent dans une clinique psychanalytique du lien social en s'appuyant sur l'idiome lacanien, en même temps que dans une « critique des modes de vie contemporains » (p. 226).
Que disent ces auteurs ? Qu'il existe dans nos sociétés un processus de « désinstitutionnalisation » de la famille, accompagné d'un « déclin de l'identité du père » qui « ouvre la voie à l'envahissement de la figure maternelle » (p. 226) et à la persistance de la « toute-puissance infantile » (p. 227). Du coup le sujet n'entrerait pas dans le symbolique et ne pourrait « aller plus loin dans le chemin de la subjectivation » (p. 227). Le déclin de l'identité paternelle n'est bien sûr pas celui du père réel (le géniteur), mais celui de sa « place symbolique, celle qui fonde l'autorité. Le père, ou plutôt le nom-du-père, ou encore le signifiant phallique, ne rempli[rait] plus sa fonction normative. C'est sur ce défaut social que fleuri[raient] les nouvelles pathologies » (p. 228). Tout cela caractériserait « le lien social affaibli de la société libérale, néolibérale, post-, hyper- ou ultramoderne » (p. 228 -- tous ces termes étant à peu près interchangeables chez les auteurs considérés). Bref, et c'est très clair chez Melman, la nouvelle économie libérale se traduirait par l'émergence d'une « nouvelle économie psychique ». Les évolutions économiques et sociétales auraient eu comme résultat la production d'une « mutation anthropologique » et de nouvelles pathologies, inexistantes du temps de Freud. Je cite Ehrenberg :
La nouvelle situation psychopathologique se résume[rait] par les traits suivants : érosion des différences entre névroses, psychoses, perversions, donc recul des indications classiques de la cure, au profit des troubles archaïques, préœdipiens mettant en jeu la relation mère-enfant. Ce tableau parfaitement classique des pathologies narcissiques et limites trouve un nouveau statut, celui d'un malaise dans la civilisation produit par le double libéralisme qui promeut l'hédonisme des mœurs et la concurrence généralisée : c'est un malaise dans la subjectivation. Toute cette rhétorique se ramène à une proposition : les personnalités sont aujourd'hui plus désorganisées à cause d'une accélération de la dynamique d'individualisation qui n'est plus tempérée ni par la coercition sociale qui tenait les individus ni par le conflit qui les structurait (p. 235).
À partir de là, Ehrenberg se livre à ce qu'il faut bien appeler une critique en règle de cette littérature auquel il reproche l'absence totale d'analyses réelles de cas cliniques (les auteurs se contentent de quelques vignettes ou allusions à de simples fins d'illustration du discours), de même que l'absence totale de description du contexte social.
Mais c'est qu'il ne s'agit pas tant de décrire le monde que de l'interpréter : nous n'apprenons pas quelque chose en lisant ces textes, et ils ne sont pas écrits pour nous informer, mais pour nous affecter en rappelant les valeurs de l'interdépendance sociale. C'est pourquoi le passé y apparaît comme un idéal, celui de l'équilibre entre la liberté individuelle et l'appartenance commune. La psychanalyse du lien social ne nous apporte pas une information sur l'état du monde, elle cherche plutôt à mobiliser le lecteur en se servant de représentations collectives disponibles pour souligner la profonde dépendance des individus les uns vis-à-vis des autres. (p. 238).
Mais Ehrenberg va plus loin en montrant que « la grande référence de la thèse de la mutation anthropologique est la philosophie de l'individualisme de Marcel Gauchet » (p. 239). C'est cette philosophie, soutenant par exemple que la famille a cessé d'être une institution pour devenir « une affaire privée -- le contraire d'une affaire publique », dans le cadre d'une « révolution anthropologique »2 , qu'il entreprend alors de discuter, pour lui reprocher in fine de faire de la socialité une « affaire de conscience, puisque chacun doit consentir, dans on ne sait dans quelle cérémonie d'ailleurs, à l'antériorité du social sur l'être humain individuel » (p. 243), tout en restant prisonnière de l'opposition aussi banale que classique entre individu et société.
Ehrenberg propose alors son propre dépassement de cette opposition en se basant sur l'institution du sens, telle que l'expose Vincent Descombes :
Le problème de la « société » est un problème d'ordre, mais non au sens des forces de l'ordre, de l'ordre bourgeois ou de l'ordre symbolique, non au sens donc d'une contrainte physique exercée sur les individus, mais d'une contrainte logique : c'est un problème d'ordre portant sur le sens, d'institution du sens, pour reprendre le titre très explicite d'un livre de Vincent Descombes : ce sont des significations sociales qui sont instituées et non des limites entre des individus. (p. 245).
Le sujet de l'institution est « un sujet logique » (p. 249). Il n'y a pas un collectif, « qui serait "social" », et un individuel, « qui serait psychologique », mais un « esprit commun » (p. 249).
[Car] les hommes naissent dans un monde qui est là avant eux, un monde de significations communes et impersonnelles qui guide leur action personnelle et singulière selon des règles qui leur permettent de la coordonner, que la société soit individualiste ou non (p. 249).
Et ces règles sont des « contraintes logiques », « des relations de significations, elles impliquent des conditions formelles de sens » (p. 249-250) :
Il ne peut y avoir de don ou de meurtre sans une règle de don ou de meurtre donnée avant, autrement dit sans une coutume concrète dans laquelle la règle est comprise par tout le monde, et même, évidemment, par ceux qui la transgressent (p. 250).
Mieux :
Dans une relation sociale, nous ne nous intéressons pas aux acteurs en tant qu'individus ressentant toutes sortes de choses ou en tant que sujets -- consciences consentantes --, mais en tant que personnes jouant un certain rôle. Or le concept de personne ne sépare pas l'individu et la société, pas plus qu'un intérieur subjectif et un extérieur objectif, il ne renvoie, directement du moins, à un individu empirique. Il désigne et décrit la possibilité d'occuper les trois positions personnelles de la personne verbale : pour pouvoir dire « je » parle, il faut être capable de se reconnaître selon les cas comme celui qui parle (je), celui auquel on parle (tu) et celui dont on parle (il)1, le monde, la chose ou la personne dont on parle et qui occupe donc, avec « il », la position de la non-personne (p. 251).
Je cesse ce développement pour me contenter de poser quelques questions, plus ou moins bien formulées :
1° - qu'est-ce qui nous donne cette « possibilité d’occuper les trois positions personnelles de la personne verbale » ? ne faut-il pas faire l'hypothèse d'une faculté mentale particulière ?
2° - parler de « personne verbale » ou, avec Vincent Descombes, de « sujet logique » de l'institution ne comporte-t-il pas un risque de demeurer dans une philosophie ou une anthropologique logocentrique (d'autres diront « cognocentrée ») ?
3° - un changement ou une différence dans les « représentations sociales » de l'« individu », du « sujet » ou de la « personne » peut-il entraîner un changement dans le processus (implicite) de structuration ou de formalisation de ces relations elles-mêmes (ainsi que dans ses pathologies) ? Le social (mais de quoi s'agit-il ?) n'est sans doute pas fait que de « représentations ». Ce n'est donc pas parce que ces représentations changent (d'une époque à l'autre) ou diffèrent (d'un peuple ou d'une « culture » à l'autre) que la nature des relations elles-même change (à rapprocher de la thèse, défendue notamment par Irène Théry -- déjà ici --, selon laquelle ce n'est pas parce que les Occidentaux -- lesquels d'ailleurs ? -- d'aujourd'hui se pensent désormais comme des « individus » engagés dans des relations « intersubjectives » que le processus d'institution cesse d'œuvrer pour structurer les relations sociales.)
4° - etc. (la liste de questions n'est sans doute pas close)
La problématique d'Alain Ehrenberg ressort du passage suivant (p. 19) qui aurait très bien pu servir de quatrième de couverture :
Au cours des années 1970 s'impose l'idée que l'homme public décline au profit de l'homme privé. En conséquence, la société se trouve envahie par le moi des individus et les liens sociaux perdent de leur force. Cette idée du déclin a trouvé un matériau électif dans une classe de pathologies mise en relief par les psychanalyses britannique et américaine à partir des années 1940 : les pathologies narcissiques et les états-limites. [...] Les psychanalystes considèrent que la plupart des patients d'aujourd'hui, en libéral comme en institution, en relèvent. À partir de cette classe de pathologies, deux sociologues américains, Richard Sennett, avec Les Tyrannies de l'intimité en 1974 et, surtout, Christopher Lasch avec Le Complexe de Narcisse en 1979 lancent l'idée que l'individu est devenu narcissique. La candidature de ce concept psychanalytique à son élection comme concept sociologique a depuis lors été accepté avec une belle unanimité : un large consensus moral et social sur l'individualisme s'est forgé pour affirmer qu'Œdipe a laissé sa place à Narcisse. Plus encore, la manière dont ces deux sociologues s'appuient sur la psychanalyse pour faire de la sociologie est devenue le grand modèle méthodologique pour parler des maux engendrés par les sociétés individualistes. En France, les partisans de cette thèse s'appuient sur les concepts de Jacques Lacan comme ceux d'ordre symbolique, désormais en crise, ou d'imago paternelle, aujourd'hui en déclin, mais c'est ce même modèle qui est à l'œuvre. Avec Narcisse, nous avons, d'une part, une vision politique et morale de l'individualisme et, d'autre part, une méthode pour combiner sociologie et psychanalyse. C'est cette vision et cette méthode que ce livre entend discuter.
À partir de là, le livre comprend deux parties : la première examine la façon dont ont été pensés les rapports entre « personnalité » et « société » aux États-Unis, la seconde la façon dont ces mêmes rapports ont été pensés en France. A. Ehrenberg entend ainsi explorer « deux versions du mythe de l'affaiblissement du lien social » (p. 24) en considérant ce mythe comme sociologiquement nécessaire dans l'état présent des sociétés américaine et française, bien qu'épistémologiquement erroné. Le mythe de l'affaiblissement du lien social autrement dit est pris lui-même comme fait social plutôt que comme explication fondée d'une mutation en cours.
Dans le chapitre 6 Ehrenberg constate l'existence en France d'une série de livres, écrits par des psychanalystes, qui s'engagent dans une clinique psychanalytique du lien social en s'appuyant sur l'idiome lacanien, en même temps que dans une « critique des modes de vie contemporains » (p. 226).
Que disent ces auteurs ? Qu'il existe dans nos sociétés un processus de « désinstitutionnalisation » de la famille, accompagné d'un « déclin de l'identité du père » qui « ouvre la voie à l'envahissement de la figure maternelle » (p. 226) et à la persistance de la « toute-puissance infantile » (p. 227). Du coup le sujet n'entrerait pas dans le symbolique et ne pourrait « aller plus loin dans le chemin de la subjectivation » (p. 227). Le déclin de l'identité paternelle n'est bien sûr pas celui du père réel (le géniteur), mais celui de sa « place symbolique, celle qui fonde l'autorité. Le père, ou plutôt le nom-du-père, ou encore le signifiant phallique, ne rempli[rait] plus sa fonction normative. C'est sur ce défaut social que fleuri[raient] les nouvelles pathologies » (p. 228). Tout cela caractériserait « le lien social affaibli de la société libérale, néolibérale, post-, hyper- ou ultramoderne » (p. 228 -- tous ces termes étant à peu près interchangeables chez les auteurs considérés). Bref, et c'est très clair chez Melman, la nouvelle économie libérale se traduirait par l'émergence d'une « nouvelle économie psychique ». Les évolutions économiques et sociétales auraient eu comme résultat la production d'une « mutation anthropologique » et de nouvelles pathologies, inexistantes du temps de Freud. Je cite Ehrenberg :
La nouvelle situation psychopathologique se résume[rait] par les traits suivants : érosion des différences entre névroses, psychoses, perversions, donc recul des indications classiques de la cure, au profit des troubles archaïques, préœdipiens mettant en jeu la relation mère-enfant. Ce tableau parfaitement classique des pathologies narcissiques et limites trouve un nouveau statut, celui d'un malaise dans la civilisation produit par le double libéralisme qui promeut l'hédonisme des mœurs et la concurrence généralisée : c'est un malaise dans la subjectivation. Toute cette rhétorique se ramène à une proposition : les personnalités sont aujourd'hui plus désorganisées à cause d'une accélération de la dynamique d'individualisation qui n'est plus tempérée ni par la coercition sociale qui tenait les individus ni par le conflit qui les structurait (p. 235).
À partir de là, Ehrenberg se livre à ce qu'il faut bien appeler une critique en règle de cette littérature auquel il reproche l'absence totale d'analyses réelles de cas cliniques (les auteurs se contentent de quelques vignettes ou allusions à de simples fins d'illustration du discours), de même que l'absence totale de description du contexte social.
Mais c'est qu'il ne s'agit pas tant de décrire le monde que de l'interpréter : nous n'apprenons pas quelque chose en lisant ces textes, et ils ne sont pas écrits pour nous informer, mais pour nous affecter en rappelant les valeurs de l'interdépendance sociale. C'est pourquoi le passé y apparaît comme un idéal, celui de l'équilibre entre la liberté individuelle et l'appartenance commune. La psychanalyse du lien social ne nous apporte pas une information sur l'état du monde, elle cherche plutôt à mobiliser le lecteur en se servant de représentations collectives disponibles pour souligner la profonde dépendance des individus les uns vis-à-vis des autres. (p. 238).
Mais Ehrenberg va plus loin en montrant que « la grande référence de la thèse de la mutation anthropologique est la philosophie de l'individualisme de Marcel Gauchet » (p. 239). C'est cette philosophie, soutenant par exemple que la famille a cessé d'être une institution pour devenir « une affaire privée -- le contraire d'une affaire publique », dans le cadre d'une « révolution anthropologique »2 , qu'il entreprend alors de discuter, pour lui reprocher in fine de faire de la socialité une « affaire de conscience, puisque chacun doit consentir, dans on ne sait dans quelle cérémonie d'ailleurs, à l'antériorité du social sur l'être humain individuel » (p. 243), tout en restant prisonnière de l'opposition aussi banale que classique entre individu et société.
Ehrenberg propose alors son propre dépassement de cette opposition en se basant sur l'institution du sens, telle que l'expose Vincent Descombes :
Le problème de la « société » est un problème d'ordre, mais non au sens des forces de l'ordre, de l'ordre bourgeois ou de l'ordre symbolique, non au sens donc d'une contrainte physique exercée sur les individus, mais d'une contrainte logique : c'est un problème d'ordre portant sur le sens, d'institution du sens, pour reprendre le titre très explicite d'un livre de Vincent Descombes : ce sont des significations sociales qui sont instituées et non des limites entre des individus. (p. 245).
Le sujet de l'institution est « un sujet logique » (p. 249). Il n'y a pas un collectif, « qui serait "social" », et un individuel, « qui serait psychologique », mais un « esprit commun » (p. 249).
[Car] les hommes naissent dans un monde qui est là avant eux, un monde de significations communes et impersonnelles qui guide leur action personnelle et singulière selon des règles qui leur permettent de la coordonner, que la société soit individualiste ou non (p. 249).
Et ces règles sont des « contraintes logiques », « des relations de significations, elles impliquent des conditions formelles de sens » (p. 249-250) :
Il ne peut y avoir de don ou de meurtre sans une règle de don ou de meurtre donnée avant, autrement dit sans une coutume concrète dans laquelle la règle est comprise par tout le monde, et même, évidemment, par ceux qui la transgressent (p. 250).
Mieux :
Dans une relation sociale, nous ne nous intéressons pas aux acteurs en tant qu'individus ressentant toutes sortes de choses ou en tant que sujets -- consciences consentantes --, mais en tant que personnes jouant un certain rôle. Or le concept de personne ne sépare pas l'individu et la société, pas plus qu'un intérieur subjectif et un extérieur objectif, il ne renvoie, directement du moins, à un individu empirique. Il désigne et décrit la possibilité d'occuper les trois positions personnelles de la personne verbale : pour pouvoir dire « je » parle, il faut être capable de se reconnaître selon les cas comme celui qui parle (je), celui auquel on parle (tu) et celui dont on parle (il)1, le monde, la chose ou la personne dont on parle et qui occupe donc, avec « il », la position de la non-personne (p. 251).
Je cesse ce développement pour me contenter de poser quelques questions, plus ou moins bien formulées :
1° - qu'est-ce qui nous donne cette « possibilité d’occuper les trois positions personnelles de la personne verbale » ? ne faut-il pas faire l'hypothèse d'une faculté mentale particulière ?
2° - parler de « personne verbale » ou, avec Vincent Descombes, de « sujet logique » de l'institution ne comporte-t-il pas un risque de demeurer dans une philosophie ou une anthropologique logocentrique (d'autres diront « cognocentrée ») ?
3° - un changement ou une différence dans les « représentations sociales » de l'« individu », du « sujet » ou de la « personne » peut-il entraîner un changement dans le processus (implicite) de structuration ou de formalisation de ces relations elles-mêmes (ainsi que dans ses pathologies) ? Le social (mais de quoi s'agit-il ?) n'est sans doute pas fait que de « représentations ». Ce n'est donc pas parce que ces représentations changent (d'une époque à l'autre) ou diffèrent (d'un peuple ou d'une « culture » à l'autre) que la nature des relations elles-même change (à rapprocher de la thèse, défendue notamment par Irène Théry -- déjà ici --, selon laquelle ce n'est pas parce que les Occidentaux -- lesquels d'ailleurs ? -- d'aujourd'hui se pensent désormais comme des « individus » engagés dans des relations « intersubjectives » que le processus d'institution cesse d'œuvrer pour structurer les relations sociales.)
4° - etc. (la liste de questions n'est sans doute pas close)
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
J'aime quand Philippe FABRY dit que l'inconnu est constitutif de la personne.
Et sur un autre plan, je note ceci aussi, car je le constate parfois autour de moi, et donc je suis amené à me (re)demander en quoi je suis aussi dans la même tromperie;
Et sur un autre plan, je note ceci aussi, car je le constate parfois autour de moi, et donc je suis amené à me (re)demander en quoi je suis aussi dans la même tromperie;
" Alors que la méfiance, forçant au contrôle permanent et terriblement coûteux, est devenue une preuve de bêtise, la confiance résultant de mon intelligence, de ma capacité à créer du lien, est devenue un égoïsme, une économie de mon rapport au monde. Elle résulte de mes intérêts, de l’effort que je fais pour maintenir le plus longtemps possible les liens qui me mettent en valeur. Mes amis, mes savoirs, ma culture, mes propriétés. Moi, moi, moi répliqué le plus possible dans une multitude d’êtres dans lesquels je place mes liens, mes intérêts, ma confiance ; moi, petit capital d’intérêts qui m’assure que je suis bien là, qui garantit mon « bien-être ». Confiance qui, grâce aux ruses de la morale, pourrait presque faire croire que je suis un « être bien ". "
Deviens- Messages : 176
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Re: Fiche de lectures
Oui ... je me pose exactement la même question. C'est ainsi que j'ai choisi d'ouvrir ce fil, car j'admets pleinement être influencé par l'extérieur, parfois même à en devenir près du rôle d'un caméléon.
Une prise de conscience. Non douloureuse, plus factuelle. "Emancipative" dirais-je presque ...
Une prise de conscience. Non douloureuse, plus factuelle. "Emancipative" dirais-je presque ...
Dernière édition par Qilin le Sam 5 Jan 2013 - 17:55, édité 1 fois
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Merci de ta visite Deviens.
J'espère que ce fil deviendra par l'aide de tous un endroit où se poseront des articles aidant à mieux comprendre les fonctionnements des êtres dans leur écosystème.
J'espère que ce fil deviendra par l'aide de tous un endroit où se poseront des articles aidant à mieux comprendre les fonctionnements des êtres dans leur écosystème.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Des êtres dans un écosystème.
L'écosystème des êtres.
J'adhère, bien sûr.
L'écosystème des êtres.
J'adhère, bien sûr.
Deviens- Messages : 176
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Re: Fiche de lectures
La répétition des scénarios de vie. Demain est une autre histoire. (Jean Cottraux, Ed Odile Jacob, 2003)
L’ouvrage traite des événements de vie qui se répètent, et plus précisément de ceux qui abîment de façon récurrente les sujets qui les vivent. Pour Cottraux, la vie peut être assimilée au dénouement d’un film dans lequel le sujet prendrait le rôle d’acteur. Pour une partie, le scénario de chacun est écrit. Pour une autre, en revanche, il existe une certaine méconnaissance, parfois même une fuite pour lire les situations traumatiques qui se
perpétuent. Pourquoi recommence t-on toujours les mêmes erreurs ? Qu’est-ce qui nous incite à reproduire des réponses qui finalement nous conduisent à l’échec. D’une certaine manière, pourquoi le sujet est-il enfermé dans un itinéraire, alors qu’il éprouve un sentiment de malêtre.
La définition du scénario de vie, titre de l’ouvrage, peut-être celle d’une situation piège dans laquelle on se débat s’en pouvoir s’en sortir et qui se répète.
L’auteur y présente différentes vignettes, traitant de situations diverses. Il montre que certaines histoires se renouvellent avec un contenu similaire, celui d’une souffrance, d’un trouble intérieur qui se laisse mal définir. Ainsi, certaines femmes rencontrent toujours le même type d’homme, avec qui elles vivent des relations douloureuses. « Mon histoire est digne de dynastie ». D’autres en revanche, toujours inscrits dans des réussites ne parviennent
pas à se remettre d’un échec, parce que cette dimension cachée du pôle d’infériorité apparaît trop soudainement. Ces répétitions des mêmes comportements font naître progressivement des scénarios de vie. Leur contenu est traumatique.
Pour interroger cette notion, J.Cottraux fait un détour sur l’inconscient. Ceci est important, parce qu’effectivement le sujet n’a connaissance que des aboutissements du rôle qu’il joue continuellement. Chacun met en oeuvre, des pensées et des émotions qui lui échappent. Contrairement à ce que nous pensons intuitivement, tout n’est pas conscient. L’auteur rappelle ici que le fonctionnement de l’inconscient est utile parce qu’il nous permet de vivre dans le présent, parce qu’il nous protège momentanément. Enraciné dans une approche cognitive, il se distancie des conceptions psychanalytiques et présente l’inconscient comme un processus automatique, immergé, qui serait fait de schémas cognitifs (des modes de lecture) stockés en mémoire à long terme. Ces schémas, dans le cadre du livre sont dysfonctionnels, parce qu’ils tordent la réalité. Ils ont été appris dans des traumatismes, par l’éducation, renforcé dans les relations sociales.
Trois types d’inconscient sont présentés : Un inconscient biologique ou cérébral, un inconscient environnemental qui correspond aux influences extérieures, un inconscient cognitif. C’est ce dernier, qui en s’articulant aux deux autres produit les scénarios de vie. En effet, « l’environnement social peut à petits pas et petits bruits, induire des changements subtils de personnalité qui vont enfermer les sujets dans un scénario de vie.» Celui-ci n’en prendra pas connaissance. Au quotidien, tout ce qui s’oppose au schéma est rejeté.
Psychiatre, ancien président de l’Association européenne de thérapie comportementale et cognitive, la dernière partie de l’ouvrage appréhende les problématiques de soin. Une partie du travail en thérapie cognitive, dans ce contexte, est de rendre le scénario objectif, puis de le déconstruire. L’enjeu est considérable puisqu’il s’agit alors de toucher au sujet, de le changer, en partie. Cette tâche, on s’en doute est immense, profondément délicate. L’auteur appréhende cette réalité, celle qui concerne tous les psychologues. « Changer, c’est mourir un peu, c’est renoncer à une partie de soi. Changer, c’est partir sur une terre étrangère. Le tout est de savoir si l’immigration vaut le changement. »
L’ouvrage traite des événements de vie qui se répètent, et plus précisément de ceux qui abîment de façon récurrente les sujets qui les vivent. Pour Cottraux, la vie peut être assimilée au dénouement d’un film dans lequel le sujet prendrait le rôle d’acteur. Pour une partie, le scénario de chacun est écrit. Pour une autre, en revanche, il existe une certaine méconnaissance, parfois même une fuite pour lire les situations traumatiques qui se
perpétuent. Pourquoi recommence t-on toujours les mêmes erreurs ? Qu’est-ce qui nous incite à reproduire des réponses qui finalement nous conduisent à l’échec. D’une certaine manière, pourquoi le sujet est-il enfermé dans un itinéraire, alors qu’il éprouve un sentiment de malêtre.
La définition du scénario de vie, titre de l’ouvrage, peut-être celle d’une situation piège dans laquelle on se débat s’en pouvoir s’en sortir et qui se répète.
L’auteur y présente différentes vignettes, traitant de situations diverses. Il montre que certaines histoires se renouvellent avec un contenu similaire, celui d’une souffrance, d’un trouble intérieur qui se laisse mal définir. Ainsi, certaines femmes rencontrent toujours le même type d’homme, avec qui elles vivent des relations douloureuses. « Mon histoire est digne de dynastie ». D’autres en revanche, toujours inscrits dans des réussites ne parviennent
pas à se remettre d’un échec, parce que cette dimension cachée du pôle d’infériorité apparaît trop soudainement. Ces répétitions des mêmes comportements font naître progressivement des scénarios de vie. Leur contenu est traumatique.
Pour interroger cette notion, J.Cottraux fait un détour sur l’inconscient. Ceci est important, parce qu’effectivement le sujet n’a connaissance que des aboutissements du rôle qu’il joue continuellement. Chacun met en oeuvre, des pensées et des émotions qui lui échappent. Contrairement à ce que nous pensons intuitivement, tout n’est pas conscient. L’auteur rappelle ici que le fonctionnement de l’inconscient est utile parce qu’il nous permet de vivre dans le présent, parce qu’il nous protège momentanément. Enraciné dans une approche cognitive, il se distancie des conceptions psychanalytiques et présente l’inconscient comme un processus automatique, immergé, qui serait fait de schémas cognitifs (des modes de lecture) stockés en mémoire à long terme. Ces schémas, dans le cadre du livre sont dysfonctionnels, parce qu’ils tordent la réalité. Ils ont été appris dans des traumatismes, par l’éducation, renforcé dans les relations sociales.
Trois types d’inconscient sont présentés : Un inconscient biologique ou cérébral, un inconscient environnemental qui correspond aux influences extérieures, un inconscient cognitif. C’est ce dernier, qui en s’articulant aux deux autres produit les scénarios de vie. En effet, « l’environnement social peut à petits pas et petits bruits, induire des changements subtils de personnalité qui vont enfermer les sujets dans un scénario de vie.» Celui-ci n’en prendra pas connaissance. Au quotidien, tout ce qui s’oppose au schéma est rejeté.
Psychiatre, ancien président de l’Association européenne de thérapie comportementale et cognitive, la dernière partie de l’ouvrage appréhende les problématiques de soin. Une partie du travail en thérapie cognitive, dans ce contexte, est de rendre le scénario objectif, puis de le déconstruire. L’enjeu est considérable puisqu’il s’agit alors de toucher au sujet, de le changer, en partie. Cette tâche, on s’en doute est immense, profondément délicate. L’auteur appréhende cette réalité, celle qui concerne tous les psychologues. « Changer, c’est mourir un peu, c’est renoncer à une partie de soi. Changer, c’est partir sur une terre étrangère. Le tout est de savoir si l’immigration vaut le changement. »
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Merci Qilin pour ces partages de lecture, plus intéressants les uns que les autres.
Je vais moi aussi suivre ce fil avec grand intérêt et pourquoi pas tenter d'y contribuer.
Au plaisir de te lire.
Je vais moi aussi suivre ce fil avec grand intérêt et pourquoi pas tenter d'y contribuer.
Au plaisir de te lire.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Merci à toi
De ta visite, de tes commentaires, de ce que tu y déposes et déposeras.
A très bientôt.
De ta visite, de tes commentaires, de ce que tu y déposes et déposeras.
A très bientôt.
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Re: Fiche de lectures
Sociologie de l'amour : L'amour ne doit rien au hasard (chapitre 5)
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212538380/Chap5_Lamy.pdf
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212538380/Chap5_Lamy.pdf
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Sociologie de l'amour : Pourquoi les hommes ne comprennent rien aux femmes … et réciproquement (chapitre un)
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212540673/Chap1_Lamy.pdf
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212540673/Chap1_Lamy.pdf
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Sociologie de l'amour : Les relations perverses (chapitre un)
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212554557/Chap-1_Cziffra.pdf
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212554557/Chap-1_Cziffra.pdf
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Re: Fiche de lectures
Psychologie : Le syndrome du sauveur (introduction)
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212552324/Intro_Lamia.pdf
http://www.editions-eyrolles.com/Chapitres/9782212552324/Intro_Lamia.pdf
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Re: Fiche de lectures
Psychologie : Que dit votre colère ? (chapitre un)
http://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782212553475/que-dit-votre-colere
http://www.editions-eyrolles.com/Livre/9782212553475/que-dit-votre-colere
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Re: Fiche de lectures
Je remet dans le message suivant ce que j'ai posté sur mon fil, pour ceux que ça intéresse
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Re: Fiche de lectures
CESSEZ D’ÊTRE GENTIL, SOYEZ VRAI !
Être avec les autres en restant soi-même
(Auteur : Thomas d'Ansembourg)
Thomas d'Ansembourg, auteur de l'ouvrage, psychothérapeute, formateur en communication consciente et non violente, formé à différentes approches psychothérapeutiques, particulièrement à la méthode du Dr Marshall Rosenberg.
Thomas d'Ansembourg a avoué que la rencontre avec la communication consciente et non violente a provoqué chez lui un changement de vie. Sans cela, il serait aujourd'hui encore ce qu'il était jusqu'à l'âge de 35 ans, selon ses termes :
- un pauvre juriste qui s'emmerde ;
- un pauvre célibataire coincé dans un célibat défensif ;
- quelqu'un qui vit une vie qui n'est pas la sienne, qui vit à côté de sa vie…
C'est la gentillesse de façade qui est visée, pas la bonté foncière qui s'exerce gratuitement par un don désintéressé. Nous n'échappons pas à la gentillesse de façade. Nous disons « tout va bien » quand « cela ne va pas » ; nous disons à des relations : « Oui, nous reviendrons avec plaisir » alors que nous pensons : « Plus jamais de barbecue chez eux ! » Nous sommes poussés à dire des choses socialement admissibles qui nous trahissent et nous nous prostituons en quelque sorte.
Issu d'une famille aimante et catho de 5 enfants où tous vivaient dans une grande maison, grands-parents compris, Thomas d'Ansembourg a toujours été sensible aux conflits, aux tensions, aux non-dits, aux attitudes de façade. Pourquoi sommes-nous si mal à l'aise pour nous dire les choses ? Plutôt que par des mots, les conflits se manifestent par des attitudes : bouder, faire la gueule, claquer les portes, etc. On ne trouve pas les mots ; pauvreté du vocabulaire relationnel. D'ailleurs, c'est pour cela que, par la suite, il est devenu avocat : pour résoudre les conflits, mais des conflits déjà éclatés, fruits de malentendus provenant d'un mal exprimé ET d'un mal écouté. Il s'agit de la personne qui a des besoins mais qui ne parvient pas à les clarifier ni à les exprimer dans une demande claire ET la personne qui entend les plaintes, les critiques, les jugements et qui contre-attaque.
Exprimer clairement ET entendre clairement pour ne pas susciter de malentendus
Pour cela, il est nécessaire d'apprendre à écouter ce qu'on ressent. Prendre des heures pour apprendre à écouter, pour apprendre à être avec les autres et pas seulement trouver des solutions et donner des conseils
D'Ansembourg a travaillé dans une association (Flics et Voyous) s'occupant de gamins de la rue, de jeunes délinquants. Il a constaté qu'il y a une violence externalisée (frapper, détruire, voler, tuer, agresser, enfreindre, etc.) et une violence intériorisée (automutilation, se piquer, se droguer, se prostituer, etc.). Pendant ce travail, il s'est rendu compte que la violence provient :
- du manque de conscience de ce que je ressens ;
- du manque de vocabulaire pour exprimer mes sentiments et mes besoins.
Comment parvient-on à dire ce qu'on ressent (au moins à soi-même, ce qui serait un début…) ? Si on n'y parvient pas, on « tutoie (le « Tu » qui tue… : tu es comme ci, tu es comme ça : juger, critiquer, commenter le comportement de l'autre) plutôt que de dire JE, la vérité de ce qui se passe en moi. Thomas d'Ansembourg s'est rendu compte, qu'à cet égard, bien qu'étant avocat, il n'était pas plus outillé que les gamins de la rue qui s'expriment par la violence. Il a donc commencé une thérapie.
La thérapie consiste à travailler la conscience de soi ; couper les ficelles intérieures qui nous manipulent et font de nous une marionnette dont nous n'avons pas le contrôle ; se libérer des pièges que nous ne voyons pas car ils sont chevillés à nos habitudes de fonctionnement. Cela lui a permis de voir au-delà du vernis et de prendre conscience :
- qu'il était dans un enfermement, tant vis-à-vis de lui-même que vis-à-vis des autres ;
- qu'il était prisonnier d'un certain nombre de pièges ;
- qu'il avait une peur viscérale de l'engagement sentimental et que, chaque fois, il disait : « TU ne me conviens pas », plutôt que de se dire « j'ai peur » et de chercher pourquoi.
Une certaine éducation, malgré une bonne éducation, nous amène à des mécanismes de violence.
Les conditionnements de l'amour conditionnel
Les parents ont fait ce qu'ils pouvaient avec ce qu'ils avaient, ce qu'ils étaient et ce qu'ils avaient reçu. Il ne s'agit pas de faire un procès, il s'agit de prendre conscience de soi-même et de comprendre l'enclenchement du piège. Par où c'est venu que je suis coincé là-dedans ? Par où c'est venu que ma relation avec moi-même, avec les autres, avec la vie, n'est pas ce qu'elle devrait être ?
Quand on était petit, on nous a dit et on a ENTENDU : tu serais gentil d'aller ranger ta chambre ; tu serais gentil de bien travailler à l'école ; tu serais gentil de jeter un œil sur ton petit frère pendant que je sors faire une course, etc.
MAIS on capté et encodé autre chose… On n'a pas encodé « tu serais gentil de », MAIS « je t'aime si » tu ranges ta chambre, etc.
JE T'AIME SI = amour conditionnel. Acheter l'amour, l'intégration, l'appartenance par un comportement adéquat.
On a capté et encodé que l'amour, l'intégration, l'appartenance sont à acheter par un comportement adéquat. Je suis aimé pour ce que je FAIS et non pour ce que je SUIS.
Premier piège : on a davantage appris à FAIRE qu'à ETRE
On a tous en commun les besoins de survivre, de partager, de donner aux autres, de contribuer au bien commun, etc. Mais certaines fois, on devrait s'arrêter et se poser la question : « Pourquoi est-ce que j'en fais tant ? Pourquoi suis-je toujours la bonne poire de tous ? » :
- j'aime donner et aider, certes, MAIS ;
- j'attends surtout de recevoir de la reconnaissance, des gratifications ;
- je quête l'amour des autres : aimez-moi ! Aimez-moi !
Les personnes qui exercent dans le social et le caritatif sont particulièrement victimes de l'activisme : en raison de l'abondance et de l'urgence des besoins, elles risquent souvent l'épuisement, le burn-out (« carbonisation psychologique »), la dépression.
Je donne, je me dépense car j'ai du mal à m'aimer moi-même si je ne suis pas dans le FAIRE. Si je ne suis pas dans le FAIRE et dans l'ACTION, je me juge sévèrement et j'ai du mal à m'aimer moi-même. J'ai du mal à ETRE, alors que c'est ce que nous quêtons véritablement tout au long de notre existence.
Le parent qui ne prend pas de temps pour lui-même explose sur le conjoint ou sur les enfants. Se donner le temps de respirer, oser être vrai, dire qu'on a besoin de prendre 1H pour soi tout seul et qu'après on sera disponible. Se centrer plutôt que d'être dispersé et énervé. Être à l'écoute de soi pour pouvoir être à l'écoute de l'autre, cela s'apprend. Des ados viennent me voir en consultation : « Je viens vous voir parce que je n'arrive pas à dire à mon père de m'écouter. Il s'assied pour m'écouter, mais au bout de 5 minutes que je lui parle, il se lève et se rue sur le téléphone en disant : je vais appeler Untel qui va t'aider à résoudre ce problème ». Le papa a appris à être gentil… Quand il y a un problème, il a été programmé pour résoudre le problème. Il n'a pas appris à fréquenter un problème, la souffrance d'un proche, à être là et à écouter. Il se dépêche de vouloir résoudre, c'est plus sécurisant pour lui de répondre par le FAIRE que de répondre par l’Être.
Apprendre à s'écouter, apprendre à être dans l’Être. Côtoyer ses propres fragilités ce qui permet de mieux écouter et de mieux comprendre les fragilités des autres. On a du mal à simplement être AVEC. On sait donner des conseils, encourager à l'action, critiquer : on est piégé dans le FAIRE.
Dans nos agendas, y a-t-il des moments quotidiens pour s'arrêter, respirer, contempler, ne rien faire, bénir, se laisser bénir ? Comme il y a de moins en moins de VIE dans les choses à FAIRE, on en fait de plus en plus. La vie devient une course, surtout pour les parents. Tout le long du jour, on ne va pas de choses choisies en choses choisies. Le soir, quand on se couche à 23H passées, c'est souvent en s'affalant et disant : « Plus, je ne peux pas ! J'ai mérité largement de dormir enfin ! »
Souvent, nous cherchons notre propre approbation : je m'aime épuisé et à bout ; mais je ne m'aime pas détendu et joyeux… Je dois faire des choses pour être aimé. Et pourtant c'est le contraire de mon désir profond selon lequel je veux pouvoir sentir que je m'aime malgré tout, même imparfait ; sinon, comment aimer l'autre imparfait ?
Deuxième piège : le risque de ne pas mettre l'estime de soi en soi, mais dans le regard de l'autre
Le regard de l'autre me tient à sa merci. Je m'adapte, je me sur-adapte à des attentes supposées de l'autre. On finit par vivre dans un leurre, car on a du mal à vivre une saine estime envers soi-même. Quand nous nous sur-adaptons aux autres, les autres zappent, et c'est nous qui changeons d'écran… Chercher à plaire et éviter de déplaire, cela bouffe beaucoup d'énergie. On est toujours en adaptation à la supposée attente de l'autre, plutôt que d'être en attente de soi et de se connaître. Connaître nos vrais talents qui vont pouvoir contribuer à tous.
On pense être un gagnant, mais on voit bien qu'on est coincé, qu'on a du mal à s'ouvrir… Voici quelques signes d'une estime de soi défaillante :
- la personne qui prend toute la place ;
- le timide qu'il faut toujours aller extraire de sa tanière et de son coin ;
- la personne qui se vante toujours ;
- la personne qui se plaint toujours, etc.
C'est fatiguant pour l'entourage… Il s'agit d'acquérir une juste estime de soi, pas un ego hypertrophié. Sinon, je passe mon temps à quêter sans cesse à mon entourage des éléments d'estime de moi-même.
Troisième piège : Peur de la différence ; peur d'être différent
Il est nous est difficile de faire bon accueil à la différence, même à celle de notre conjoint, celle de nos ados, celle d'autres membres de la famille, celle de collègues de travail, etc. Notre seuil de tolérance à la différence est vite atteint. La peur de la différence mène à des rapports de pouvoir / soumission.
On a des difficultés à faire bon accueil à la différence, car on a encodé : « si je m'autorise ma différence, on ne m'aimera pas ». Si je laisse libre cours à la joie, à la créativité, à la fantaisie qui sont le propre de l'enfance, on finira par me dire (les frères et sœurs, l'institutrice, etc.) : « tu es un peu trop comme ceci ; tu n'es pas assez comme cela ; etc. »
Nous avons encodé une pensée binaire : « Oublie-toi toi-même pour pouvoir t'intégrer ». Le désir d'appartenir au groupe, le désir d'intégration est tel, qu'on perd son originalité pour avoir une place ; du coup, notre tolérance à l'originalité de l'autre est vite atteinte. On va lui demander de la taire ou bien de s'en aller… Il est nécessaire d'accueillir nos talents propres, notre propre originalité, pour pouvoir accueillir la différence des autres. Faites l'essai de parvenir à vous taire devant des positions différentes d'un autre et de l'écouter 5 mn montre en main sans immédiatement le relayer en disant « OUI MAIS… » Nous sommes profondément insécurisés. On a amalgamé DESACCORD et DESAMOUR. Si je suis différent, je crains de ne pas être aimé, de ne pas être accueilli. On peut cohabiter avec un être cher même si on est en désaccord : au moins, nous sommes d'accord sur le fait que nous ne sommes pas d'accord, et c'est déjà un point commun !
Du coup, nous évitons les conflits qui finissent par pourrir et fermenter jusqu'à l'explosion, faute de savoir en prendre conscience, de les exprimer, d'avoir le vocabulaire adéquat pour le faire. Vouloir éviter un conflit consiste à vouloir enfermer un camembert qui pue dans un placard pour s'isoler momentanément de sa pestilence. Mais à partir d'un moment, il finira par empester toute la maison, et il sera impossible d'échapper à son odeur… Les rapports vrais ne sont ni faciles ni confortables mais ils sont indispensables. Dire simplement : « Je me sens triste et préoccupé et j'aimerais qu'on prenne un moment pour se parler parce que je tiens à toi ». Les relations vraies finissent par sonner juste. On n'est plus dans la mascarade et c'est très sécurisant. Les deux clefs pour désamorcer les conflits sont :
- une saine estime de soi ;
- respect de l'autre dans son altérité / c'est-à-dire respect de soi-même dans son originalité propre…
Vouloir faire comme tout le monde pour « appartenir », pour « s'intégrer », ça n'ajoute rien au monde ni à notre entourage. Etre soi-même pour donner de soi-même, telle est la véritable contribution.
Quatrième piège : Difficulté à dire NON à temps
On a encodé comme une marque de désamour le fait qu'on nous dise NON. Si je dis NON à l'autre, il va comprendre : je ne t'aime pas. Donc, on dit OUI pour être gentil, pour acheter l'amour afin d'en recevoir. Si on dit OUI à répétition à des demandes réitérées, on finira par dire à l'autre : « TU m'as envahi ! », alors que c'est moi qui ne suis pas parvenu à baliser mon territoire… « TU es la goutte qui fait déborder MON vase ! » Or, c'est à moi d'être responsable de mon vase : je suis responsable d'aller m'asseoir de temps en temps sur la chaise de mon intériorité pour m'écouter moi-même, ce que je ressens, mes besoins, etc.
Apprendre à dire NON à temps, mais également à la bonne personne : en général, on va se plaindre à la mauvaise personne… Que d'énergie consumée en plaintes, récriminations plutôt que d'être en synergie, en coopération avec les autres.
Chaque fois que nous disons NON à une chose, c'est parce que nous disons OUI à autre chose. Donc, dire d'abord OUI (= écouter, accueillir la demande de l'autre) mais dire NON parce qu'on a un besoin plus urgent (de solitude, d'intimité avec le conjoint, etc.). Pratiquer à la fois l'écoute de soi + l'écoute de l'autre, pour ne pas parvenir à une opposition entre deux NON, source de conflit et de jugements mutuels.
Chercher à comprendre à quoi l'autre dit OUI quand il me dit NON. Décoder le NON de l'autre. La fillette ne veut pas aller se coucher parce qu'elle veut encore jouer… Ici, être vrai consiste à accompagner ce qui est vivant dans l'autre, tout en accompagnant ce qui est vivant en moi, sans démissionner de ce qui est vivant en moi (je suis crevé et je veux aller dormir pour être détendu et disponible demain).
Cinquième piège : Difficulté à discerner et à accueillir ses émotions
Est-ce que je suis à l'aise avec la tristesse ? ma tristesse ? Est-ce que je suis à l'aise avec la colère ? ma colère ? Tenter de contacter notre énergie vitale, lâcher ce qui nous encombre, car 90 % des colères qui partent en direction des autres, si on prend le temps de les comprendre, de les travailler, nous changent et nous font grandir. Comment utiliser ma colère pour me renseigner sur moi-même ? Commencer à exister par moi-même. Clarté précision, discernement. Sortir des rapports pouvoir / soumission. Etre dans des rapports de synergie et de coopération.
Nous sommes coupés en quatre morceaux :
1. tête : le mental, l'intelligence intellectuelle, cérébrale. Notre tête a été sur-formée à étiqueter, analyser, raisonner, catégoriser, etc. ;
2. le thorax (cœur, respiration) : l'intelligence spirituelle, émotionnelle, intuitive, les sentiments ;
3. l'abdomen (les tripes) : les besoins ;
4. les jambes : la demande claire adressée à l'autre et conforme à nos besoins.
Nous sommes souvent coupés de nos sentiments, de nos émotions, que nous avons du mal à identifier, à cerner. Les sentiments permettent de connaître nos besoins, de savoir ce qu'on a dans les tripes. Ces coupures, ces enfermements, ces manques de circulation de l'info en nous, proviennent du fait que nous avons été encodés. Il nous fallait devenir un gentil enfant sage et raisonnable. Quand un enfant se met en colère, on lui demande d'aller s'isoler un instant et d'aller réfléchir sur sa colère. Or, comme personne ne lui a enseigné à traiter sa colère, à discerner les besoins vivants sous-jacents à la colère, il renonce à sa colère, pour demeurer intégré à sa famille, pour ne pas rompre avec l'appartenance nécessaire à sa survie biologique :
- coupe-toi de tes sentiments, de tes émotions, ça dérange. Deviens intelligent au lieu de te mettre en colère, au lieu d'être triste, au lieu d'être joyeux, etc. ;
- ne fais pas ce que tu penses être bon, mais écoute les autres et fie-toi à leur jugement : c'est cela qui est nécessaire pour t'intégrer. Adapte-toi.
Afin de rectifier le tir, visiter notre cœur quand il souffre plutôt que d'attendre et demander des consolations. Prendre le temps de descendre dans notre souffrance pour en explorer les causes. Apprendre à décoder nos émotions comme une clef qui nous permet de connaître nos besoins. En nous coupant de nos sentiments, on vit à côté de notre vie, de la vie qui aurait pu être la nôtre.
Faire bon usage de ses émotions et exprimer des demandes claires. Les jambes symbolisent l'action, la demande claire que nous ne savons pas exprimer la plupart du temps. La mère de famille appelle ses enfants à la cantonade : « J'ai besoin d'aide ! ». Elle exprime un besoin, pas une demande. Une demande claire serait : Est-ce que toi tu pourrais faire ceci (mettre le couvert) pendant que ton frère fait cela (laver la salade). Si je dis « j'ai besoin de te parler », ce n'est pas une demande claire. Par contre, « j'ai besoin de te parler pendant 10 minutes avant le dîner », est une demande claire. La demande est claire : elle ne demande pas quelqu'un qui soit gentil, mais quelqu'un à qui elle puisse parler pendant 10 minutes.
Comment cela se passe avec l'autre ?
Comme moi, l'autre est également coupé de ce qui se passe en lui. Cela se solde donc souvent par des tactiques guerrières, une guerre d'arguments : « J'ai raison parce que + arguments » auquel il est répondu « tu as tort + arguments ». On n'est pas dans l'écoute et la coopération.
Il existe un choix fondamental à faire dans la vie : être heureux OU BIEN avoir raison… Vouloir avoir raison à tout prix est le reflet de notre insécurité intérieure face à la différence.
A un moment, on ne sait plus quelle langue parler à l'autre, tant la déconnexion se creuse entre les personnes. Nous demeurons en façade avec ce que l'autre a dit et le ton qu'il a employé. On n'a pas écouté le sentiment (tristesse) ni le besoin de l'autre (j'ai besoin que tu penses à moi). Il est nécessaire d'aller voir derrière la façade plutôt que de riposter.
Pour cela, il est nécessaire d'entrer dans le terrain commun, dans ce qui nous rassemble. Nous avons tous besoin de partager avec les autres, de vivre ensemble dans une ambiance paisible et harmonieuse. Si nous communiquons au niveau des sentiments et des besoins, nous nous situons dans le domaine qui nous rassemble ; si nous communiquons au niveau du mental et des arguments, c'est un domaine qui nous divise. Ce n'est pas parce que j'écoute les sentiments et les besoins de l'autre que je démissionne de mes propres sentiments et besoins. Ce type d'attitude fait autorité. il ne s'agit pas d'une autorité SUR, mais d'une autorité AVEC.
Vigilance dans la relation : ne pas prendre pour argent comptant que les mots que nous employons sont une évidence pour l'autre et qu'il les reçoit comme nous les disons, en toute transparence, sans interférence, ni interprétation, ni filtre. Certaines fois, il est nécessaire de faire reformuler : Dis-moi ce que tu as compris de ce que je t'ai dit…
Ne pas être dupe d'une attitude. Apprendre à décoder les sentiments et besoins de l'autre, par-delà ses attitudes de façade. Une attitude d'enfermement (« je n'ai besoin de personne » d'un ado) peut signifier : je ne veux plus souffrir, je me protège, je me tais. Faire preuve d'empathie : « A la fois, j'ai envie de respecter son silence s'il est apaisé et heureux pour toi ; à moins que ton silence ne provienne de la tristesse ». Rejoindre le vivant en l'autre ; accompagner le vivant en l'autre avec une écoute active, en proposant des noms de sentiments, des noms de besoins, tout le vocabulaire qui fait défaut, pour qu'il puisse le saisir. Dans ce cas, l'empathie consiste à mettre ses propres sentiments entre parenthèse, momentanément, pour pallier l'urgence, pour écouter ce que fait tant souffrir l'autre.
Il est nécessaire de bien travailler la présence à soi-même pour pouvoir être présent aux autres. De même, la pacification intérieure intense permet d'instaurer des rapports pacifiants avec les autres.
Joël pique 15 mobylettes par jour, sur la Grand Place de Bruxelles, presque en face du commissariat, ce qui génère des courses-poursuites. Pourquoi Joël pique-t-il des mobylettes en si grand nombre alors qu'en fourguer 2 ou 3 par jour serait suffisant pour son argent de poche, sa dope, etc. Voler autant de mobylettes ne répond pas à un besoin vital et fondamental de l'être humain. Par contre, la prise de risque est une stratégie répondant au besoin de se sentir exister, de se sentir vivre. Je pique des mobylettes car la vie des adultes me paraît grise. J'ai besoin que la vie soit festive, vivante. Le besoin de Joël est recevable, le vivant en lui, se sentir exister physiquement, vie grisante, palpitante, rejoindre les copains, etc. même si la stratégie qu'il utilise est inappropriée. D'autres feront des sports à risques, des explorations à risques. Vivre des stimulations joyeuses dans l'appartenance, avec un fort sentiment de vivre : nous désirons tous cela.
De même qu'on enseigne aux enfants à lire, écrire et compter, ce serait bien de :
- leur enseigner à bien s'écouter eux-mêmes pour s'exprimer avec clarté ;
- leur enseigner à bien écouter l'autre et le laisser s'exprimer avec clarté ;
- leur enseigner à vivre selon le mode : « je ne t'impose pas mes besoins ; je ne me soumets pas aux tiens ».
Cela requiert un apprentissage quotidien… Apprendre à dire : « Je me sens… parce que j'aurais besoin de … ; est-ce que tu es d'accord pour … »
Apprendre à cohabiter avec nos talents et nos forces respectives, nos sentiments et nos besoins respectifs. S'intégrer sans démissionner de soi-même et sans prendre le pouvoir.
Être avec les autres en restant soi-même
(Auteur : Thomas d'Ansembourg)
Thomas d'Ansembourg, auteur de l'ouvrage, psychothérapeute, formateur en communication consciente et non violente, formé à différentes approches psychothérapeutiques, particulièrement à la méthode du Dr Marshall Rosenberg.
Thomas d'Ansembourg a avoué que la rencontre avec la communication consciente et non violente a provoqué chez lui un changement de vie. Sans cela, il serait aujourd'hui encore ce qu'il était jusqu'à l'âge de 35 ans, selon ses termes :
- un pauvre juriste qui s'emmerde ;
- un pauvre célibataire coincé dans un célibat défensif ;
- quelqu'un qui vit une vie qui n'est pas la sienne, qui vit à côté de sa vie…
C'est la gentillesse de façade qui est visée, pas la bonté foncière qui s'exerce gratuitement par un don désintéressé. Nous n'échappons pas à la gentillesse de façade. Nous disons « tout va bien » quand « cela ne va pas » ; nous disons à des relations : « Oui, nous reviendrons avec plaisir » alors que nous pensons : « Plus jamais de barbecue chez eux ! » Nous sommes poussés à dire des choses socialement admissibles qui nous trahissent et nous nous prostituons en quelque sorte.
Issu d'une famille aimante et catho de 5 enfants où tous vivaient dans une grande maison, grands-parents compris, Thomas d'Ansembourg a toujours été sensible aux conflits, aux tensions, aux non-dits, aux attitudes de façade. Pourquoi sommes-nous si mal à l'aise pour nous dire les choses ? Plutôt que par des mots, les conflits se manifestent par des attitudes : bouder, faire la gueule, claquer les portes, etc. On ne trouve pas les mots ; pauvreté du vocabulaire relationnel. D'ailleurs, c'est pour cela que, par la suite, il est devenu avocat : pour résoudre les conflits, mais des conflits déjà éclatés, fruits de malentendus provenant d'un mal exprimé ET d'un mal écouté. Il s'agit de la personne qui a des besoins mais qui ne parvient pas à les clarifier ni à les exprimer dans une demande claire ET la personne qui entend les plaintes, les critiques, les jugements et qui contre-attaque.
Exprimer clairement ET entendre clairement pour ne pas susciter de malentendus
Pour cela, il est nécessaire d'apprendre à écouter ce qu'on ressent. Prendre des heures pour apprendre à écouter, pour apprendre à être avec les autres et pas seulement trouver des solutions et donner des conseils
D'Ansembourg a travaillé dans une association (Flics et Voyous) s'occupant de gamins de la rue, de jeunes délinquants. Il a constaté qu'il y a une violence externalisée (frapper, détruire, voler, tuer, agresser, enfreindre, etc.) et une violence intériorisée (automutilation, se piquer, se droguer, se prostituer, etc.). Pendant ce travail, il s'est rendu compte que la violence provient :
- du manque de conscience de ce que je ressens ;
- du manque de vocabulaire pour exprimer mes sentiments et mes besoins.
Comment parvient-on à dire ce qu'on ressent (au moins à soi-même, ce qui serait un début…) ? Si on n'y parvient pas, on « tutoie (le « Tu » qui tue… : tu es comme ci, tu es comme ça : juger, critiquer, commenter le comportement de l'autre) plutôt que de dire JE, la vérité de ce qui se passe en moi. Thomas d'Ansembourg s'est rendu compte, qu'à cet égard, bien qu'étant avocat, il n'était pas plus outillé que les gamins de la rue qui s'expriment par la violence. Il a donc commencé une thérapie.
La thérapie consiste à travailler la conscience de soi ; couper les ficelles intérieures qui nous manipulent et font de nous une marionnette dont nous n'avons pas le contrôle ; se libérer des pièges que nous ne voyons pas car ils sont chevillés à nos habitudes de fonctionnement. Cela lui a permis de voir au-delà du vernis et de prendre conscience :
- qu'il était dans un enfermement, tant vis-à-vis de lui-même que vis-à-vis des autres ;
- qu'il était prisonnier d'un certain nombre de pièges ;
- qu'il avait une peur viscérale de l'engagement sentimental et que, chaque fois, il disait : « TU ne me conviens pas », plutôt que de se dire « j'ai peur » et de chercher pourquoi.
Une certaine éducation, malgré une bonne éducation, nous amène à des mécanismes de violence.
Les conditionnements de l'amour conditionnel
Les parents ont fait ce qu'ils pouvaient avec ce qu'ils avaient, ce qu'ils étaient et ce qu'ils avaient reçu. Il ne s'agit pas de faire un procès, il s'agit de prendre conscience de soi-même et de comprendre l'enclenchement du piège. Par où c'est venu que je suis coincé là-dedans ? Par où c'est venu que ma relation avec moi-même, avec les autres, avec la vie, n'est pas ce qu'elle devrait être ?
Quand on était petit, on nous a dit et on a ENTENDU : tu serais gentil d'aller ranger ta chambre ; tu serais gentil de bien travailler à l'école ; tu serais gentil de jeter un œil sur ton petit frère pendant que je sors faire une course, etc.
MAIS on capté et encodé autre chose… On n'a pas encodé « tu serais gentil de », MAIS « je t'aime si » tu ranges ta chambre, etc.
JE T'AIME SI = amour conditionnel. Acheter l'amour, l'intégration, l'appartenance par un comportement adéquat.
On a capté et encodé que l'amour, l'intégration, l'appartenance sont à acheter par un comportement adéquat. Je suis aimé pour ce que je FAIS et non pour ce que je SUIS.
Premier piège : on a davantage appris à FAIRE qu'à ETRE
On a tous en commun les besoins de survivre, de partager, de donner aux autres, de contribuer au bien commun, etc. Mais certaines fois, on devrait s'arrêter et se poser la question : « Pourquoi est-ce que j'en fais tant ? Pourquoi suis-je toujours la bonne poire de tous ? » :
- j'aime donner et aider, certes, MAIS ;
- j'attends surtout de recevoir de la reconnaissance, des gratifications ;
- je quête l'amour des autres : aimez-moi ! Aimez-moi !
Les personnes qui exercent dans le social et le caritatif sont particulièrement victimes de l'activisme : en raison de l'abondance et de l'urgence des besoins, elles risquent souvent l'épuisement, le burn-out (« carbonisation psychologique »), la dépression.
Je donne, je me dépense car j'ai du mal à m'aimer moi-même si je ne suis pas dans le FAIRE. Si je ne suis pas dans le FAIRE et dans l'ACTION, je me juge sévèrement et j'ai du mal à m'aimer moi-même. J'ai du mal à ETRE, alors que c'est ce que nous quêtons véritablement tout au long de notre existence.
Le parent qui ne prend pas de temps pour lui-même explose sur le conjoint ou sur les enfants. Se donner le temps de respirer, oser être vrai, dire qu'on a besoin de prendre 1H pour soi tout seul et qu'après on sera disponible. Se centrer plutôt que d'être dispersé et énervé. Être à l'écoute de soi pour pouvoir être à l'écoute de l'autre, cela s'apprend. Des ados viennent me voir en consultation : « Je viens vous voir parce que je n'arrive pas à dire à mon père de m'écouter. Il s'assied pour m'écouter, mais au bout de 5 minutes que je lui parle, il se lève et se rue sur le téléphone en disant : je vais appeler Untel qui va t'aider à résoudre ce problème ». Le papa a appris à être gentil… Quand il y a un problème, il a été programmé pour résoudre le problème. Il n'a pas appris à fréquenter un problème, la souffrance d'un proche, à être là et à écouter. Il se dépêche de vouloir résoudre, c'est plus sécurisant pour lui de répondre par le FAIRE que de répondre par l’Être.
Apprendre à s'écouter, apprendre à être dans l’Être. Côtoyer ses propres fragilités ce qui permet de mieux écouter et de mieux comprendre les fragilités des autres. On a du mal à simplement être AVEC. On sait donner des conseils, encourager à l'action, critiquer : on est piégé dans le FAIRE.
Dans nos agendas, y a-t-il des moments quotidiens pour s'arrêter, respirer, contempler, ne rien faire, bénir, se laisser bénir ? Comme il y a de moins en moins de VIE dans les choses à FAIRE, on en fait de plus en plus. La vie devient une course, surtout pour les parents. Tout le long du jour, on ne va pas de choses choisies en choses choisies. Le soir, quand on se couche à 23H passées, c'est souvent en s'affalant et disant : « Plus, je ne peux pas ! J'ai mérité largement de dormir enfin ! »
Souvent, nous cherchons notre propre approbation : je m'aime épuisé et à bout ; mais je ne m'aime pas détendu et joyeux… Je dois faire des choses pour être aimé. Et pourtant c'est le contraire de mon désir profond selon lequel je veux pouvoir sentir que je m'aime malgré tout, même imparfait ; sinon, comment aimer l'autre imparfait ?
Deuxième piège : le risque de ne pas mettre l'estime de soi en soi, mais dans le regard de l'autre
Le regard de l'autre me tient à sa merci. Je m'adapte, je me sur-adapte à des attentes supposées de l'autre. On finit par vivre dans un leurre, car on a du mal à vivre une saine estime envers soi-même. Quand nous nous sur-adaptons aux autres, les autres zappent, et c'est nous qui changeons d'écran… Chercher à plaire et éviter de déplaire, cela bouffe beaucoup d'énergie. On est toujours en adaptation à la supposée attente de l'autre, plutôt que d'être en attente de soi et de se connaître. Connaître nos vrais talents qui vont pouvoir contribuer à tous.
On pense être un gagnant, mais on voit bien qu'on est coincé, qu'on a du mal à s'ouvrir… Voici quelques signes d'une estime de soi défaillante :
- la personne qui prend toute la place ;
- le timide qu'il faut toujours aller extraire de sa tanière et de son coin ;
- la personne qui se vante toujours ;
- la personne qui se plaint toujours, etc.
C'est fatiguant pour l'entourage… Il s'agit d'acquérir une juste estime de soi, pas un ego hypertrophié. Sinon, je passe mon temps à quêter sans cesse à mon entourage des éléments d'estime de moi-même.
Troisième piège : Peur de la différence ; peur d'être différent
Il est nous est difficile de faire bon accueil à la différence, même à celle de notre conjoint, celle de nos ados, celle d'autres membres de la famille, celle de collègues de travail, etc. Notre seuil de tolérance à la différence est vite atteint. La peur de la différence mène à des rapports de pouvoir / soumission.
On a des difficultés à faire bon accueil à la différence, car on a encodé : « si je m'autorise ma différence, on ne m'aimera pas ». Si je laisse libre cours à la joie, à la créativité, à la fantaisie qui sont le propre de l'enfance, on finira par me dire (les frères et sœurs, l'institutrice, etc.) : « tu es un peu trop comme ceci ; tu n'es pas assez comme cela ; etc. »
Nous avons encodé une pensée binaire : « Oublie-toi toi-même pour pouvoir t'intégrer ». Le désir d'appartenir au groupe, le désir d'intégration est tel, qu'on perd son originalité pour avoir une place ; du coup, notre tolérance à l'originalité de l'autre est vite atteinte. On va lui demander de la taire ou bien de s'en aller… Il est nécessaire d'accueillir nos talents propres, notre propre originalité, pour pouvoir accueillir la différence des autres. Faites l'essai de parvenir à vous taire devant des positions différentes d'un autre et de l'écouter 5 mn montre en main sans immédiatement le relayer en disant « OUI MAIS… » Nous sommes profondément insécurisés. On a amalgamé DESACCORD et DESAMOUR. Si je suis différent, je crains de ne pas être aimé, de ne pas être accueilli. On peut cohabiter avec un être cher même si on est en désaccord : au moins, nous sommes d'accord sur le fait que nous ne sommes pas d'accord, et c'est déjà un point commun !
Du coup, nous évitons les conflits qui finissent par pourrir et fermenter jusqu'à l'explosion, faute de savoir en prendre conscience, de les exprimer, d'avoir le vocabulaire adéquat pour le faire. Vouloir éviter un conflit consiste à vouloir enfermer un camembert qui pue dans un placard pour s'isoler momentanément de sa pestilence. Mais à partir d'un moment, il finira par empester toute la maison, et il sera impossible d'échapper à son odeur… Les rapports vrais ne sont ni faciles ni confortables mais ils sont indispensables. Dire simplement : « Je me sens triste et préoccupé et j'aimerais qu'on prenne un moment pour se parler parce que je tiens à toi ». Les relations vraies finissent par sonner juste. On n'est plus dans la mascarade et c'est très sécurisant. Les deux clefs pour désamorcer les conflits sont :
- une saine estime de soi ;
- respect de l'autre dans son altérité / c'est-à-dire respect de soi-même dans son originalité propre…
Vouloir faire comme tout le monde pour « appartenir », pour « s'intégrer », ça n'ajoute rien au monde ni à notre entourage. Etre soi-même pour donner de soi-même, telle est la véritable contribution.
Quatrième piège : Difficulté à dire NON à temps
On a encodé comme une marque de désamour le fait qu'on nous dise NON. Si je dis NON à l'autre, il va comprendre : je ne t'aime pas. Donc, on dit OUI pour être gentil, pour acheter l'amour afin d'en recevoir. Si on dit OUI à répétition à des demandes réitérées, on finira par dire à l'autre : « TU m'as envahi ! », alors que c'est moi qui ne suis pas parvenu à baliser mon territoire… « TU es la goutte qui fait déborder MON vase ! » Or, c'est à moi d'être responsable de mon vase : je suis responsable d'aller m'asseoir de temps en temps sur la chaise de mon intériorité pour m'écouter moi-même, ce que je ressens, mes besoins, etc.
Apprendre à dire NON à temps, mais également à la bonne personne : en général, on va se plaindre à la mauvaise personne… Que d'énergie consumée en plaintes, récriminations plutôt que d'être en synergie, en coopération avec les autres.
Chaque fois que nous disons NON à une chose, c'est parce que nous disons OUI à autre chose. Donc, dire d'abord OUI (= écouter, accueillir la demande de l'autre) mais dire NON parce qu'on a un besoin plus urgent (de solitude, d'intimité avec le conjoint, etc.). Pratiquer à la fois l'écoute de soi + l'écoute de l'autre, pour ne pas parvenir à une opposition entre deux NON, source de conflit et de jugements mutuels.
Chercher à comprendre à quoi l'autre dit OUI quand il me dit NON. Décoder le NON de l'autre. La fillette ne veut pas aller se coucher parce qu'elle veut encore jouer… Ici, être vrai consiste à accompagner ce qui est vivant dans l'autre, tout en accompagnant ce qui est vivant en moi, sans démissionner de ce qui est vivant en moi (je suis crevé et je veux aller dormir pour être détendu et disponible demain).
Cinquième piège : Difficulté à discerner et à accueillir ses émotions
Est-ce que je suis à l'aise avec la tristesse ? ma tristesse ? Est-ce que je suis à l'aise avec la colère ? ma colère ? Tenter de contacter notre énergie vitale, lâcher ce qui nous encombre, car 90 % des colères qui partent en direction des autres, si on prend le temps de les comprendre, de les travailler, nous changent et nous font grandir. Comment utiliser ma colère pour me renseigner sur moi-même ? Commencer à exister par moi-même. Clarté précision, discernement. Sortir des rapports pouvoir / soumission. Etre dans des rapports de synergie et de coopération.
Nous sommes coupés en quatre morceaux :
1. tête : le mental, l'intelligence intellectuelle, cérébrale. Notre tête a été sur-formée à étiqueter, analyser, raisonner, catégoriser, etc. ;
2. le thorax (cœur, respiration) : l'intelligence spirituelle, émotionnelle, intuitive, les sentiments ;
3. l'abdomen (les tripes) : les besoins ;
4. les jambes : la demande claire adressée à l'autre et conforme à nos besoins.
Nous sommes souvent coupés de nos sentiments, de nos émotions, que nous avons du mal à identifier, à cerner. Les sentiments permettent de connaître nos besoins, de savoir ce qu'on a dans les tripes. Ces coupures, ces enfermements, ces manques de circulation de l'info en nous, proviennent du fait que nous avons été encodés. Il nous fallait devenir un gentil enfant sage et raisonnable. Quand un enfant se met en colère, on lui demande d'aller s'isoler un instant et d'aller réfléchir sur sa colère. Or, comme personne ne lui a enseigné à traiter sa colère, à discerner les besoins vivants sous-jacents à la colère, il renonce à sa colère, pour demeurer intégré à sa famille, pour ne pas rompre avec l'appartenance nécessaire à sa survie biologique :
- coupe-toi de tes sentiments, de tes émotions, ça dérange. Deviens intelligent au lieu de te mettre en colère, au lieu d'être triste, au lieu d'être joyeux, etc. ;
- ne fais pas ce que tu penses être bon, mais écoute les autres et fie-toi à leur jugement : c'est cela qui est nécessaire pour t'intégrer. Adapte-toi.
Afin de rectifier le tir, visiter notre cœur quand il souffre plutôt que d'attendre et demander des consolations. Prendre le temps de descendre dans notre souffrance pour en explorer les causes. Apprendre à décoder nos émotions comme une clef qui nous permet de connaître nos besoins. En nous coupant de nos sentiments, on vit à côté de notre vie, de la vie qui aurait pu être la nôtre.
Faire bon usage de ses émotions et exprimer des demandes claires. Les jambes symbolisent l'action, la demande claire que nous ne savons pas exprimer la plupart du temps. La mère de famille appelle ses enfants à la cantonade : « J'ai besoin d'aide ! ». Elle exprime un besoin, pas une demande. Une demande claire serait : Est-ce que toi tu pourrais faire ceci (mettre le couvert) pendant que ton frère fait cela (laver la salade). Si je dis « j'ai besoin de te parler », ce n'est pas une demande claire. Par contre, « j'ai besoin de te parler pendant 10 minutes avant le dîner », est une demande claire. La demande est claire : elle ne demande pas quelqu'un qui soit gentil, mais quelqu'un à qui elle puisse parler pendant 10 minutes.
Comment cela se passe avec l'autre ?
Comme moi, l'autre est également coupé de ce qui se passe en lui. Cela se solde donc souvent par des tactiques guerrières, une guerre d'arguments : « J'ai raison parce que + arguments » auquel il est répondu « tu as tort + arguments ». On n'est pas dans l'écoute et la coopération.
Il existe un choix fondamental à faire dans la vie : être heureux OU BIEN avoir raison… Vouloir avoir raison à tout prix est le reflet de notre insécurité intérieure face à la différence.
A un moment, on ne sait plus quelle langue parler à l'autre, tant la déconnexion se creuse entre les personnes. Nous demeurons en façade avec ce que l'autre a dit et le ton qu'il a employé. On n'a pas écouté le sentiment (tristesse) ni le besoin de l'autre (j'ai besoin que tu penses à moi). Il est nécessaire d'aller voir derrière la façade plutôt que de riposter.
Pour cela, il est nécessaire d'entrer dans le terrain commun, dans ce qui nous rassemble. Nous avons tous besoin de partager avec les autres, de vivre ensemble dans une ambiance paisible et harmonieuse. Si nous communiquons au niveau des sentiments et des besoins, nous nous situons dans le domaine qui nous rassemble ; si nous communiquons au niveau du mental et des arguments, c'est un domaine qui nous divise. Ce n'est pas parce que j'écoute les sentiments et les besoins de l'autre que je démissionne de mes propres sentiments et besoins. Ce type d'attitude fait autorité. il ne s'agit pas d'une autorité SUR, mais d'une autorité AVEC.
Vigilance dans la relation : ne pas prendre pour argent comptant que les mots que nous employons sont une évidence pour l'autre et qu'il les reçoit comme nous les disons, en toute transparence, sans interférence, ni interprétation, ni filtre. Certaines fois, il est nécessaire de faire reformuler : Dis-moi ce que tu as compris de ce que je t'ai dit…
Ne pas être dupe d'une attitude. Apprendre à décoder les sentiments et besoins de l'autre, par-delà ses attitudes de façade. Une attitude d'enfermement (« je n'ai besoin de personne » d'un ado) peut signifier : je ne veux plus souffrir, je me protège, je me tais. Faire preuve d'empathie : « A la fois, j'ai envie de respecter son silence s'il est apaisé et heureux pour toi ; à moins que ton silence ne provienne de la tristesse ». Rejoindre le vivant en l'autre ; accompagner le vivant en l'autre avec une écoute active, en proposant des noms de sentiments, des noms de besoins, tout le vocabulaire qui fait défaut, pour qu'il puisse le saisir. Dans ce cas, l'empathie consiste à mettre ses propres sentiments entre parenthèse, momentanément, pour pallier l'urgence, pour écouter ce que fait tant souffrir l'autre.
Il est nécessaire de bien travailler la présence à soi-même pour pouvoir être présent aux autres. De même, la pacification intérieure intense permet d'instaurer des rapports pacifiants avec les autres.
Joël pique 15 mobylettes par jour, sur la Grand Place de Bruxelles, presque en face du commissariat, ce qui génère des courses-poursuites. Pourquoi Joël pique-t-il des mobylettes en si grand nombre alors qu'en fourguer 2 ou 3 par jour serait suffisant pour son argent de poche, sa dope, etc. Voler autant de mobylettes ne répond pas à un besoin vital et fondamental de l'être humain. Par contre, la prise de risque est une stratégie répondant au besoin de se sentir exister, de se sentir vivre. Je pique des mobylettes car la vie des adultes me paraît grise. J'ai besoin que la vie soit festive, vivante. Le besoin de Joël est recevable, le vivant en lui, se sentir exister physiquement, vie grisante, palpitante, rejoindre les copains, etc. même si la stratégie qu'il utilise est inappropriée. D'autres feront des sports à risques, des explorations à risques. Vivre des stimulations joyeuses dans l'appartenance, avec un fort sentiment de vivre : nous désirons tous cela.
De même qu'on enseigne aux enfants à lire, écrire et compter, ce serait bien de :
- leur enseigner à bien s'écouter eux-mêmes pour s'exprimer avec clarté ;
- leur enseigner à bien écouter l'autre et le laisser s'exprimer avec clarté ;
- leur enseigner à vivre selon le mode : « je ne t'impose pas mes besoins ; je ne me soumets pas aux tiens ».
Cela requiert un apprentissage quotidien… Apprendre à dire : « Je me sens… parce que j'aurais besoin de … ; est-ce que tu es d'accord pour … »
Apprendre à cohabiter avec nos talents et nos forces respectives, nos sentiments et nos besoins respectifs. S'intégrer sans démissionner de soi-même et sans prendre le pouvoir.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Qilin ....
Stupéfiant notre synchronicité, à l'heure où je t'écris j'ai à ma gauche sur le bureau de la bibliothèque "CESSEZ D’ÊTRE GENTIL, SOYEZ VRAI !" que je viens de choisir au feeling à la bibliothèque.
Je sais même pas quoi dire, mais je pense que cette coïncidence est un bon présage.
Stupéfiant notre synchronicité, à l'heure où je t'écris j'ai à ma gauche sur le bureau de la bibliothèque "CESSEZ D’ÊTRE GENTIL, SOYEZ VRAI !" que je viens de choisir au feeling à la bibliothèque.
Je sais même pas quoi dire, mais je pense que cette coïncidence est un bon présage.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Il y a souvent bon présage dans la synchronicité
Nous pourrons sans doute partager encore de belles découvertes ensemble, en comparer ce que nous en retenons et apporter à l'autre un regard différents et complémentaire
A bientôt
Nous pourrons sans doute partager encore de belles découvertes ensemble, en comparer ce que nous en retenons et apporter à l'autre un regard différents et complémentaire
A bientôt
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Personne ne m'aime ! (article de Psychologies.com)
A les entendre, personne ne s’intéresse à eux. Epuisant pour leur entourage, leur insatiable besoin de reconnaissance les condamne effectivement à la solitude. Pourquoi s’enferment-ils ainsi dans ce rôle de victime ?
Pourquoi ?
Un collègue qui ne leur dit pas bonjour, un ami qui oublie leur anniversaire… Autant de situations auxquelles ils donnent une même explication : « Personne ne m’aime. » « Et c’est vrai ! commente Samuel Lepastier, psychanalyste et psychiatre. Ce constat correspond à la réalité d’une vie d’adulte. » Il existe en effet un écart immense entre l’aspiration de chacun à être aimé et ce que l’on reçoit comme amour. « Parce que cet amour que l’on désire, c’est celui auquel seul l’enfant peut aspirer : l’amour parfait et total de sa mère. »
Or, à l’âge adulte, même la plus grande passion amoureuse est une relation dans laquelle chacun donne et reçoit, alors que l’amour maternel est souvent un pur don.
Carence affective …
Chacun doit donc pouvoir vivre avec cette frustration qui prévaut dans les relations matures. Mais pourquoi certains en sont-ils incapables ? Maud Lehanne, psychothérapeute qui anime un café psycho à Paris, raconte que la phrase « personne ne m’aime ! » y est un leitmotiv.
Selon elle, cette plainte émane toujours « de personnes qui ont manqué d’amour étant enfants ou, du moins, qui ont le sentiment de ne pas avoir été assez aimées ». En effet, ajoute-t-elle, « si presque tous les parents aiment leurs enfants, beaucoup ne savent pas le leur montrer ou le leur dire ».
… Ou trop plein d’amour ?
« Mais un excès d’amour envers l’enfant provoque les mêmes effets, poursuit la psychothérapeute. Adulte, il réclamera auprès des autres ce qu’il a reçu au centuple, s’imaginant que tout le monde le lui doit. »
Effrayé par une telle exigence d’amour et forcé de constater qu’aucun de ses efforts pour la satisfaire n’est suffisant, l’autre finit, le plus souvent, par fuir. Et, bien entendu, cette réaction alimente le mal-être de l’éternel "incompris". Une fois de plus, celui-ci obtient la preuve que « personne ne l’aime » !
Une défaillance narcissique
C’est un cycle infernal dans la mesure où ces personnes sont incapables de se remettre en question : ce sont les autres qui sont en tort, qui ne font pas l’effort de s’intéresser à elles, qui ne savent pas les aimer à leur juste valeur. Samuel Lepastier explique : « Elles raisonnent selon un système de pensées qui consiste à tout interpréter par rapport à elles-mêmes. »
Ce mode de fonctionnement égocentrique cache toujours une profonde défaillance narcissique et une hypersensibilité. Etre aimé signifie en toutes circonstances : « Etre le plus aimé. » Dans ce cas, comme l’écrivait le psychanalyste Elie Humbert (in La Dimension d’aimer, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1994), « ce n’est pas vrai que l’on cherche à être aimé. On cherche à être le préféré. »
Pour se protéger, ces personnes choisissent, et ce souvent inconsciemment, d’accuser les autres de ce qui leur arrive. Comme le précise Samuel Lepastier, « il est toujours plus facile de se dire : “Ce sont les autres qui ne sont pas aimants”, que de reconnaître que l’on puisse ne pas être toujours aimable ».
Un manque de confiance en soi
« Personne ne m’aime ! » résonne comme une insatiable demande de compliments dont le but est de rassurer sans cesse. Cet état de dépendance à l’égard de l’autre est symptomatique d’un manque de confiance en soi : « Celui qui a été suffisamment soutenu et valorisé par ses parents n’aura pas besoin des autres pour se construire, affirme Maud Lehanne. L’appui qu’il aura reçu lui suffira pour avancer avec confiance, sans avoir besoin d’obtenir la confirmation qu’il est digne d’être aimé. »
Que faire ?
Revisiter son enfance
Puisque ce sentiment de ne pas être aimé trouve ses origines dans l’enfance, on s’efforcera de s’y replonger, seul ou avec un thérapeute : « Me suis-je senti entouré ? M’a-t-on montré que l’on m’aimait ? » Ces réflexions ne doivent pas servir à régler des comptes avec ses parents, mais à prendre conscience que le problème se rapporte à sa propre histoire et qu’il est inutile et injuste d’en faire porter la responsabilité aux autres.
Se rappeler ceux qui nous aiment
L’affirmation « personne ne m’aime » est toujours le fait d’une exagération. Pour la contrer, noter le nom de cinq proches et écrire la dernière attention que chacun nous a manifestée : appel téléphonique, invitation, compliment… Ces gestes qui, sans être la marque d’un amour immense, sont des preuves que l’on nous estime.
Etre conscient de ce que l’on donne
« Qu’ai-je fait pour mériter leur attention ? » Noter les dernières marques d’affection données à ces personnes. Une manière efficace de prendre conscience que l’amour est un échange. Et de découvrir que le plaisir de donner est aussi gratifiant que celui de recevoir.
Faire avec son manque
L’amour parfait est un fantasme. Il s’agit donc d’apprendre à "faire avec". Comment ? Par un processus que les psychanalystes nomment "sublimation" : utiliser notre manque (l’amour parental) comme une force qui nous remplira autrement. Création artistique, recherche scientifique, action caritative… A chacun de trouver ce qui lui permettra de transformer sa frustration en une source d’énergie positive.
Conseils à l'entourage
La personne qui se plaint de ne pas être aimée attend de son entourage qu’il la rassure, l’entoure et lui exprime sans cesse son attachement. Celui qui veut garder une place auprès d’elle doit prendre en compte cette demande d’affection, sans pour autant se mettre à son seul service. Quoi qu’on fasse, on aura affaire à un puits sans fond et aucune preuve d’amour ne sera jamais suffisante pour panser une telle blessure affective. On risque donc de s’essouffler vainement.
D’où la nécessité d’apprendre à donner à l’autre son lot d’affection, mais "raisonnablement", c’est-à-dire sans se désespérer de ne pas parvenir à faire taire ses plaintes et ses demandes.
Témoignage
Monique, 39 ans, artiste peintre
« Toute ma vie, j’ai eu le sentiment qu’aucune déclaration d’amour ou d’amitié ne saurait me satisfaire. Le manque restait là, au fond de moi. Une sensation de vide. J’avais d’ailleurs des vertiges, des “problèmes d’oreille interne” ; les médecins ne croyaient pas si bien dire ! Toute ma vie, j’avais espéré entendre ma mère me dire : “Je t’aime.” Jusqu’à sa mort il y a quelques années, elle n’en a jamais été capable. Après sept ans de psychanalyse, cela m’est apparu comme une évidence, je ne suis pas plus “comblée”, mais je sais vivre avec ce manque. Ma mère serait folle de rage si elle me voyait, loin des études de droit qu’elle avait prévues pour moi. Elle ne comprendrait pas que toutes les couleurs que j’étale sur mes toiles sont autant de “je t’aime” qu’elle n’a jamais pu m’offrir. »
A les entendre, personne ne s’intéresse à eux. Epuisant pour leur entourage, leur insatiable besoin de reconnaissance les condamne effectivement à la solitude. Pourquoi s’enferment-ils ainsi dans ce rôle de victime ?
Pourquoi ?
Un collègue qui ne leur dit pas bonjour, un ami qui oublie leur anniversaire… Autant de situations auxquelles ils donnent une même explication : « Personne ne m’aime. » « Et c’est vrai ! commente Samuel Lepastier, psychanalyste et psychiatre. Ce constat correspond à la réalité d’une vie d’adulte. » Il existe en effet un écart immense entre l’aspiration de chacun à être aimé et ce que l’on reçoit comme amour. « Parce que cet amour que l’on désire, c’est celui auquel seul l’enfant peut aspirer : l’amour parfait et total de sa mère. »
Or, à l’âge adulte, même la plus grande passion amoureuse est une relation dans laquelle chacun donne et reçoit, alors que l’amour maternel est souvent un pur don.
Carence affective …
Chacun doit donc pouvoir vivre avec cette frustration qui prévaut dans les relations matures. Mais pourquoi certains en sont-ils incapables ? Maud Lehanne, psychothérapeute qui anime un café psycho à Paris, raconte que la phrase « personne ne m’aime ! » y est un leitmotiv.
Selon elle, cette plainte émane toujours « de personnes qui ont manqué d’amour étant enfants ou, du moins, qui ont le sentiment de ne pas avoir été assez aimées ». En effet, ajoute-t-elle, « si presque tous les parents aiment leurs enfants, beaucoup ne savent pas le leur montrer ou le leur dire ».
… Ou trop plein d’amour ?
« Mais un excès d’amour envers l’enfant provoque les mêmes effets, poursuit la psychothérapeute. Adulte, il réclamera auprès des autres ce qu’il a reçu au centuple, s’imaginant que tout le monde le lui doit. »
Effrayé par une telle exigence d’amour et forcé de constater qu’aucun de ses efforts pour la satisfaire n’est suffisant, l’autre finit, le plus souvent, par fuir. Et, bien entendu, cette réaction alimente le mal-être de l’éternel "incompris". Une fois de plus, celui-ci obtient la preuve que « personne ne l’aime » !
Une défaillance narcissique
C’est un cycle infernal dans la mesure où ces personnes sont incapables de se remettre en question : ce sont les autres qui sont en tort, qui ne font pas l’effort de s’intéresser à elles, qui ne savent pas les aimer à leur juste valeur. Samuel Lepastier explique : « Elles raisonnent selon un système de pensées qui consiste à tout interpréter par rapport à elles-mêmes. »
Ce mode de fonctionnement égocentrique cache toujours une profonde défaillance narcissique et une hypersensibilité. Etre aimé signifie en toutes circonstances : « Etre le plus aimé. » Dans ce cas, comme l’écrivait le psychanalyste Elie Humbert (in La Dimension d’aimer, Cahiers jungiens de psychanalyse, 1994), « ce n’est pas vrai que l’on cherche à être aimé. On cherche à être le préféré. »
Pour se protéger, ces personnes choisissent, et ce souvent inconsciemment, d’accuser les autres de ce qui leur arrive. Comme le précise Samuel Lepastier, « il est toujours plus facile de se dire : “Ce sont les autres qui ne sont pas aimants”, que de reconnaître que l’on puisse ne pas être toujours aimable ».
Un manque de confiance en soi
« Personne ne m’aime ! » résonne comme une insatiable demande de compliments dont le but est de rassurer sans cesse. Cet état de dépendance à l’égard de l’autre est symptomatique d’un manque de confiance en soi : « Celui qui a été suffisamment soutenu et valorisé par ses parents n’aura pas besoin des autres pour se construire, affirme Maud Lehanne. L’appui qu’il aura reçu lui suffira pour avancer avec confiance, sans avoir besoin d’obtenir la confirmation qu’il est digne d’être aimé. »
Que faire ?
Revisiter son enfance
Puisque ce sentiment de ne pas être aimé trouve ses origines dans l’enfance, on s’efforcera de s’y replonger, seul ou avec un thérapeute : « Me suis-je senti entouré ? M’a-t-on montré que l’on m’aimait ? » Ces réflexions ne doivent pas servir à régler des comptes avec ses parents, mais à prendre conscience que le problème se rapporte à sa propre histoire et qu’il est inutile et injuste d’en faire porter la responsabilité aux autres.
Se rappeler ceux qui nous aiment
L’affirmation « personne ne m’aime » est toujours le fait d’une exagération. Pour la contrer, noter le nom de cinq proches et écrire la dernière attention que chacun nous a manifestée : appel téléphonique, invitation, compliment… Ces gestes qui, sans être la marque d’un amour immense, sont des preuves que l’on nous estime.
Etre conscient de ce que l’on donne
« Qu’ai-je fait pour mériter leur attention ? » Noter les dernières marques d’affection données à ces personnes. Une manière efficace de prendre conscience que l’amour est un échange. Et de découvrir que le plaisir de donner est aussi gratifiant que celui de recevoir.
Faire avec son manque
L’amour parfait est un fantasme. Il s’agit donc d’apprendre à "faire avec". Comment ? Par un processus que les psychanalystes nomment "sublimation" : utiliser notre manque (l’amour parental) comme une force qui nous remplira autrement. Création artistique, recherche scientifique, action caritative… A chacun de trouver ce qui lui permettra de transformer sa frustration en une source d’énergie positive.
Conseils à l'entourage
La personne qui se plaint de ne pas être aimée attend de son entourage qu’il la rassure, l’entoure et lui exprime sans cesse son attachement. Celui qui veut garder une place auprès d’elle doit prendre en compte cette demande d’affection, sans pour autant se mettre à son seul service. Quoi qu’on fasse, on aura affaire à un puits sans fond et aucune preuve d’amour ne sera jamais suffisante pour panser une telle blessure affective. On risque donc de s’essouffler vainement.
D’où la nécessité d’apprendre à donner à l’autre son lot d’affection, mais "raisonnablement", c’est-à-dire sans se désespérer de ne pas parvenir à faire taire ses plaintes et ses demandes.
Témoignage
Monique, 39 ans, artiste peintre
« Toute ma vie, j’ai eu le sentiment qu’aucune déclaration d’amour ou d’amitié ne saurait me satisfaire. Le manque restait là, au fond de moi. Une sensation de vide. J’avais d’ailleurs des vertiges, des “problèmes d’oreille interne” ; les médecins ne croyaient pas si bien dire ! Toute ma vie, j’avais espéré entendre ma mère me dire : “Je t’aime.” Jusqu’à sa mort il y a quelques années, elle n’en a jamais été capable. Après sept ans de psychanalyse, cela m’est apparu comme une évidence, je ne suis pas plus “comblée”, mais je sais vivre avec ce manque. Ma mère serait folle de rage si elle me voyait, loin des études de droit qu’elle avait prévues pour moi. Elle ne comprendrait pas que toutes les couleurs que j’étale sur mes toiles sont autant de “je t’aime” qu’elle n’a jamais pu m’offrir. »
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Psychologie des émotions et des sentiments
http://icar.univ-lyon2.fr/membres/jcosnier/Emotions_et_sentiments.pdf
http://icar.univ-lyon2.fr/membres/jcosnier/Emotions_et_sentiments.pdf
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Hors de soi (Radmila Zygouris, psychiatre et psychologue)
« Tout à coup j'ai vu rouge. J'étais hors de moi. Ma main est partie toute seule, je ne me possédais plus. » Telle peut-être la phrase-type qui est sensée tenir lieu d'explication d'un mouvement de rage.
Au moment de la colère « je » ne suis plus maître de « moi ». Au moment de la colère « je » et « moi » se dissocient.
La colère engendre un état second, un dédoublement du sentiment d'unité corps-esprit, où le vouloir du sujet semble hors de cause.
La colère est un état de crise somato-psychique. On l'appelle la colère rouge, car le corps s'emballe, le sang monte à la tête. Il y a la colère qui ne donne pas lieu à cette rougeur, elle est froide, et se dit blanche. Colère rouge ou colère blanche (contenue) on sait que les deux peuvent être meurtrières. A l'horizon de toute colère un meurtre se profile, réel , ou symbolique, mimé ou déplacé, mais chaque fois il y a risque de destruction. L'autre, celui qui en est la cible ressent le plus souvent la peur.
L'affect qui est le complément de la colère est la peur. Apparemment on peut dire que la colère engendre la peur chez l'autre. Mais au delà des apparences, on peut se demander si la colère elle-même n'est pas le produit d'une peur ou d'un dérivé de celle-ci, une situation de détresse qui met le sujet en difficulté, c'est à dire en état d'impuissance à obtenir ce qu'il veut. Impuissance à obtenir satisfaction, qui se transforme en impuissance à se contenir soi-même.
La colère provient d'une menace narcissique perçue consciemment ou à un niveau plus subtil, à laquelle elle ne serait qu'une réponse psychosomatique d'attaque d'objets externes ou projetés hors de soi.
Si le rire et les larmes sont spécifiques à l'espèce humaine, la colère s'observe également chez l'animal.
Il y a toujours quelque danger à se référer à l'animal car on ne peut éviter une réduction anthropomorphique. On ne peut cependant s'empêcher d'en rapprocher les manifestations lorsque l'on observe chez l'animal un comportement de rage quand il se trouve menacé. De même nous nous servons de cette désignation quand un nourrisson, n'obtenant pas ce qu'il veut, hurle , à devenir cramoisi et se débat, manifestant son mécontentement d'une manière violente. Chez lui, la détresse et la colère se confondent. De même il arrive qu'un enfant plus grand, quand il joue et, étant encore un peu maladroit de ses gestes, rate son but, jette loin le jouet, ou qu'il le casse dans un accès de rage parce que son geste n'était pas à la hauteur de son ambition. L'objet, le jouet, est alors sacrifié en devenant la cible de l'attaque. L'objet, ou tout simplement l'autre, quand il ne se plie pas au désir du sujet, le mettant ainsi en état d'impuissance encourt le risque de la destruction.
On aurait trop facilement tendance à oublier ce schéma de l'impuissance qui est à l'origine de la colère lorsque l'on a à subir celle d'un plus fort que soi. Le spectacle qu'offre un homme grand et fort qui se déchaîne avec violence sur un petit enfant, qui, à ce moment est à juste titre terrorisé, car il subit l'inégalité physique et symbolique, ne doit pas faire oublier l'infériorité psychique de l'adulte ainsi submergé par sa rage.
Rage de n'avoir pu obtenir de l'autre exactement ce qu'il voulait. Certes, tous les enfants ne réagissent pas ainsi, et tous les adultes non plus. On dit qu'il y a des types coléreux, des tempéraments, des caractères. Comme si c'était « de naissance ». Même si l'on accepte l'idée d'une partie constitutive quant aux réponses plus ou moins vives que certains individus donnent aux situations désagréables, il n'en reste pas moins que la colère en tant que crise répétitive violente et subite est une manifestation symptomatique chez certains, tout comme peut être symptomatique le comportement de quelqu'un qui serait incapable d'exprimer sa colère par pure inhibition.
Chez l'animal la menace est plus facilement observable, chez l'humain, les éléments de cette menace échappent à l'observation directe car ils sont souvent d'ordre interne, même s'ils sont intellectuellement repérables quant à leurs causes.
Si j'ai évoqué la colère comme n'étant pas spécifique à l'espèce humaine et de plus comme étant parmi les modes d'expression émotionnelle les plus précoces chez le petit d'homme c'est pour souligner le caractère primitif, préverbal de son origine.
Le rire (surtout s'il est paroxystique et sans cause évidente comme le fou-rire), mais aussi les pleurs sont communicatifs. D'une manière assez étonnante le bâillement aussi ! On peut y résister plus ou moins, et selon les âges, le « self »-contrôle (sic) est plus ou moins assuré . La contamination émotionnelle peut se passer de communication verbale, elle a lieu quand. même. Il règne dans l'espèce humaine, même à l'âge adulte, plus de transitivisme qu'on ne veut l'admettre. On oublie, ou on feint de ne pas voir que la colère se transmet de l'un à l'autre de cette même manière.
En d'autres termes, qu'elle est contagieuse. A ceci près : c'est qu'il faut toujours adjoindre à la colère son complément organique : la peur ou la détresse. Un sujet en colère peut provoquer celle d'un autre. Mais ce n'est pas ce que j'appelle son caractère contagieux : elle se transmet par son versant occulte, je dirais causal. C'est plutôt la peur qui va de l'un à l'autre et ceci de manière inconsciente ; elle peut en effet être parfaitement méconnue de celui qui agit le versant coléreux. Elle l'est moins par celui qui la subit... Je dirais qu'un seul des pôles peut être perceptible, mais que la vraie entité de la colère est le couple « colère - peur ». J'emploie le mot peur par commodité car il subsume les autres, mais il s'agit aussi d'impuissance et de détresse qui en sont les manifestations plus primitives, caractéristiques du temps où la détresse et la colère s'exprimaient ensemble dans un même élan, chez le même individu, le nourrisson. Plus tard, le couple se dissocie, et chacun des deux pôles sera projeté ou provoqué chez des partenaires différents. En somme on peut se demander si ce couple n'est pas l'ébauche de ce qui pourra se développer plus tard, et seulement chez certains, sous la forme plus sophistiquée: le sado-masochisme.
Le sujet en proie à un paroxysme de colère est sourd à toute raison. Il est dans un état second. Le langage a peu de prise sur lui. Celui qui la subit, surtout s'il s'agit d'un enfant petit, mais un adultes peut être tout autant terrorisé, en reste souvent sidéré et sans défense. C'est que la peur intense, la terreur dissocient aussi. La proie peut être alors littéralement hypnotisée. Il arrive ainsi que de très petits enfants ayant été ces proies n'ont pu avoir recours à aucune représentation pour faire parade à la violence reçue en bloc. Il s'opère alors un véritable clivage psychique et cette colère subie restera enkystée sans représentations, hors sens. C'est ce qui explique que des enfants qui ont vécu de véritables sévices par des parents violents et coléreux puissent, devenus parents à leur tour, malgré une position critique consciente face à ces conduites, reproduire hypnotiquement les mêmes violences sur leurs propres enfants. Lorsqu'on assiste à une telle scène, entre deux protagonistes, l'un en proie à une colère violente, l'autre sidéré par la peur, on a l'impression d'être en face de deux êtres également dépossédés d'eux-mêmes. Plus un enfant qui subit de telles crises est jeune, moins il aura à sa disposition des représentations, des mots et des pensées critiques pour se défendre psychiquement, et plus grand sera le risque qu'il reproduise ultérieurement les scènes vécues, et ceci quelles que soient ses opinions conscientes. Car la colère dont ces enfants devenus adultes seront la proie ne leur appartient pas. Ils sont clivés: d'un côté il y aura l'enfant sidéré, de l'autre, la colère incorporée de l'autre qu'il agira répétitivement à son corps défendant. Combien de fois n'ai-je entendu des mères dire qu'elles se frappaient elles-mêmes en frappant leur enfant, comme si elles agissaient sous une transe. Leur identité de parent disparaît, et du coup aussi la différence de générations, au profit d'une crise, d'un être hors de soi, où le moi-enfant est l'insupportable représentation.
Tout autre chose peut être une colère contre cet adulte oppressant : venue à bon escient elle peut sortir un sujet de son hébétude d'antan, une colère qui pourra lui être propre, et porteuse alors d'un véritable soulagement. Car il faut tout de même dire que certaines colères sont indispensables pour rétablir quelqu'un dans la voie de son propre désir, pour se séparer des scènes subies passivement sans pouvoir les penser, sans affect autre que la peur ou la rage induite.
Toutes les colères ne se valent donc pas. Il n'y a pas objectivement de bonnes ou de mauvaises colères. Certaines sont pure répétition destructrice, d'autres restaurent. Mais avoir été la proie de colères dévastatrices signifie pour certains une intrusion psychosomatique de pulsions dont ils sont souvent le destinataire sans nom . Il convient donc de chercher chez tout coléreux impénitent l'autre versant, celui de la peur, et de l'impuissance.
Par ailleurs il me paraît important de différencier les destins de la colère et de la haine. Si dans un premier temps, chez le tout petit, ils sont indiscernables, chez l'adulte, on peut dire que la haine peut nourrir un projet à long terme, tandis que la colère est un processus rapide, une crise somato-psychique, qui peut laisser une trace mnésique, un souvenir, mais qui n'alimente pas de projet. Quand cela est le cas, alors il ne s'agit plus de colère à proprement parler, mais du souvenir de ses causes et de l'état de menace que le sujet avait vécu ; ils participent alors à l' élaboration sublimée d'un projet de haine. Ceci est le propre de la rancune et de la vengeance.
Dans ces cas on peut dire que la haine est ce qui reste quand la colère ne s'est pas épuisée d'elle même ou n'a pas trouvé son exutoire immédiat à la hauteur de sa violence. Mais alors l'aspect somatique n'y est plus présent, la pulsion ayant trouvé des représentations de sublimation. On a tendance à surestimer la valeur éthique de la sublimation et à la confondre avec le bien ou le bon. La sublimation est simplement l'acceptation de la non-satisfaction immédiate d'une pulsion et sa transformation en une représentation. Pas plus que la colère, la sublimation n'est en soi bonne ou mauvaise, et elle peut donner lieu à des projets de haine parfaitement monstrueux. Bien que monstrueux, il s'agira, sur un plan strictement psychique, d'une sublimation de la pulsion quand même.
La colère, à quelque niveau qu'elle se manifeste, individuel ou collectif, est une crise d'impuissance narcissique, contre-attaque violente, d'une attaque souvent invisible, où l'émotion domine, où le corps supplée à la pensée, le geste et les cris au discours. Elle est donc à distinguer de la haine et du désir de détruire comme projet. Il ne peut y avoir de projet de colère puisqu'elle est une vague soudaine et pulsionnelle qui surprend le sujet lui-même. La haine peut nourrir un projet de longue haleine. Elle utilise la raison et des montages qui se prétendent rationnels. La haine se laisse déguiser, car la jouissance du corps est mise a distance. Ainsi elle peut alimenter des projets éducatifs qui se veulent rationnels, tel que par exemple le système éducatif du père de Schreber, ou, sur un plan collectif, des projets de génocide froidement préparés et argumentés.
Les rapports entre haine et colère sont donc complexes. Si dans les cris du nourrisson ces deux motions sont intimement liées, très tôt il faut tout de même constater que leurs destins peuvent se séparer. La haine n'est plus entièrement pulsionnelle, elle est le pendant de l'amour, mais elle peut exploser en colère rouge si les conditions de celle-ci sont présentes, si le projet est entravé, si se reproduit quelque menace, fut-elle imaginaire. A l'inverse, toute crise de colère n'est pas nécessairement sous-tendue par la haine. C'est une révolte qui ne dit pas toujours son nom, dont la finalité peut être manipulée. C'est ce qu'il convient d'étudier de près , si l'on veut comprendre les explosions de violences collectives.
Il existe entre la haine et la colère le même rapport qu'entre le besoin sexuel et l'amour. L'aspect partiel de l'objet et l'urgence pulsionnelle qui le vise en sont les éléments de similitude. L'urgence sexuelle ne peut se confondre avec l'amour, même si au cœur de celui-ci cette urgence en est l'origine, même si à l'orée de celle-là sa répétition en est le phare.
On parle de colère pour désigner des expressions affectives fort différentes. Je me limiterais ici au traitement de la colère « rouge », celle qui provoque la « crise » somatique et violente. Je laisserai donc de côté la colère blanche, celle qui s'associe plus volontiers au « projet » de haine, où une sublimation de la motion pulsionnelle et motrice ( souvent de mauvaise augure !) permet élaboration imaginaire de représentations qui évitent la crise subjective immédiate.
Je voudrais, au moyen d'une brève séquence clinique, illustrer l'émergence inattendue d'une colère, et son caractère de communication intersubjective.
S'il est une place d'où les manifestations par des actions directes de la colère rouge semblent proscrites, c'est bien celle du psychanalyste lorsqu'il, ou elle, officie dans son cabinet.
Je vais essayer de raconter l'infiniment peu édifiante histoire où une psychanalyste, c'est à dire moi-même, s'est mise dans l'état d'être furieusement hors d'elle face à un patient.
C'était une séance qui avait débuté comme bien d'autres. Il était en analyse depuis quelques années déjà, et il reprenait volontiers au début de chaque séance ce qu'il avait pensé en sortant de la précédente. Ce jour-là, il avait passé en revue quelques succès professionnels des derniers jours pour dire que sa vie prenait un tournant plutôt agréable. Il avait également raconté un bon moment qu'il avait passé avec son fils juste avant de venir en séance. Puis, il s'était mis à évoquer les temps qui lui paraissaient déjà très lointains où il se droguait et où sa vie était un enfer. « Je me suis dit que pour ce qui est de la drogue, je crois que c'est vraiment fini maintenant. Je n'y pense presque plus jamais, au point que j'ai du mal à comprendre à quel point je pouvais être dépendant, à quel point tout tournait avant autour de ça. Non, vraiment je pense que c'est fini, définitivement fini maintenant. » Un silence puis, il dit, comme en passant : « bof, si mon dealer préféré venait m'en offrir gratuitement de la très bonne, juste pour passer un bon moment je lui dirais peut-être pas non... »
Je n'ai pas entendu la fin de sa phrase. La colère m'avait saisie. Je me suis levée d'un bond de mon fauteuil, et telle une furie j'ai pris une chaise qui était en face de mon fauteuil et je l'ai cogné par terre en criant « ah ça non non et non... » J'ai juste eu assez de contrôle pour lui dire de se lever du divan, consciente que la position allongée le mettait dans un état d'infériorité insupportable face à ma rage. Je m'étais ruée sur la chaise pour l'éviter lui, tant j'avais envie de le secouer . Il s'était assis, il était blême et me regardait faire et hurler sans dire mot. La folle, l'ivre, c'était moi. J'écumais de rage. Cela ne m'était jamais arrivé dans cette situation de travail. Puis calmée, au bout de quelques minutes de folie furieuse, je me suis rassise face à lui et j'ai dit : « vous m'avez mise hors de moi ».
Redondance flagrante... Il s'en était bien aperçu ! Voilà ce qui ne sied pas à une psychanalyste dans l'exercice de ses fonctions. J'avais signifié brutalement mes limites de tolérance et d'écoute « bienveillante ». Je n'avais pas su cacher à quel point j'étais atteinte par cette petite phrase de la fin, qui venais annuler tout ce qu'il avait dit juste avant, qui venait aussi annuler des années de travail en commun...
Devrais-je écrire tout cela? Me livrer à la malveillance des collègues? Susciter des commentaires narquois sur mes défaillances ? Je pense que la question n'est pas là, et qu'on ne gagne rien à jouer aux médecins là où le « traitement » est fondé sur une relation intersubjective. Contrairement à une « étude de cas » en médecine, il me semble que dans une cure de psychanalyse il est malhonnête de faire semblant que le « cas », c'est seulement le patient, et de lui faire porter la totalité des manifestations qui s'y déroulent, passant sous silence ce qui se passe de façon silencieuse ou bruyante, comme cela fut ici le cas, chez le thérapeute. Je crois, puisque cela s'est produit, ne fut-ce que de cette façon isolée, qu'il est plus intéressant d'essayer de comprendre à partir de la place de celui qui n'est pas sensé s'y adonner, puisque la surprise était d'autant plus de la partie, la colère d'autant plus interdite et inédite.
Pendant toute la période où ce patient s'était effectivement drogué je n'avais jamais éprouvé la moindre colère ni le moindre affect de rejet vis à vis de lui. Je n'avais jamais eu de difficulté à garder ma « place d'analyste ». Place vouée à tout jamais, en tout cas dans les manuels pour « jeunes psychanalystes », à supporter la statue de la bienveillance en marbre ! Il est inconvenant de parler de ce que ladite statue profère , sent et fait hors des normes de ladite bienveillance. Hors des normes de l'interprétation en bonne et due forme.. Mais il est en effet convenant de ne point submerger un patient par l'excès de manifestation émotives ! C'était précisément ce que j'avais fait en cette circonstance. Mais que s'était-il donc passé? Il avait en fait proféré une menace de destruction de tout ce qui avait été fait, dit, pensé, bref d'une partie de lui-même. Car en réalité, sa petite phrase était violente. Violente plus pour lui que pour moi. Ou violente pour le couple que nous formions ? Quel « MOI » était dissocié subitement de quel « JE »? Etais-je réductible au parent en colère parce qu'il ne se fait plus obéir? Mais alors pourquoi avais-je écouté sans broncher des années durant ses démêlés avec la drogue ? Non, c'est bien la dénégation de son dire précédent, de lui-même, cette furtive fuite vers l'acceptation de ce qu'il disait ne plus accepter qui m'avait mis dans cet état-là. Pas MOI, pas LUI,en tant qu'individus séparés et adultes, plutôt autre chose, un non-séparé qui se trouvait pris là, entre lui et moi, et qui se manifestait avant même que j'aie pu essayer d'en penser quoi que ce soit. Cette destruction verbale et programmée était le dire d'un autre temps. La suite de l'histoire en donnera peut-être la clef.
Il est donc parti, après une petite explication, visiblement secoué, même si c'était la chaise qui avait tout pris... Je suis restée perplexe. Je dois dire en toute franchise que je n'ai pas eu trop « mauvaise conscience » vis à vis de lui, et bizarrement, ce qui me surprenait moi-même, pas d'inquiétude particulière. Seulement je n'en revenais pas de l'effet de surprise. J'ai eu par contre un sentiment de gêne à la pensée de mes collègues psychanalystes. Mauvaise conscience par rapport à mon image « professionnelle. » Ca ne se faisait pas! Frémissements désagréables de mon surmoi institutionnel..
Le lien qui était établi entre nous était tel qu'à vrai dire j'étais presque sûre qu'il reviendrait, ne fut-ce que pour m'engueuler à son tour.
Il n'en fut rien. A la séance suivante je l'ai vu arriver très détendu et souriant. Il s'est allongé et a commencé à parler aussitôt. Il m'a dit à peu près ceci: « Figurez-vous qu'après l'autre séance... comme la vie est étrange,... mon dealer préféré, celui dont je vous avais justement parlé, est venu pour me proposer de la came gratuite. Juste pour passer l'après-midi avec moi, comme dans le bon vieux temps. Eh bien, je me suis mis dans une colère épouvantable. La vôtre à côté c'était de la gnognote! Je l'ai viré par la peau du cou, je l'ai jeté dans l'escalier, j'étais hors de moi. Dire qu'il se prétend être mon ami! Mais si vous n'aviez pas été si en colère, je ne sais pas si j'aurais pu le faire. C'est la première fois que j'ai vraiment été en colère et sans peur que ça se sache ! »
Voilà une histoire peu édifiante qui finit de manière édifiante. Mais dans ce genre d'histoires, il convient d'être méfiant. Il aurait certes été préférable qu'il puisse refuser la came gratuite de son ami dealer sans ma colère préalable. Je commençais seulement alors à comprendre un peu. La première scène reçoit son sens de la deuxième, en ceci qu'il l'avait prévue: il savait qu' un jour ou l'autre elle devait se produire, et c'est en fonction de cela qu'il avait testé - inconsciemment? - mon degré de complicité à l'accompagner dans ses scénarios masochistes, complicité dans laquelle sa mère ne lui avait jamais fait défaut. De son vivant elle avait subi avec lui, en souffrant tous ses échecs, et couvert ses transgressions avec amour et cécité. Morte alors qu'il était adolescent, il la faisait figurer de manière métonymique ou métaphorique dans tous ses fantasmes masochistes.
Au moment où j'ai si violemment réagi, je n'avais eu rien de tout cela à l'esprit. C'est bien pour cela que cette scène avait été vraiment risquée, car à peu de choses près, rien ne me garantissait que je ne le remettais pas dans une situation de pure passivité. A très peu de choses près il aurait pu se prendre pour la seule proie de ma colère, alors qu'il avait très bien intégré le fait, mieux que moi-même, qu'elle s'adressait à cette partie de lui-même qui ne pouvait pas dire non... qui avait peur. Il aurait été préférable d'en donner une interprétation verbale et calme, mais si j'étais violemment sortie de la place transférentielle à laquelle sa répétition m'assignait, c'est parce que cette assignation était insupportable sans que je le sache. Avais-je réagi à sa peur sans le savoir? C'est dans l'après-coup que je peux dire son rapport à sa mère comme complice inconditionnelle de jouissance dans la souffrance et la soumission à la domination sadique d'un père malfaisant. La colère comme moment de « crise » somato-psychique est une réponse symptôme, là où la stabilité symbolique d'une relation est atteinte et fait défaillir la possibilité de se penser. Je ne tiens pas à dérouler ici toute son histoire familiale. Mais il avait dès cette séance commencé à entrevoir le rapport avec ce qu'il avait subi dans son enfance. Si je n'ai pas pu en prendre « conscience » autrement qu'après cette explosion de colère et à sa suite, c'est que certaines histoires comportent de l'impensable provoquant des tensions qui se somatisent en maladies ou en violences. Elles donnent parfois lieu à des analyses interminables où l'ennui règne parce que l'analyste ne rentre ni de gré ni de force dans le scénario pathogène, qui le ferait réagir dans le « ici et maintenant » par affectation directe, c'est à dire par l'instauration d'un transfert inversé.
Ce qui est particulier dans certaines psychanalyses, c'est que le psychanalyste peut être amené à être à son insu, le sujet dissocié en crise, en lieu et place de son patient. Il arrive que l'analyste, agisse ou éprouve ce que l'un des protagonistes de la scène pathogène originaire n'a pu ni penser ni éprouver ni agir. A vivre cet état d'urgence, non de sa place de thérapeute externe à l'évènement, mais du dedans..
Je n'ai pas hurlé de ma place d'analyste , ni même de celle de mon individu spécifique. Comme psychanalyste, j'avais assisté pendant des années à sa lutte contre la drogue. Ce n'est pas à lui que j'ai crié « non », c'est à sa soumission. J'ai hurlé du lieu même où ni lui ni sa mère, n'avaient pu le dire , enfants impuissants tous deux... C'était une sortie de la scène pathogène dans laquelle inconsciemment il tentait de m'enfermer, comme le furent les protagonistes d'origine. Je pense que j'avais réagi à une peur insue devant une inéluctable répétition. La contamination avait eu lieu à la place d'une communication. Les statues ne se déboulonnent pas n'importe quand !
Pouvoir penser, sépare. L'impensé peut à l'occasion faire réagir dans les aires psychiques du non-séparé. Quand aucune issue n'est pensable, alors la colère fait ruer dans les brancards. La colère abolit les frontières entre le « je » et le « tu ». Elle fait régresser le couple des protagonistes. L'autre, le « tu » est voué à disparaître dans son altérité, pas nécessairement à cause d'une haine, mais parce qu'il manifeste une différence insupportable pour le « moi », qui ne se récupère que dans le ressenti corporel et le réel de sa pulsion. La crise somato-psychique est une réponse physique et concrète à une situation de menace imaginaire, où le symbolique fait défaut. Aucun sens ne fait pièce au désarroi. Il s'agit toujours d'une crise d'identité, d'une défaillance du sujet à supporter un moi altéré dans son pouvoir unifiant.
C'est une tentative de guérison qui rate, tout comme certains délires . Mais comme le délire, s'il est entendu, s'il est ré-introduit comme pièce signifiante d'une histoire insensée, il peut ne pas rater. Il est des crises résolutives, qui permettent de mettre à jour ce qui tente de se dire sans avoir pu se penser. La condition est de pouvoir leur donner sens par rapport à un fantasme, une histoire, un évènement, ou un dommage ancien.
Le passage du singulier au pluriel est toujours délicat. Et pourtant la colère a ceci de particulier qu'on la rencontre chez l'animal, chez le nourrisson, le petit enfant, l'adulte, l'individu et le groupe. Si chez le nourrisson le couple colère-détresse sont intriqués et qu'il est difficile de parler de sa proie, bien que certaines mères le deviennent, chez l'adulte ils se dissocient et l'autre devient très vite le support de la peur, équivalent de la détresse première. L'autre devient l'objet à détruire, la menace représentée pour un moi en état d'impouvoir. Cette détresse première, devenue peur est le pendant obligé de la colère.
Le passage du singulier au collectif, du « moi » au « nous », est le passage d'un impouvoir personnel à un impouvoir de groupe. La restauration du moi se fait par la mise hors jeu de l'objet qui permet à l'image de se refaire dans son homogénéité, la restauration du « nous » se fait par la même voie: l'expulsion du corps étranger en est le prix.
Peut-on parler du traitement de la colère? Pas plus que la peur, celle-ci n'est pathologique en soi. Les deux peuvent être des réponses parfaitement adéquates à une situation. Il est raisonnable d'avoir peur face à un tigre affamé, il convient de pouvoir se mettre en colère devant une offense grave. Mais il arrive que certains viennent demander des soins devant leur manifestations récurrentes et inopportunes. La psychanalyse, processus lent par excellence cherche à en démonter les causes. Elles sont le plus souvent précoces sinon primitives. J'ai évoqué assez longuement un de ses aspects cliniques.
Il y a des psychothérapies de groupe, thérapies dites actives, où l'on pousse, et encourage les participants à extérioriser leur colère en les faisant taper sur des matelas ou des coussins. Le plus souvent les gens se disent très soulagés. Il y a un effet immédiat de catharsis. Parfois même la scène « jouée » dénoue d'autant plus qu'il s'agit en effet d'une colère rentrée depuis longtemps qui n'a jamais pu se manifester devant la personne concernée. J'ai remarqué néanmoins que cet effet de soulagement ne dure pas. Même si dans le moment de colère on joue à prendre le matelas pour un autre en chair et en os, et pour dissocié que l'on soit au moment d'une crise, on sait qu'un matelas est un matelas et qu'il restera matelas. Si la pulsion trouve un moment de satisfaction, et procure un apaisement momentané, il n'en reste pas moins que le matelas ne renvoie aucune peur, aucune menace de représailles en retour de la violence subie, et que le couple colère-peur ne peut se constituer, couple indispensable à une bonne répétition ou représentation de ce qui fait le ressort de toute colère agie. Certes, l'avantage est qu'on peut y aller de toutes ses forces, et sans culpabilité, mais si l'on ôte la peur du paysage interne et externe alors la colère n'est qu'un pur jeu imaginaire sans un autre vivant face auquel l'acte peut prendre un sens. Dans une répétition agie, il y faut au moins un autre qui en soit affecté, sinon, c'est du cinéma que l'on se fait ; et ainsi l'on erre de groupe en groupe, de soulagement momentané en satisfaction passagère. Pour beaucoup, c'est sans doute mieux que rien, tant peut être grande leur détresse. Mais là aussi, des thérapeutes peuvent être en mesure d'entendre ce qui demande à être restauré au delà de la pure expression pulsionnelle, dans une relation symbolique à l'autre.
« Tout à coup j'ai vu rouge. J'étais hors de moi. Ma main est partie toute seule, je ne me possédais plus. » Telle peut-être la phrase-type qui est sensée tenir lieu d'explication d'un mouvement de rage.
Au moment de la colère « je » ne suis plus maître de « moi ». Au moment de la colère « je » et « moi » se dissocient.
La colère engendre un état second, un dédoublement du sentiment d'unité corps-esprit, où le vouloir du sujet semble hors de cause.
La colère est un état de crise somato-psychique. On l'appelle la colère rouge, car le corps s'emballe, le sang monte à la tête. Il y a la colère qui ne donne pas lieu à cette rougeur, elle est froide, et se dit blanche. Colère rouge ou colère blanche (contenue) on sait que les deux peuvent être meurtrières. A l'horizon de toute colère un meurtre se profile, réel , ou symbolique, mimé ou déplacé, mais chaque fois il y a risque de destruction. L'autre, celui qui en est la cible ressent le plus souvent la peur.
L'affect qui est le complément de la colère est la peur. Apparemment on peut dire que la colère engendre la peur chez l'autre. Mais au delà des apparences, on peut se demander si la colère elle-même n'est pas le produit d'une peur ou d'un dérivé de celle-ci, une situation de détresse qui met le sujet en difficulté, c'est à dire en état d'impuissance à obtenir ce qu'il veut. Impuissance à obtenir satisfaction, qui se transforme en impuissance à se contenir soi-même.
La colère provient d'une menace narcissique perçue consciemment ou à un niveau plus subtil, à laquelle elle ne serait qu'une réponse psychosomatique d'attaque d'objets externes ou projetés hors de soi.
Si le rire et les larmes sont spécifiques à l'espèce humaine, la colère s'observe également chez l'animal.
Il y a toujours quelque danger à se référer à l'animal car on ne peut éviter une réduction anthropomorphique. On ne peut cependant s'empêcher d'en rapprocher les manifestations lorsque l'on observe chez l'animal un comportement de rage quand il se trouve menacé. De même nous nous servons de cette désignation quand un nourrisson, n'obtenant pas ce qu'il veut, hurle , à devenir cramoisi et se débat, manifestant son mécontentement d'une manière violente. Chez lui, la détresse et la colère se confondent. De même il arrive qu'un enfant plus grand, quand il joue et, étant encore un peu maladroit de ses gestes, rate son but, jette loin le jouet, ou qu'il le casse dans un accès de rage parce que son geste n'était pas à la hauteur de son ambition. L'objet, le jouet, est alors sacrifié en devenant la cible de l'attaque. L'objet, ou tout simplement l'autre, quand il ne se plie pas au désir du sujet, le mettant ainsi en état d'impuissance encourt le risque de la destruction.
On aurait trop facilement tendance à oublier ce schéma de l'impuissance qui est à l'origine de la colère lorsque l'on a à subir celle d'un plus fort que soi. Le spectacle qu'offre un homme grand et fort qui se déchaîne avec violence sur un petit enfant, qui, à ce moment est à juste titre terrorisé, car il subit l'inégalité physique et symbolique, ne doit pas faire oublier l'infériorité psychique de l'adulte ainsi submergé par sa rage.
Rage de n'avoir pu obtenir de l'autre exactement ce qu'il voulait. Certes, tous les enfants ne réagissent pas ainsi, et tous les adultes non plus. On dit qu'il y a des types coléreux, des tempéraments, des caractères. Comme si c'était « de naissance ». Même si l'on accepte l'idée d'une partie constitutive quant aux réponses plus ou moins vives que certains individus donnent aux situations désagréables, il n'en reste pas moins que la colère en tant que crise répétitive violente et subite est une manifestation symptomatique chez certains, tout comme peut être symptomatique le comportement de quelqu'un qui serait incapable d'exprimer sa colère par pure inhibition.
Chez l'animal la menace est plus facilement observable, chez l'humain, les éléments de cette menace échappent à l'observation directe car ils sont souvent d'ordre interne, même s'ils sont intellectuellement repérables quant à leurs causes.
Si j'ai évoqué la colère comme n'étant pas spécifique à l'espèce humaine et de plus comme étant parmi les modes d'expression émotionnelle les plus précoces chez le petit d'homme c'est pour souligner le caractère primitif, préverbal de son origine.
Le rire (surtout s'il est paroxystique et sans cause évidente comme le fou-rire), mais aussi les pleurs sont communicatifs. D'une manière assez étonnante le bâillement aussi ! On peut y résister plus ou moins, et selon les âges, le « self »-contrôle (sic) est plus ou moins assuré . La contamination émotionnelle peut se passer de communication verbale, elle a lieu quand. même. Il règne dans l'espèce humaine, même à l'âge adulte, plus de transitivisme qu'on ne veut l'admettre. On oublie, ou on feint de ne pas voir que la colère se transmet de l'un à l'autre de cette même manière.
En d'autres termes, qu'elle est contagieuse. A ceci près : c'est qu'il faut toujours adjoindre à la colère son complément organique : la peur ou la détresse. Un sujet en colère peut provoquer celle d'un autre. Mais ce n'est pas ce que j'appelle son caractère contagieux : elle se transmet par son versant occulte, je dirais causal. C'est plutôt la peur qui va de l'un à l'autre et ceci de manière inconsciente ; elle peut en effet être parfaitement méconnue de celui qui agit le versant coléreux. Elle l'est moins par celui qui la subit... Je dirais qu'un seul des pôles peut être perceptible, mais que la vraie entité de la colère est le couple « colère - peur ». J'emploie le mot peur par commodité car il subsume les autres, mais il s'agit aussi d'impuissance et de détresse qui en sont les manifestations plus primitives, caractéristiques du temps où la détresse et la colère s'exprimaient ensemble dans un même élan, chez le même individu, le nourrisson. Plus tard, le couple se dissocie, et chacun des deux pôles sera projeté ou provoqué chez des partenaires différents. En somme on peut se demander si ce couple n'est pas l'ébauche de ce qui pourra se développer plus tard, et seulement chez certains, sous la forme plus sophistiquée: le sado-masochisme.
Le sujet en proie à un paroxysme de colère est sourd à toute raison. Il est dans un état second. Le langage a peu de prise sur lui. Celui qui la subit, surtout s'il s'agit d'un enfant petit, mais un adultes peut être tout autant terrorisé, en reste souvent sidéré et sans défense. C'est que la peur intense, la terreur dissocient aussi. La proie peut être alors littéralement hypnotisée. Il arrive ainsi que de très petits enfants ayant été ces proies n'ont pu avoir recours à aucune représentation pour faire parade à la violence reçue en bloc. Il s'opère alors un véritable clivage psychique et cette colère subie restera enkystée sans représentations, hors sens. C'est ce qui explique que des enfants qui ont vécu de véritables sévices par des parents violents et coléreux puissent, devenus parents à leur tour, malgré une position critique consciente face à ces conduites, reproduire hypnotiquement les mêmes violences sur leurs propres enfants. Lorsqu'on assiste à une telle scène, entre deux protagonistes, l'un en proie à une colère violente, l'autre sidéré par la peur, on a l'impression d'être en face de deux êtres également dépossédés d'eux-mêmes. Plus un enfant qui subit de telles crises est jeune, moins il aura à sa disposition des représentations, des mots et des pensées critiques pour se défendre psychiquement, et plus grand sera le risque qu'il reproduise ultérieurement les scènes vécues, et ceci quelles que soient ses opinions conscientes. Car la colère dont ces enfants devenus adultes seront la proie ne leur appartient pas. Ils sont clivés: d'un côté il y aura l'enfant sidéré, de l'autre, la colère incorporée de l'autre qu'il agira répétitivement à son corps défendant. Combien de fois n'ai-je entendu des mères dire qu'elles se frappaient elles-mêmes en frappant leur enfant, comme si elles agissaient sous une transe. Leur identité de parent disparaît, et du coup aussi la différence de générations, au profit d'une crise, d'un être hors de soi, où le moi-enfant est l'insupportable représentation.
Tout autre chose peut être une colère contre cet adulte oppressant : venue à bon escient elle peut sortir un sujet de son hébétude d'antan, une colère qui pourra lui être propre, et porteuse alors d'un véritable soulagement. Car il faut tout de même dire que certaines colères sont indispensables pour rétablir quelqu'un dans la voie de son propre désir, pour se séparer des scènes subies passivement sans pouvoir les penser, sans affect autre que la peur ou la rage induite.
Toutes les colères ne se valent donc pas. Il n'y a pas objectivement de bonnes ou de mauvaises colères. Certaines sont pure répétition destructrice, d'autres restaurent. Mais avoir été la proie de colères dévastatrices signifie pour certains une intrusion psychosomatique de pulsions dont ils sont souvent le destinataire sans nom . Il convient donc de chercher chez tout coléreux impénitent l'autre versant, celui de la peur, et de l'impuissance.
Par ailleurs il me paraît important de différencier les destins de la colère et de la haine. Si dans un premier temps, chez le tout petit, ils sont indiscernables, chez l'adulte, on peut dire que la haine peut nourrir un projet à long terme, tandis que la colère est un processus rapide, une crise somato-psychique, qui peut laisser une trace mnésique, un souvenir, mais qui n'alimente pas de projet. Quand cela est le cas, alors il ne s'agit plus de colère à proprement parler, mais du souvenir de ses causes et de l'état de menace que le sujet avait vécu ; ils participent alors à l' élaboration sublimée d'un projet de haine. Ceci est le propre de la rancune et de la vengeance.
Dans ces cas on peut dire que la haine est ce qui reste quand la colère ne s'est pas épuisée d'elle même ou n'a pas trouvé son exutoire immédiat à la hauteur de sa violence. Mais alors l'aspect somatique n'y est plus présent, la pulsion ayant trouvé des représentations de sublimation. On a tendance à surestimer la valeur éthique de la sublimation et à la confondre avec le bien ou le bon. La sublimation est simplement l'acceptation de la non-satisfaction immédiate d'une pulsion et sa transformation en une représentation. Pas plus que la colère, la sublimation n'est en soi bonne ou mauvaise, et elle peut donner lieu à des projets de haine parfaitement monstrueux. Bien que monstrueux, il s'agira, sur un plan strictement psychique, d'une sublimation de la pulsion quand même.
La colère, à quelque niveau qu'elle se manifeste, individuel ou collectif, est une crise d'impuissance narcissique, contre-attaque violente, d'une attaque souvent invisible, où l'émotion domine, où le corps supplée à la pensée, le geste et les cris au discours. Elle est donc à distinguer de la haine et du désir de détruire comme projet. Il ne peut y avoir de projet de colère puisqu'elle est une vague soudaine et pulsionnelle qui surprend le sujet lui-même. La haine peut nourrir un projet de longue haleine. Elle utilise la raison et des montages qui se prétendent rationnels. La haine se laisse déguiser, car la jouissance du corps est mise a distance. Ainsi elle peut alimenter des projets éducatifs qui se veulent rationnels, tel que par exemple le système éducatif du père de Schreber, ou, sur un plan collectif, des projets de génocide froidement préparés et argumentés.
Les rapports entre haine et colère sont donc complexes. Si dans les cris du nourrisson ces deux motions sont intimement liées, très tôt il faut tout de même constater que leurs destins peuvent se séparer. La haine n'est plus entièrement pulsionnelle, elle est le pendant de l'amour, mais elle peut exploser en colère rouge si les conditions de celle-ci sont présentes, si le projet est entravé, si se reproduit quelque menace, fut-elle imaginaire. A l'inverse, toute crise de colère n'est pas nécessairement sous-tendue par la haine. C'est une révolte qui ne dit pas toujours son nom, dont la finalité peut être manipulée. C'est ce qu'il convient d'étudier de près , si l'on veut comprendre les explosions de violences collectives.
Il existe entre la haine et la colère le même rapport qu'entre le besoin sexuel et l'amour. L'aspect partiel de l'objet et l'urgence pulsionnelle qui le vise en sont les éléments de similitude. L'urgence sexuelle ne peut se confondre avec l'amour, même si au cœur de celui-ci cette urgence en est l'origine, même si à l'orée de celle-là sa répétition en est le phare.
On parle de colère pour désigner des expressions affectives fort différentes. Je me limiterais ici au traitement de la colère « rouge », celle qui provoque la « crise » somatique et violente. Je laisserai donc de côté la colère blanche, celle qui s'associe plus volontiers au « projet » de haine, où une sublimation de la motion pulsionnelle et motrice ( souvent de mauvaise augure !) permet élaboration imaginaire de représentations qui évitent la crise subjective immédiate.
Je voudrais, au moyen d'une brève séquence clinique, illustrer l'émergence inattendue d'une colère, et son caractère de communication intersubjective.
S'il est une place d'où les manifestations par des actions directes de la colère rouge semblent proscrites, c'est bien celle du psychanalyste lorsqu'il, ou elle, officie dans son cabinet.
Je vais essayer de raconter l'infiniment peu édifiante histoire où une psychanalyste, c'est à dire moi-même, s'est mise dans l'état d'être furieusement hors d'elle face à un patient.
C'était une séance qui avait débuté comme bien d'autres. Il était en analyse depuis quelques années déjà, et il reprenait volontiers au début de chaque séance ce qu'il avait pensé en sortant de la précédente. Ce jour-là, il avait passé en revue quelques succès professionnels des derniers jours pour dire que sa vie prenait un tournant plutôt agréable. Il avait également raconté un bon moment qu'il avait passé avec son fils juste avant de venir en séance. Puis, il s'était mis à évoquer les temps qui lui paraissaient déjà très lointains où il se droguait et où sa vie était un enfer. « Je me suis dit que pour ce qui est de la drogue, je crois que c'est vraiment fini maintenant. Je n'y pense presque plus jamais, au point que j'ai du mal à comprendre à quel point je pouvais être dépendant, à quel point tout tournait avant autour de ça. Non, vraiment je pense que c'est fini, définitivement fini maintenant. » Un silence puis, il dit, comme en passant : « bof, si mon dealer préféré venait m'en offrir gratuitement de la très bonne, juste pour passer un bon moment je lui dirais peut-être pas non... »
Je n'ai pas entendu la fin de sa phrase. La colère m'avait saisie. Je me suis levée d'un bond de mon fauteuil, et telle une furie j'ai pris une chaise qui était en face de mon fauteuil et je l'ai cogné par terre en criant « ah ça non non et non... » J'ai juste eu assez de contrôle pour lui dire de se lever du divan, consciente que la position allongée le mettait dans un état d'infériorité insupportable face à ma rage. Je m'étais ruée sur la chaise pour l'éviter lui, tant j'avais envie de le secouer . Il s'était assis, il était blême et me regardait faire et hurler sans dire mot. La folle, l'ivre, c'était moi. J'écumais de rage. Cela ne m'était jamais arrivé dans cette situation de travail. Puis calmée, au bout de quelques minutes de folie furieuse, je me suis rassise face à lui et j'ai dit : « vous m'avez mise hors de moi ».
Redondance flagrante... Il s'en était bien aperçu ! Voilà ce qui ne sied pas à une psychanalyste dans l'exercice de ses fonctions. J'avais signifié brutalement mes limites de tolérance et d'écoute « bienveillante ». Je n'avais pas su cacher à quel point j'étais atteinte par cette petite phrase de la fin, qui venais annuler tout ce qu'il avait dit juste avant, qui venait aussi annuler des années de travail en commun...
Devrais-je écrire tout cela? Me livrer à la malveillance des collègues? Susciter des commentaires narquois sur mes défaillances ? Je pense que la question n'est pas là, et qu'on ne gagne rien à jouer aux médecins là où le « traitement » est fondé sur une relation intersubjective. Contrairement à une « étude de cas » en médecine, il me semble que dans une cure de psychanalyse il est malhonnête de faire semblant que le « cas », c'est seulement le patient, et de lui faire porter la totalité des manifestations qui s'y déroulent, passant sous silence ce qui se passe de façon silencieuse ou bruyante, comme cela fut ici le cas, chez le thérapeute. Je crois, puisque cela s'est produit, ne fut-ce que de cette façon isolée, qu'il est plus intéressant d'essayer de comprendre à partir de la place de celui qui n'est pas sensé s'y adonner, puisque la surprise était d'autant plus de la partie, la colère d'autant plus interdite et inédite.
Pendant toute la période où ce patient s'était effectivement drogué je n'avais jamais éprouvé la moindre colère ni le moindre affect de rejet vis à vis de lui. Je n'avais jamais eu de difficulté à garder ma « place d'analyste ». Place vouée à tout jamais, en tout cas dans les manuels pour « jeunes psychanalystes », à supporter la statue de la bienveillance en marbre ! Il est inconvenant de parler de ce que ladite statue profère , sent et fait hors des normes de ladite bienveillance. Hors des normes de l'interprétation en bonne et due forme.. Mais il est en effet convenant de ne point submerger un patient par l'excès de manifestation émotives ! C'était précisément ce que j'avais fait en cette circonstance. Mais que s'était-il donc passé? Il avait en fait proféré une menace de destruction de tout ce qui avait été fait, dit, pensé, bref d'une partie de lui-même. Car en réalité, sa petite phrase était violente. Violente plus pour lui que pour moi. Ou violente pour le couple que nous formions ? Quel « MOI » était dissocié subitement de quel « JE »? Etais-je réductible au parent en colère parce qu'il ne se fait plus obéir? Mais alors pourquoi avais-je écouté sans broncher des années durant ses démêlés avec la drogue ? Non, c'est bien la dénégation de son dire précédent, de lui-même, cette furtive fuite vers l'acceptation de ce qu'il disait ne plus accepter qui m'avait mis dans cet état-là. Pas MOI, pas LUI,en tant qu'individus séparés et adultes, plutôt autre chose, un non-séparé qui se trouvait pris là, entre lui et moi, et qui se manifestait avant même que j'aie pu essayer d'en penser quoi que ce soit. Cette destruction verbale et programmée était le dire d'un autre temps. La suite de l'histoire en donnera peut-être la clef.
Il est donc parti, après une petite explication, visiblement secoué, même si c'était la chaise qui avait tout pris... Je suis restée perplexe. Je dois dire en toute franchise que je n'ai pas eu trop « mauvaise conscience » vis à vis de lui, et bizarrement, ce qui me surprenait moi-même, pas d'inquiétude particulière. Seulement je n'en revenais pas de l'effet de surprise. J'ai eu par contre un sentiment de gêne à la pensée de mes collègues psychanalystes. Mauvaise conscience par rapport à mon image « professionnelle. » Ca ne se faisait pas! Frémissements désagréables de mon surmoi institutionnel..
Le lien qui était établi entre nous était tel qu'à vrai dire j'étais presque sûre qu'il reviendrait, ne fut-ce que pour m'engueuler à son tour.
Il n'en fut rien. A la séance suivante je l'ai vu arriver très détendu et souriant. Il s'est allongé et a commencé à parler aussitôt. Il m'a dit à peu près ceci: « Figurez-vous qu'après l'autre séance... comme la vie est étrange,... mon dealer préféré, celui dont je vous avais justement parlé, est venu pour me proposer de la came gratuite. Juste pour passer l'après-midi avec moi, comme dans le bon vieux temps. Eh bien, je me suis mis dans une colère épouvantable. La vôtre à côté c'était de la gnognote! Je l'ai viré par la peau du cou, je l'ai jeté dans l'escalier, j'étais hors de moi. Dire qu'il se prétend être mon ami! Mais si vous n'aviez pas été si en colère, je ne sais pas si j'aurais pu le faire. C'est la première fois que j'ai vraiment été en colère et sans peur que ça se sache ! »
Voilà une histoire peu édifiante qui finit de manière édifiante. Mais dans ce genre d'histoires, il convient d'être méfiant. Il aurait certes été préférable qu'il puisse refuser la came gratuite de son ami dealer sans ma colère préalable. Je commençais seulement alors à comprendre un peu. La première scène reçoit son sens de la deuxième, en ceci qu'il l'avait prévue: il savait qu' un jour ou l'autre elle devait se produire, et c'est en fonction de cela qu'il avait testé - inconsciemment? - mon degré de complicité à l'accompagner dans ses scénarios masochistes, complicité dans laquelle sa mère ne lui avait jamais fait défaut. De son vivant elle avait subi avec lui, en souffrant tous ses échecs, et couvert ses transgressions avec amour et cécité. Morte alors qu'il était adolescent, il la faisait figurer de manière métonymique ou métaphorique dans tous ses fantasmes masochistes.
Au moment où j'ai si violemment réagi, je n'avais eu rien de tout cela à l'esprit. C'est bien pour cela que cette scène avait été vraiment risquée, car à peu de choses près, rien ne me garantissait que je ne le remettais pas dans une situation de pure passivité. A très peu de choses près il aurait pu se prendre pour la seule proie de ma colère, alors qu'il avait très bien intégré le fait, mieux que moi-même, qu'elle s'adressait à cette partie de lui-même qui ne pouvait pas dire non... qui avait peur. Il aurait été préférable d'en donner une interprétation verbale et calme, mais si j'étais violemment sortie de la place transférentielle à laquelle sa répétition m'assignait, c'est parce que cette assignation était insupportable sans que je le sache. Avais-je réagi à sa peur sans le savoir? C'est dans l'après-coup que je peux dire son rapport à sa mère comme complice inconditionnelle de jouissance dans la souffrance et la soumission à la domination sadique d'un père malfaisant. La colère comme moment de « crise » somato-psychique est une réponse symptôme, là où la stabilité symbolique d'une relation est atteinte et fait défaillir la possibilité de se penser. Je ne tiens pas à dérouler ici toute son histoire familiale. Mais il avait dès cette séance commencé à entrevoir le rapport avec ce qu'il avait subi dans son enfance. Si je n'ai pas pu en prendre « conscience » autrement qu'après cette explosion de colère et à sa suite, c'est que certaines histoires comportent de l'impensable provoquant des tensions qui se somatisent en maladies ou en violences. Elles donnent parfois lieu à des analyses interminables où l'ennui règne parce que l'analyste ne rentre ni de gré ni de force dans le scénario pathogène, qui le ferait réagir dans le « ici et maintenant » par affectation directe, c'est à dire par l'instauration d'un transfert inversé.
Ce qui est particulier dans certaines psychanalyses, c'est que le psychanalyste peut être amené à être à son insu, le sujet dissocié en crise, en lieu et place de son patient. Il arrive que l'analyste, agisse ou éprouve ce que l'un des protagonistes de la scène pathogène originaire n'a pu ni penser ni éprouver ni agir. A vivre cet état d'urgence, non de sa place de thérapeute externe à l'évènement, mais du dedans..
Je n'ai pas hurlé de ma place d'analyste , ni même de celle de mon individu spécifique. Comme psychanalyste, j'avais assisté pendant des années à sa lutte contre la drogue. Ce n'est pas à lui que j'ai crié « non », c'est à sa soumission. J'ai hurlé du lieu même où ni lui ni sa mère, n'avaient pu le dire , enfants impuissants tous deux... C'était une sortie de la scène pathogène dans laquelle inconsciemment il tentait de m'enfermer, comme le furent les protagonistes d'origine. Je pense que j'avais réagi à une peur insue devant une inéluctable répétition. La contamination avait eu lieu à la place d'une communication. Les statues ne se déboulonnent pas n'importe quand !
Pouvoir penser, sépare. L'impensé peut à l'occasion faire réagir dans les aires psychiques du non-séparé. Quand aucune issue n'est pensable, alors la colère fait ruer dans les brancards. La colère abolit les frontières entre le « je » et le « tu ». Elle fait régresser le couple des protagonistes. L'autre, le « tu » est voué à disparaître dans son altérité, pas nécessairement à cause d'une haine, mais parce qu'il manifeste une différence insupportable pour le « moi », qui ne se récupère que dans le ressenti corporel et le réel de sa pulsion. La crise somato-psychique est une réponse physique et concrète à une situation de menace imaginaire, où le symbolique fait défaut. Aucun sens ne fait pièce au désarroi. Il s'agit toujours d'une crise d'identité, d'une défaillance du sujet à supporter un moi altéré dans son pouvoir unifiant.
C'est une tentative de guérison qui rate, tout comme certains délires . Mais comme le délire, s'il est entendu, s'il est ré-introduit comme pièce signifiante d'une histoire insensée, il peut ne pas rater. Il est des crises résolutives, qui permettent de mettre à jour ce qui tente de se dire sans avoir pu se penser. La condition est de pouvoir leur donner sens par rapport à un fantasme, une histoire, un évènement, ou un dommage ancien.
Le passage du singulier au pluriel est toujours délicat. Et pourtant la colère a ceci de particulier qu'on la rencontre chez l'animal, chez le nourrisson, le petit enfant, l'adulte, l'individu et le groupe. Si chez le nourrisson le couple colère-détresse sont intriqués et qu'il est difficile de parler de sa proie, bien que certaines mères le deviennent, chez l'adulte ils se dissocient et l'autre devient très vite le support de la peur, équivalent de la détresse première. L'autre devient l'objet à détruire, la menace représentée pour un moi en état d'impouvoir. Cette détresse première, devenue peur est le pendant obligé de la colère.
Le passage du singulier au collectif, du « moi » au « nous », est le passage d'un impouvoir personnel à un impouvoir de groupe. La restauration du moi se fait par la mise hors jeu de l'objet qui permet à l'image de se refaire dans son homogénéité, la restauration du « nous » se fait par la même voie: l'expulsion du corps étranger en est le prix.
Peut-on parler du traitement de la colère? Pas plus que la peur, celle-ci n'est pathologique en soi. Les deux peuvent être des réponses parfaitement adéquates à une situation. Il est raisonnable d'avoir peur face à un tigre affamé, il convient de pouvoir se mettre en colère devant une offense grave. Mais il arrive que certains viennent demander des soins devant leur manifestations récurrentes et inopportunes. La psychanalyse, processus lent par excellence cherche à en démonter les causes. Elles sont le plus souvent précoces sinon primitives. J'ai évoqué assez longuement un de ses aspects cliniques.
Il y a des psychothérapies de groupe, thérapies dites actives, où l'on pousse, et encourage les participants à extérioriser leur colère en les faisant taper sur des matelas ou des coussins. Le plus souvent les gens se disent très soulagés. Il y a un effet immédiat de catharsis. Parfois même la scène « jouée » dénoue d'autant plus qu'il s'agit en effet d'une colère rentrée depuis longtemps qui n'a jamais pu se manifester devant la personne concernée. J'ai remarqué néanmoins que cet effet de soulagement ne dure pas. Même si dans le moment de colère on joue à prendre le matelas pour un autre en chair et en os, et pour dissocié que l'on soit au moment d'une crise, on sait qu'un matelas est un matelas et qu'il restera matelas. Si la pulsion trouve un moment de satisfaction, et procure un apaisement momentané, il n'en reste pas moins que le matelas ne renvoie aucune peur, aucune menace de représailles en retour de la violence subie, et que le couple colère-peur ne peut se constituer, couple indispensable à une bonne répétition ou représentation de ce qui fait le ressort de toute colère agie. Certes, l'avantage est qu'on peut y aller de toutes ses forces, et sans culpabilité, mais si l'on ôte la peur du paysage interne et externe alors la colère n'est qu'un pur jeu imaginaire sans un autre vivant face auquel l'acte peut prendre un sens. Dans une répétition agie, il y faut au moins un autre qui en soit affecté, sinon, c'est du cinéma que l'on se fait ; et ainsi l'on erre de groupe en groupe, de soulagement momentané en satisfaction passagère. Pour beaucoup, c'est sans doute mieux que rien, tant peut être grande leur détresse. Mais là aussi, des thérapeutes peuvent être en mesure d'entendre ce qui demande à être restauré au delà de la pure expression pulsionnelle, dans une relation symbolique à l'autre.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Retrouver l'enfant en nous
http://www.psychologies.com/Moi/Se-connaitre/Personnalite/Articles-et-Dossiers/Retrouver-l-enfant-en-nous
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Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
http://www.enthousiasme.info/fr/informatie/artikels/?article=22
j'avais ça dans mes dossiers
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MysticApocalypse- Messages : 3476
Date d'inscription : 07/08/2012
Localisation : Dans la limite du stock de neurones disponibles.....
Re: Fiche de lectures
Génial Mumu
Merci beaucoup !!
Je suis content que des personnes participent ici et y trouvent des informations nécessaires à mieux se connaitre.
Je pense que tout ce qui a été écrit sur la psychologie et la sociologie ne l'a pas été en vain. cela participe d'un besoin de savoir être et de savoir se situer. c'est très chouette et même fondamental à mon avis
Merci beaucoup !!
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Je pense que tout ce qui a été écrit sur la psychologie et la sociologie ne l'a pas été en vain. cela participe d'un besoin de savoir être et de savoir se situer. c'est très chouette et même fondamental à mon avis
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
tu prêches une convertie dans cette quête là ,je suis mordue de psychologie cognitive et devellopement personnel donc en fouillant un peu je devrait retrouver quelques perles
MysticApocalypse- Messages : 3476
Date d'inscription : 07/08/2012
Localisation : Dans la limite du stock de neurones disponibles.....
Re: Fiche de lectures
Un altruisme sans pitié, ou l'éthique de la réciprocité selon Thomas Nagel
(Luc Foisneau, chargé de recherche au CNRS)
En conformité avec l'intention première d'Auguste Comte, qui forge le terme sur le modèle du mot « égoïsme » (Comte, 1852, p. 60), le mot « altruisme » demeure associé dans la conscience commune à une disposition spontanée de l'homme à porter secours à ses semblables. C'est en ce sens une inclination naturelle, capable, parce qu'elle est antérieure à la réflexion, de nous faire oublier l'intérêt que nous portons tout aussi spontanément à notre propre conservation.
L'altruisme apparaît ainsi comme une capacité, inhérente à la nature humaine, mais peut-être aussi à la nature animale en général, de suspendre la considération exclusive de son bien-être à la vue de la souffrance d'autrui. Pour Rousseau, il existe une émotion fondamentale, la pitié, qui « tempère l'ardeur » que l'homme « a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable » (Rousseau, 1964, p. 154).
La pitié constitue de fait un critère sensible de l'altruisme. Plus l'émotion ressentie face à la misère d'autrui sera grande, plus grand sera l'altruisme de celui qui la ressent. Ce critère a les faveurs du sens commun : c'est à lui que l'on pense quand on nous demande d'apprécier l'altruisme d'une personne.
Mais il n'est pas pour autant dénué d'ambiguïté. Après tout, les bons sentiments suffisent rarement, quand il s'agit d'éthique, et la pitié ne fait probablement pas exception à la règle. Dans l'article que l'on va lire, il s'agira de s'interroger sur les limites de la définition rousseauiste de l'altruisme, à partir des réflexions du philosophe américain Thomas Nagel. Le concept de réciprocité, que ce dernier met en œuvre dans The Possibility of Altruism, nous servira de fil conducteur pour tenter de penser l'altruisme indépendamment de l'émotion de la pitié.
La pitié et le spectacle de la souffrance
En tant qu'elle nous rappelle à l'existence sensible d'autrui, la pitié peut être considérée comme l'origine commune de tous les sentiments altruistes ; quand on l'applique aux faibles, aux coupables et à l'espèce humaine, elle engendre la générosité, la clémence et l'humanité ; quand on l'applique à des individus, elle fait naître la bienveillance et l'amitié. Elle constitue de ce fait, pour Rousseau, la plus parfaite réfutation de la thèse de Mandeville selon laquelle les vices privés suffiraient à engendrer les vertus publiques (Rousseau, 1964, p. 155). Non seulement il ne suffit pas de donner libre cours à son amour propre pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes sociaux possibles, mais encore, sans capacité à éprouver de la pitié, il n'y aurait pas la moindre vertu sociale. La limitation de l'égoïsme procède par conséquent, non pas d'un mécanisme extérieur d'ajustement, mais d'une capacité intérieure à ressentir des émotions, non pas d'un calcul d'intérêt mais d'une effusion désintéressée.
Toutefois, l'altruisme ainsi conçu ne constitue pas une négation pure et simple de l'égoïsme, mais plutôt sa suspension momentanée, dans des circonstances toujours particulières. Les circonstances importent en l'occurrence car le rapport à autrui qu'instaure la pitié suppose la mise en relation d'un spectateur et d'un spectacle. Et si la vue de la souffrance d'autrui provoque bien l'interruption de la préoccupation de soi, cette interruption n'est toutefois que momentanée car l'amour propre a tôt fait de reprendre le dessus dès que le spectacle perd en intensité. Si l'on ne peut que se féliciter de voir démontré aux yeux des plus endurcis le caractère « compatissant et sensible » de l'homme (Rousseau, 1964, p. 154), on peut aussi s'interroger sur les limites de la suspension de l'égoïsme ainsi produite.
Quand Mandeville reconnaît qu'un homme ressentirait de la pitié au spectacle d'un enfant arraché des bras de sa mère et dévoré par une bête féroce, les circonstances de la scène - l'homme en question assiste à la scène derrière les barreaux d'une cellule - attestent tout autant de la compassion désintéressée du spectateur que de son impuissance à intervenir. Il y a là un paradoxe dont on ne saurait trop souligner l'importance pour une sociologie de la pitié : l'intensité de l'émotion altruiste semble proportionnelle à l'empêchement d'agir. Cette situation correspond, de fait, à celle des spectateurs que nous sommes, lorsque nous assistons impuissants, devant nos écrans, à des drames lointains. Les circonstances de la pitié sont semblables dans les deux cas, l'intensité du pathos venant à la rescousse d'un ethos défaillant. Sans doute aussi, une trop grande proximité réelle avec ceux qui souffrent risquerait-elle de transformer la pitié en panique, comme l'indique l'exemple du troupeau qui découvre le spectacle de l'abattoir où il va finir (Rousseau, 1964, p. 154). Sentiment intensément subjectif, la pitié dépend pour beaucoup du point de vue de celui qui la ressent. Point de vue, spectacle : ces termes ne sont certes pas incompatibles avec la sincérité des émotions, mais indiquent au minimum le caractère fortement, et peut-être irréductiblement, esthétique de cette version de l'altruisme à laquelle donne naissance le sentiment de la pitié.
Que penser, par exemple, du tyran, cité par Rousseau, qui gémit au spectacle des malheurs imaginaires d'Andromaque et de Priam ? Ce paradoxe d'un bourreau compatissant témoigne-t-il véritablement en faveur de l'altruisme ? Il témoigne plutôt, quoi qu'en dise Rousseau, d'un rapport entre l'amour propre et la capacité du moi à s'étendre par le jeu des identifications imaginaires. Si je souffre en pensée de la souffrance d'autrui, c'est que je me représente moi-même à sa place, et cette souffrance est d'autant plus grande que je m'identifie plus fortement à lui. Mais le ressort de ce sentiment n'est pas tant l'intérêt objectif d'autrui qu'un certain rapport qui s'établit entre sa souffrance et l'image que j'ai de moi-même. Autrement dit, c'est bien l'amour de soi qui se cache derrière le sentiment de la pitié. L'altruisme suscité par la pitié peut bien être sincère et authentique, il n'échappe pas aux pièges de l'amour propre. Il n'est dès lors pas nécessaire de se demander s'il est capable de céder devant l'égoïsme d'autrui.
Éminemment ambivalente, la pitié se transforme aussitôt en indifférence, voire en hostilité, quand la souffrance d'autrui se révèle moins intense qu'elle ne nous était apparue de prime abord. Aussi vouloir identifier l'altruisme au sentiment de la pitié risque-t-il d'en limiter considérablement la portée. On obtiendra peut-être de beaux succès d'audience, et des retombées financières non négligeables, mais on se condamnera à faire dépendre la valeur objective d'une cause humanitaire de l'intensité de l'effusion subjective qu'elle est susceptible de produire dans un public. La force de l'argument rousseauiste réside à n'en pas douter dans le lien étroit qu'il établit entre le spectacle de la souffrance et le sentiment universel de la pitié. Mais il n'est pas certain que cette émotion soit capable de se transformer en motivation, liée qu'elle est aux conditions du spectacle. Le spectaculaire se suffit à lui-même, se contentant bien souvent de beaux sentiments en guise d'action. Il n'est pas certain que la réflexion conduise toujours à adopter l'attitude de ce philosophe, qui, comme le suggère Rousseau, est capable de laisser assassiner un homme sous ses fenêtres en se donnant de bonnes raisons de ne pas intervenir (Rousseau, 1964, p. 156).
La réciprocité et le jugement moral
Si l'on veut, comme le propose Nagel (1970, p. 82), substituer une approche « rationaliste » à une approche « esthétique » de l'altruisme, il faut d'abord comprendre en quel sens un argument moral est susceptible de fournir une motivation. Il ne servirait à rien, en effet, de préférer le jugement moral à l'émotion si un tel jugement était incapable de conduire à des actions. Le raisonnement moral, condamné à l'impuissance, devrait alors s'appuyer sur une détermination psychologique (désir, sentiment, ou passion) et le problème de la motivation demeurerait entier. De l'impératif catégorique kantien, Nagel retient l'idée selon laquelle un jugement moral constitue en lui-même une motivation suffisante de l'action. Autrement dit, un argument moral digne de ce nom doit fournir également les conditions de sa réalisation pratique. La position du problème de l'altruisme selon Nagel rejoint le kantisme sur deux points : premièrement, par son rejet des systèmes moraux qui font découler les principes de la moralité d'une motivation antérieure à l'éthique, comme c'est le cas par exemple de la théorie de Hobbes, qui fonde en dernier ressort l'obligation morale sur la crainte de la mort (Foisneau, 2000, p. 215-255) ; deuxièmement, par l'importance qu'elle accorde à une conception métaphysique de la personne, analogue au principe kantien de la liberté pratique. Comme Kant (Kant, 1980, p. 110), Nagel lie intimement ces deux points puisque c'est une certaine conception de soi qui lui permet d'expliquer l'intérêt qu'un agent peut trouver à agir par altruisme, indépendamment de toute autre considération (Nagel, 1970, p. 11).
La réciprocité, critère objectif de l'altruisme
Parmi les critères objectifs invoqués par les philosophes moraux, celui qui revient le plus régulièrement est celui de la réciprocité. Plusieurs formulations en ont été proposées depuis les Évangiles selon Luc (6, 31) et Matthieu (7, 12). Thomas Nagel en a donné pour sa part la version suivante : « Qu'est-ce que vous diriez si quelqu'un vous faisait cela à vous ? » (Nagel, 1970, p. 82). Intuitivement, on comprend assez bien la portée de l'argument que l'on pourrait reformuler de la façon suivante : « Ce que tu ne veux pas que l'on te fasse, ne le fais pas à autrui » (Hobbes, 1971, p. 130). Pris au pied de la lettre, cet argument semble restreindre le champ de l'éthique à une considération de prudence : si je veux éviter représailles et sentiment de culpabilité, il vaut mieux que j'évite de faire subir à autrui des comportements dont je ne souhaiterais pas être moi-même la victime. À ce conséquentialisme élémentaire, la règle de la réciprocité ne répond qu'imparfaitement.
Ne pourrait-on, en effet, éviter représailles et mauvaise conscience en prenant tour à tour, ou simultanément, un garde du corps et un anxiolytique ? L'une et l'autre solution sont également inappropriées, car l'argument de la réciprocité se distingue, selon Nagel, de l'argument de la pitié comme une raison objective se différencie d'une raison subjective. Dire qu'une raison d'agir est objective, c'est dire que la fin de l'action est susceptible de valoir pour tous les agents qui se trouvent dans la même situation ; dire qu'une raison d'agir est subjective, c'est dire qu'elle ne vaut que pour l'agent qui la fait valoir. Lorsque l'on se soucie de réciprocité, notre raison d'agir est objective, car n'importe qui devrait agir comme nous le faisons; lorsque le mobile de l'action est la pitié, notre raison d'agir est subjective, car elle dépend de notre sensibilité. Ainsi, alors que la pitié est une réaction émotionnelle d'autant plus forte que la réflexion qui l'accompagne est plus faible, la formule canonique que nous examinons relève non pas de la sensibilité mais du jugement, et plus exactement d'un jugement qui met en œuvre un principe universel.
Le jeu de rôle auquel le principe de réciprocité nous invite est en ce sens de nature très différente de l'identification dont il s'agit dans la pitié. Au lieu de mettre autrui à notre place en lui prêtant nos sentiments, il s'agit bien plutôt de nous mettre à sa place en appliquant la règle de réciprocité. Quand nous nous mettons en imagination à la place d'autrui, nous le mettons de fait à notre place, car nous étendons la sphère de notre moi sensible ; quand nous nous mettons par le jugement à la place d'autrui, nous nous mettons de fait à sa place, car nous considérons nos actions et nos désirs comme s'il s'agissait de ceux d'un autre. Dans un cas, le mobile de l'action est l'empathie, qui recouvre le monde de nos (bons) sentiments ; dans l'autre, le motif de l'action est la considération de la valeur objective de nos besoins, désirs et actions, indépendamment du fait que ce sont les nôtres. Autrement dit, quand nous compatissons aux malheurs d'autrui, nous prêtons à ce dernier notre capacité de sentir ; quand nous jugeons en termes de réciprocité, nous jugeons nos actions comme autrui le ferait. Le jeu de rôle a ici pour fonction de nous permettre de considérer notre capacité à agir comme s'il s'agissait de celle d'un autre. C'est en ce sens un dispositif d'objectivation par lequel nous attribuons à nos besoins, à nos actions et à nos désirs un « certain intérêt objectif » (Nagel, 1970, p. 83).
Il n'est pas dans notre propos d'établir ici les conditions formelles d'une distinction entre raisons subjectives et raisons objectives de l'action. Cette distinction pose des problèmes techniques que l'on trouvera exposés dans les chapitres X et XI de The Possibility of Altruism. Nous nous contenterons d'analyser la thèse principale et le principe métaphysique qui la sous-tend.
La possibilité de l'altruisme réside dans l'objectivation de soi
Pour mieux comprendre l'originalité de la définition objectiviste de l'altruisme, il peut être utile de partir d'une définition subjectiviste de l'égoïsme. L'égoïsme est, pour Nagel, la doctrine morale qui suppose qu'un agent n'a d'autres raisons d'agir que celles qui procèdent de ses intérêts et de ses désirs. La question qui guide l'action égoïste, et cela de façon systématique, sera toujours de la forme suivante : dans quelle mesure l'intérêt ou le but que l'on propose à mon action est-il un intérêt ou un but pour moi ?
À l'inverse, un égoïste ne pourra se plaindre de ce qu'autrui ne prenne aucunement en compte ses désirs ou ses intérêts puisqu'il ignore par principe ce que pourrait être un intérêt objectif. Si donc l'égoïste reformule toutes les maximes de ses actions à la première personne du singulier, l'altruiste, à l'inverse, doit reformuler toutes ses actions à la troisième personne du singulier. Il est clair, par conséquent, que le principe qui sous-tend l'altruisme est un principe formel, que l'on peut définir par la contrainte, formelle elle aussi, selon laquelle « dans toute situation dans laquelle une personne a une raison de poursuivre un but, nous devons être capable de découvrir la fin que n'importe qui [à sa place] devrait s'efforcer d'atteindre, s'il était en mesure de le faire » (Nagel, 1970, p. 90).
Autrement dit, le postulat formel de l'altruisme est qu'il est toujours possible de faire abstraction de la variable subjective dans nos raisonnements moraux. Nul besoin, par conséquent, de faire appel aux émotions pour apprécier une situation de détresse ; on doit être en mesure de reformuler la maxime de notre action indépendamment de la pitié que les victimes d'une catastrophe nous inspirent. Cela ne signifie pas bien évidemment que l'on devrait objectiver les situations de détresse, et interdire l'expression de la pitié, mais que le fondement moral de notre action ne réside pas dans l'intensité de nos sentiments à l'égard des autres, mais dans l'objectivité des raisons que nous avons de leur venir en aide.
Une personne parmi d'autres
Le fondement métaphysique de l'altruisme réside, selon Nagel, dans la détermination de soi-même comme une personne quelconque, comme un quidam. L'argument de la réciprocité suppose, en effet, qu'un agent moral soit capable d'agir selon des raisons qui ne valent pas seulement pour lui, mais pour n'importe quel autre agent.
Or, pour cela, il faut qu'il soit capable de se concevoir lui-même, non pas comme une monade sans porte ni fenêtre, mais comme une personne parmi d'autres. C'est seulement à cette condition qu'il peut être certain que son jugement possède une valeur objective, c'est-à-dire qu'il correspond aussi à l'intérêt d'autrui.
De fait, l'objectivé d'un jugement pratique est fonction de la capacité où nous sommes à le traduire à la troisième personne. Lorsque j'affirme, dans une perspective subjective, que je dois faire quelque chose (Nagel, 1970, p. 107), la valeur objective de mon jugement est fonction de la possibilité de restituer le jugement impersonnel qui le sous-tend.
Altruisme et égoïsme
Ce résultat nous permet de conclure que le souci que nous avons des intérêts d'autrui n'a pas besoin d'être dérivé du souci de nos propres intérêts, puisque, comme nous venons de voir, il correspond à la possibilité universellement partagée de considérer nos actions d'un point de vue impersonnel.
Alors qu'un égoïste, s'il en existe, serait forcé de ramener toutes ses raisons d'agir à ses désirs et à ses intérêts, ne reconnaissant pas même l'intérêt qu'autrui pourrait avoir à lui venir en aide, l'altruiste procède en sens inverse des raisons subjectives, que nous connaissons tous, vers les raisons objectives qui conduisent une personne parmi d'autres à prendre intérêt à quelque chose ou à quelqu'un.
(Luc Foisneau, chargé de recherche au CNRS)
En conformité avec l'intention première d'Auguste Comte, qui forge le terme sur le modèle du mot « égoïsme » (Comte, 1852, p. 60), le mot « altruisme » demeure associé dans la conscience commune à une disposition spontanée de l'homme à porter secours à ses semblables. C'est en ce sens une inclination naturelle, capable, parce qu'elle est antérieure à la réflexion, de nous faire oublier l'intérêt que nous portons tout aussi spontanément à notre propre conservation.
L'altruisme apparaît ainsi comme une capacité, inhérente à la nature humaine, mais peut-être aussi à la nature animale en général, de suspendre la considération exclusive de son bien-être à la vue de la souffrance d'autrui. Pour Rousseau, il existe une émotion fondamentale, la pitié, qui « tempère l'ardeur » que l'homme « a pour son bien-être par une répugnance innée à voir souffrir son semblable » (Rousseau, 1964, p. 154).
La pitié constitue de fait un critère sensible de l'altruisme. Plus l'émotion ressentie face à la misère d'autrui sera grande, plus grand sera l'altruisme de celui qui la ressent. Ce critère a les faveurs du sens commun : c'est à lui que l'on pense quand on nous demande d'apprécier l'altruisme d'une personne.
Mais il n'est pas pour autant dénué d'ambiguïté. Après tout, les bons sentiments suffisent rarement, quand il s'agit d'éthique, et la pitié ne fait probablement pas exception à la règle. Dans l'article que l'on va lire, il s'agira de s'interroger sur les limites de la définition rousseauiste de l'altruisme, à partir des réflexions du philosophe américain Thomas Nagel. Le concept de réciprocité, que ce dernier met en œuvre dans The Possibility of Altruism, nous servira de fil conducteur pour tenter de penser l'altruisme indépendamment de l'émotion de la pitié.
La pitié et le spectacle de la souffrance
En tant qu'elle nous rappelle à l'existence sensible d'autrui, la pitié peut être considérée comme l'origine commune de tous les sentiments altruistes ; quand on l'applique aux faibles, aux coupables et à l'espèce humaine, elle engendre la générosité, la clémence et l'humanité ; quand on l'applique à des individus, elle fait naître la bienveillance et l'amitié. Elle constitue de ce fait, pour Rousseau, la plus parfaite réfutation de la thèse de Mandeville selon laquelle les vices privés suffiraient à engendrer les vertus publiques (Rousseau, 1964, p. 155). Non seulement il ne suffit pas de donner libre cours à son amour propre pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes sociaux possibles, mais encore, sans capacité à éprouver de la pitié, il n'y aurait pas la moindre vertu sociale. La limitation de l'égoïsme procède par conséquent, non pas d'un mécanisme extérieur d'ajustement, mais d'une capacité intérieure à ressentir des émotions, non pas d'un calcul d'intérêt mais d'une effusion désintéressée.
Toutefois, l'altruisme ainsi conçu ne constitue pas une négation pure et simple de l'égoïsme, mais plutôt sa suspension momentanée, dans des circonstances toujours particulières. Les circonstances importent en l'occurrence car le rapport à autrui qu'instaure la pitié suppose la mise en relation d'un spectateur et d'un spectacle. Et si la vue de la souffrance d'autrui provoque bien l'interruption de la préoccupation de soi, cette interruption n'est toutefois que momentanée car l'amour propre a tôt fait de reprendre le dessus dès que le spectacle perd en intensité. Si l'on ne peut que se féliciter de voir démontré aux yeux des plus endurcis le caractère « compatissant et sensible » de l'homme (Rousseau, 1964, p. 154), on peut aussi s'interroger sur les limites de la suspension de l'égoïsme ainsi produite.
Quand Mandeville reconnaît qu'un homme ressentirait de la pitié au spectacle d'un enfant arraché des bras de sa mère et dévoré par une bête féroce, les circonstances de la scène - l'homme en question assiste à la scène derrière les barreaux d'une cellule - attestent tout autant de la compassion désintéressée du spectateur que de son impuissance à intervenir. Il y a là un paradoxe dont on ne saurait trop souligner l'importance pour une sociologie de la pitié : l'intensité de l'émotion altruiste semble proportionnelle à l'empêchement d'agir. Cette situation correspond, de fait, à celle des spectateurs que nous sommes, lorsque nous assistons impuissants, devant nos écrans, à des drames lointains. Les circonstances de la pitié sont semblables dans les deux cas, l'intensité du pathos venant à la rescousse d'un ethos défaillant. Sans doute aussi, une trop grande proximité réelle avec ceux qui souffrent risquerait-elle de transformer la pitié en panique, comme l'indique l'exemple du troupeau qui découvre le spectacle de l'abattoir où il va finir (Rousseau, 1964, p. 154). Sentiment intensément subjectif, la pitié dépend pour beaucoup du point de vue de celui qui la ressent. Point de vue, spectacle : ces termes ne sont certes pas incompatibles avec la sincérité des émotions, mais indiquent au minimum le caractère fortement, et peut-être irréductiblement, esthétique de cette version de l'altruisme à laquelle donne naissance le sentiment de la pitié.
Que penser, par exemple, du tyran, cité par Rousseau, qui gémit au spectacle des malheurs imaginaires d'Andromaque et de Priam ? Ce paradoxe d'un bourreau compatissant témoigne-t-il véritablement en faveur de l'altruisme ? Il témoigne plutôt, quoi qu'en dise Rousseau, d'un rapport entre l'amour propre et la capacité du moi à s'étendre par le jeu des identifications imaginaires. Si je souffre en pensée de la souffrance d'autrui, c'est que je me représente moi-même à sa place, et cette souffrance est d'autant plus grande que je m'identifie plus fortement à lui. Mais le ressort de ce sentiment n'est pas tant l'intérêt objectif d'autrui qu'un certain rapport qui s'établit entre sa souffrance et l'image que j'ai de moi-même. Autrement dit, c'est bien l'amour de soi qui se cache derrière le sentiment de la pitié. L'altruisme suscité par la pitié peut bien être sincère et authentique, il n'échappe pas aux pièges de l'amour propre. Il n'est dès lors pas nécessaire de se demander s'il est capable de céder devant l'égoïsme d'autrui.
Éminemment ambivalente, la pitié se transforme aussitôt en indifférence, voire en hostilité, quand la souffrance d'autrui se révèle moins intense qu'elle ne nous était apparue de prime abord. Aussi vouloir identifier l'altruisme au sentiment de la pitié risque-t-il d'en limiter considérablement la portée. On obtiendra peut-être de beaux succès d'audience, et des retombées financières non négligeables, mais on se condamnera à faire dépendre la valeur objective d'une cause humanitaire de l'intensité de l'effusion subjective qu'elle est susceptible de produire dans un public. La force de l'argument rousseauiste réside à n'en pas douter dans le lien étroit qu'il établit entre le spectacle de la souffrance et le sentiment universel de la pitié. Mais il n'est pas certain que cette émotion soit capable de se transformer en motivation, liée qu'elle est aux conditions du spectacle. Le spectaculaire se suffit à lui-même, se contentant bien souvent de beaux sentiments en guise d'action. Il n'est pas certain que la réflexion conduise toujours à adopter l'attitude de ce philosophe, qui, comme le suggère Rousseau, est capable de laisser assassiner un homme sous ses fenêtres en se donnant de bonnes raisons de ne pas intervenir (Rousseau, 1964, p. 156).
La réciprocité et le jugement moral
Si l'on veut, comme le propose Nagel (1970, p. 82), substituer une approche « rationaliste » à une approche « esthétique » de l'altruisme, il faut d'abord comprendre en quel sens un argument moral est susceptible de fournir une motivation. Il ne servirait à rien, en effet, de préférer le jugement moral à l'émotion si un tel jugement était incapable de conduire à des actions. Le raisonnement moral, condamné à l'impuissance, devrait alors s'appuyer sur une détermination psychologique (désir, sentiment, ou passion) et le problème de la motivation demeurerait entier. De l'impératif catégorique kantien, Nagel retient l'idée selon laquelle un jugement moral constitue en lui-même une motivation suffisante de l'action. Autrement dit, un argument moral digne de ce nom doit fournir également les conditions de sa réalisation pratique. La position du problème de l'altruisme selon Nagel rejoint le kantisme sur deux points : premièrement, par son rejet des systèmes moraux qui font découler les principes de la moralité d'une motivation antérieure à l'éthique, comme c'est le cas par exemple de la théorie de Hobbes, qui fonde en dernier ressort l'obligation morale sur la crainte de la mort (Foisneau, 2000, p. 215-255) ; deuxièmement, par l'importance qu'elle accorde à une conception métaphysique de la personne, analogue au principe kantien de la liberté pratique. Comme Kant (Kant, 1980, p. 110), Nagel lie intimement ces deux points puisque c'est une certaine conception de soi qui lui permet d'expliquer l'intérêt qu'un agent peut trouver à agir par altruisme, indépendamment de toute autre considération (Nagel, 1970, p. 11).
La réciprocité, critère objectif de l'altruisme
Parmi les critères objectifs invoqués par les philosophes moraux, celui qui revient le plus régulièrement est celui de la réciprocité. Plusieurs formulations en ont été proposées depuis les Évangiles selon Luc (6, 31) et Matthieu (7, 12). Thomas Nagel en a donné pour sa part la version suivante : « Qu'est-ce que vous diriez si quelqu'un vous faisait cela à vous ? » (Nagel, 1970, p. 82). Intuitivement, on comprend assez bien la portée de l'argument que l'on pourrait reformuler de la façon suivante : « Ce que tu ne veux pas que l'on te fasse, ne le fais pas à autrui » (Hobbes, 1971, p. 130). Pris au pied de la lettre, cet argument semble restreindre le champ de l'éthique à une considération de prudence : si je veux éviter représailles et sentiment de culpabilité, il vaut mieux que j'évite de faire subir à autrui des comportements dont je ne souhaiterais pas être moi-même la victime. À ce conséquentialisme élémentaire, la règle de la réciprocité ne répond qu'imparfaitement.
Ne pourrait-on, en effet, éviter représailles et mauvaise conscience en prenant tour à tour, ou simultanément, un garde du corps et un anxiolytique ? L'une et l'autre solution sont également inappropriées, car l'argument de la réciprocité se distingue, selon Nagel, de l'argument de la pitié comme une raison objective se différencie d'une raison subjective. Dire qu'une raison d'agir est objective, c'est dire que la fin de l'action est susceptible de valoir pour tous les agents qui se trouvent dans la même situation ; dire qu'une raison d'agir est subjective, c'est dire qu'elle ne vaut que pour l'agent qui la fait valoir. Lorsque l'on se soucie de réciprocité, notre raison d'agir est objective, car n'importe qui devrait agir comme nous le faisons; lorsque le mobile de l'action est la pitié, notre raison d'agir est subjective, car elle dépend de notre sensibilité. Ainsi, alors que la pitié est une réaction émotionnelle d'autant plus forte que la réflexion qui l'accompagne est plus faible, la formule canonique que nous examinons relève non pas de la sensibilité mais du jugement, et plus exactement d'un jugement qui met en œuvre un principe universel.
Le jeu de rôle auquel le principe de réciprocité nous invite est en ce sens de nature très différente de l'identification dont il s'agit dans la pitié. Au lieu de mettre autrui à notre place en lui prêtant nos sentiments, il s'agit bien plutôt de nous mettre à sa place en appliquant la règle de réciprocité. Quand nous nous mettons en imagination à la place d'autrui, nous le mettons de fait à notre place, car nous étendons la sphère de notre moi sensible ; quand nous nous mettons par le jugement à la place d'autrui, nous nous mettons de fait à sa place, car nous considérons nos actions et nos désirs comme s'il s'agissait de ceux d'un autre. Dans un cas, le mobile de l'action est l'empathie, qui recouvre le monde de nos (bons) sentiments ; dans l'autre, le motif de l'action est la considération de la valeur objective de nos besoins, désirs et actions, indépendamment du fait que ce sont les nôtres. Autrement dit, quand nous compatissons aux malheurs d'autrui, nous prêtons à ce dernier notre capacité de sentir ; quand nous jugeons en termes de réciprocité, nous jugeons nos actions comme autrui le ferait. Le jeu de rôle a ici pour fonction de nous permettre de considérer notre capacité à agir comme s'il s'agissait de celle d'un autre. C'est en ce sens un dispositif d'objectivation par lequel nous attribuons à nos besoins, à nos actions et à nos désirs un « certain intérêt objectif » (Nagel, 1970, p. 83).
Il n'est pas dans notre propos d'établir ici les conditions formelles d'une distinction entre raisons subjectives et raisons objectives de l'action. Cette distinction pose des problèmes techniques que l'on trouvera exposés dans les chapitres X et XI de The Possibility of Altruism. Nous nous contenterons d'analyser la thèse principale et le principe métaphysique qui la sous-tend.
La possibilité de l'altruisme réside dans l'objectivation de soi
Pour mieux comprendre l'originalité de la définition objectiviste de l'altruisme, il peut être utile de partir d'une définition subjectiviste de l'égoïsme. L'égoïsme est, pour Nagel, la doctrine morale qui suppose qu'un agent n'a d'autres raisons d'agir que celles qui procèdent de ses intérêts et de ses désirs. La question qui guide l'action égoïste, et cela de façon systématique, sera toujours de la forme suivante : dans quelle mesure l'intérêt ou le but que l'on propose à mon action est-il un intérêt ou un but pour moi ?
À l'inverse, un égoïste ne pourra se plaindre de ce qu'autrui ne prenne aucunement en compte ses désirs ou ses intérêts puisqu'il ignore par principe ce que pourrait être un intérêt objectif. Si donc l'égoïste reformule toutes les maximes de ses actions à la première personne du singulier, l'altruiste, à l'inverse, doit reformuler toutes ses actions à la troisième personne du singulier. Il est clair, par conséquent, que le principe qui sous-tend l'altruisme est un principe formel, que l'on peut définir par la contrainte, formelle elle aussi, selon laquelle « dans toute situation dans laquelle une personne a une raison de poursuivre un but, nous devons être capable de découvrir la fin que n'importe qui [à sa place] devrait s'efforcer d'atteindre, s'il était en mesure de le faire » (Nagel, 1970, p. 90).
Autrement dit, le postulat formel de l'altruisme est qu'il est toujours possible de faire abstraction de la variable subjective dans nos raisonnements moraux. Nul besoin, par conséquent, de faire appel aux émotions pour apprécier une situation de détresse ; on doit être en mesure de reformuler la maxime de notre action indépendamment de la pitié que les victimes d'une catastrophe nous inspirent. Cela ne signifie pas bien évidemment que l'on devrait objectiver les situations de détresse, et interdire l'expression de la pitié, mais que le fondement moral de notre action ne réside pas dans l'intensité de nos sentiments à l'égard des autres, mais dans l'objectivité des raisons que nous avons de leur venir en aide.
Une personne parmi d'autres
Le fondement métaphysique de l'altruisme réside, selon Nagel, dans la détermination de soi-même comme une personne quelconque, comme un quidam. L'argument de la réciprocité suppose, en effet, qu'un agent moral soit capable d'agir selon des raisons qui ne valent pas seulement pour lui, mais pour n'importe quel autre agent.
Or, pour cela, il faut qu'il soit capable de se concevoir lui-même, non pas comme une monade sans porte ni fenêtre, mais comme une personne parmi d'autres. C'est seulement à cette condition qu'il peut être certain que son jugement possède une valeur objective, c'est-à-dire qu'il correspond aussi à l'intérêt d'autrui.
De fait, l'objectivé d'un jugement pratique est fonction de la capacité où nous sommes à le traduire à la troisième personne. Lorsque j'affirme, dans une perspective subjective, que je dois faire quelque chose (Nagel, 1970, p. 107), la valeur objective de mon jugement est fonction de la possibilité de restituer le jugement impersonnel qui le sous-tend.
Altruisme et égoïsme
Ce résultat nous permet de conclure que le souci que nous avons des intérêts d'autrui n'a pas besoin d'être dérivé du souci de nos propres intérêts, puisque, comme nous venons de voir, il correspond à la possibilité universellement partagée de considérer nos actions d'un point de vue impersonnel.
Alors qu'un égoïste, s'il en existe, serait forcé de ramener toutes ses raisons d'agir à ses désirs et à ses intérêts, ne reconnaissant pas même l'intérêt qu'autrui pourrait avoir à lui venir en aide, l'altruiste procède en sens inverse des raisons subjectives, que nous connaissons tous, vers les raisons objectives qui conduisent une personne parmi d'autres à prendre intérêt à quelque chose ou à quelqu'un.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
La résilience, reflet de notre époque
(Jean Garneau , psychologue)
Introduction
Le talent de communicateur du Dr Boris Cyrulnik n’est certainement pas étranger à la grande popularité qu’a acquise depuis quelques années le concept de résilience. Mais pour comprendre cet engouement, il me semble nécessaire de voir plus largement la pertinence particulière de cette philosophie de vie pour l’époque que nous vivons.
Dans cet article, je vais tenter de mettre en lumière les aspects les plus importants de cette notion et d’expliquer pourquoi elle est particulièrement utile à ce moment-ci de l’histoire. Les lecteurs qui voudraient approfondir le sujet lui-même auraient intérêt à le faire directement dans les ouvrages du Dr Cyrulnik.
Qu’est-ce que la résilience ?
À l’origine, il s’agit d’un terme utilisé en physique pour désigner la résistance aux chocs d’un métal. Il est particulièrement utile pour évaluer les ressorts. Par extension, on a adopté ce terme pour désigner, dans divers domaines, l’aptitude à rebondir ou à subir des chocs sans être détruit.
En psychologie, on s’en sert pour désigner la capacité de se refaire une vie et de s’épanouir en surmontant un choc traumatique grave. Il s’agit d’une qualité personnelle permettant de survivre aux épreuves majeures et d’en sortir grandi malgré l’importante destruction intérieure, en partie irréversible, subie lors de la crise.
Tendance actualisante
À partir de la définition sommaire ci-dessus, on peut facilement y reconnaître une des manifestations de la tendance actualisante, cet aspect crucial de l’équipement inné de tous les êtres vivants. En effet, cette tendance est la force qui pousse tout être vivant à mettre ses ressources au service de sa survie lorsque celle-ci est menacée et à les mobiliser dans la recherche du plus grand épanouissement possible quand les conditions sont favorables. (Voir Une théorie du vivant )
Mais ou pourrait dire qu’il s’agit d’un volet spécialisé de la tendance actualisante; celui qui permet de surmonter les pires obstacles, les événements qui, en plus de menacer notre vie, s’attaquent directement à notre identité et à notre valeur personnelle. La résilience nous fascine parce qu’elle touche des “miracles”, des solutions “magiques” à des problèmes apparemment insolubles. Elle frappe notre imaginaire de la même façon que le “mouvement du potentiel humain” le faisait au milieu du siècle dernier en nous faisant découvrir que nous sommes capables de beaucoup plus que nous ne le croyons.
Des dimensions supplémentaires s’ajoutent cependant dans le cas de la résilience, reflétant deux caractéristiques de l’époque actuelle. Avec l’accessibilité grandissante des moyens de communication qui ignorent les frontières et les distances physiques, cette notion a pu se faire connaître et trouver des applications dans un grand nombre de pays dont les cultures et les environnements socio-économiques sont très différents. Cela permet d’en appliquer les implications dans une grande variété de contextes (car les catastrophes et les actes destructeurs font bien peu de discrimination dans le choix de leurs cibles).
Ce qui est plus intéressant encore, c’est le fait que les chercheurs tentent de cerner les facteurs de résilience et les façons d’en soutenir le développement dans plus de 30 pays. Déjà en août 1994 on commençait à obtenir des résultats d’une quinzaine de pays incluant le Soudan et la Namibie. Nous pouvons ainsi espérer comprendre cette dimension de la réalité d’une façon qui transcende les cultures et les types d’organisation sociale. Quand on sait que la psychologie humaniste issue du mouvement du potentiel humain n’a pas encore réussi, après un demi siècle, à s’implanter solidement en France, une telle convergence d’efforts est très encourageante. L’ampleur des recherches en cours laisse croire que leurs conclusions seront utilisées dans une grande partie de l’univers.
Une attitude devant la vie
L’adoption du concept de résilience est aussi le reflet d’un changement d’attitude devant la vie elle-même. Au nom de l’humanité et en vertu d’une certaine interprétation de la social-démocratie, on a voulu depuis plusieurs années éliminer de notre vie toute forme de danger, d’accident, d’injustice ou même d’inconfort psychique. Pour y parvenir, on multiplie les règlements et les précautions tout en diluant la responsabilité individuelle dans un jargon juridique de plus en plus lourd (lisez les avertissements qui accompagnent maintenant tous les produits que vous achetez).
En parlant de résilience, on abandonne cette vision aseptique de la vie idéale pour affirmer sans hésitation que les catastrophes et les épreuves font malheureusement partie de la vie et qu’il vaut mieux y être préparé si on veut survivre et continuer de mener une existence digne d’être vécue. Pour les parents et les éducateurs le message est puissant: il est inutile et même nuisible de chercher à mettre vos enfants à l’abri de tout car ils se retrouveront sans mécanismes de protection et sans moyens d’adaptation efficaces lorsque surviendront les problèmes importants. Il vaut mieux fournir les conditions qui permettront de développer les qualités qui favorisent la résilience.
Une méthode d’intervention
Cette vision des choses conduit aussi à une façon différente d’intervenir auprès des victimes. Curieusement, cette approche rejoint les nouvelles façons dont la médecine tente de favoriser la guérison dans certains domaines. Par exemple, au lieu d’inviter la personne qui souffre d’un mal de dos à éviter tout mouvement qui provoquerait de la douleur, on insiste maintenant sur le fait que la guérison est plus rapide si le patient se remet plus rapidement en mouvement, même s’il endure une certaine douleur.
Post-traumatique
Les études sur la résilience ont permis de découvrir un aspect important de la récupération après un choc traumatique: la reconstruction de l’estime de soi. Trop souvent on emprisonne la personne dans sa position de victime en voulant l’aider. On a maintenant compris qu’il est néfaste de tenter de tout faire pour la personne traumatisée afin de compenser pour sa douleur injuste et de la protéger de toute nouvelle souffrance.
On a découvert que les personnes qui s’en sortent le mieux, même après les pires catastrophes, sont celles qui parviennent à regagner une estime d’elles-mêmes en réussissant quelque chose, en ayant un véritable motif de fierté. Si on veut fournir l’aide la plus propice à une reconstruction personnelle, il faut fournir des opportunités favorables à de tels succès et non aplanir soigneusement les moindres cahots.
On a compris en effet que la pire catastrophe est insuffisante par elle-même à créer un trauma chez les personnes qui y survivent; il faut en plus que la personne se perçoive comme une victime. En s’en tenant à la compassion bienveillante, les intervenants peuvent réduire la personne à son identité de victime et lui compliquer le combat pour la survie en la privant des motifs de fierté dont elle aurait besoin.
Ce nouvel aspect n’élimine pas les ingrédients qu’on connaissait déjà, notamment la nécessité de l’expression libératrice, d’un accueil soutenant, d’un encadrement rassurant. Il vient plutôt s’y ajouter comme un élément crucial sans lequel la survie est plus difficile ou même impossible.
Éducation
C’est à propos des enfants et des adolescents que la notion de résilience est le plus souvent invoquée, surtout dans les milieux qu’on étiquette comme “à risque”. Dans ce cas comme dans le précédent, l’évocation de ce concept aide les intervenants à quitter une attitude curative (ou tente de résoudre un problème ou de guérir une maladie) pour adopter un point de vue plus éducatif (on cherche à favoriser le développement des ressources individuelles).
Essentiellement, on peut définir la stratégie d’intervention qui en résulte comme celle qui veut miser sur les forces de chaque individu pour lui fournir un tremplin vers son épanouissement. L’idée de prendre appui sur les aspects solides de la personne afin de lui permettre de relever plus facilement de nouveaux défis n’a rien de bien nouveau. Mais le fait de voir qu’on applique cette méthode avec succès auprès des clientèles les plus difficiles est certainement rafraîchissant et réconfortant.
Un professeur de sixième année raconte, par exemple, comment il a réussi à transformer profondément sa classe d’élèves sous-performants en invitant chacun à identifier les deux qualités (facteurs de résilience) qu’il avait déjà et à chercher comment il pourrait les développer encore davantage. Comme par miracle, en reconnaissant qu’ils possédaient déjà une habileté importante et en constatant que ce fait était reconnu par d’autres, ils ont commencé à retrouver en eux une confiance et une fierté jusque là inaccessible. Poussés par cet élan surgi au centre d’eux-mêmes, la plupart sont devenus des élèves de calibre élevé en moins de deux ans.
De telles expériences infligent aux attitudes cliniques une sévère remontrance qui nous rappelle des découvertes faites, elles aussi, au milieu du siècle dernier. On avait constaté à l’époque que les élèves avaient tendance à fournir les performances attendues par leur professeur plutôt que celles qui correspondaient à leur talent réel.
En trompant volontairement les professeurs sur le quotient intellectuel des élèves dont ils avaient la charge, on constatait qu’après peu de temps les résultats des élèves étaient en relation avec le faux Q.I. plutôt qu’avec celui que les tests avaient mesuré. Sans s’en rendre compte, l’éducateur avait tendance à attendre davantage des élèves qu’il croyait plus doués et à tolérer une performance médiocre des autres, il apportait naturellement aux premiers un soutien de meilleure qualité pour leur permettre de donner “leur plein rendement”.
L’application qu’on fait maintenant de la notion de résilience va plus loin dans la même direction. Non seulement on mise sur les talents pour stimuler les élèves, mais on ajoute un ingrédient important en rendant l’enfant lui-même porteur de cette vision positive et stimulante de lui-même.
Une notion adaptée à la vie actuelle
Il y a quelques années à peine nous pouvions encore imaginer une vie exempte d’atrocités ou de catastrophe majeure. Nos problèmes étaient à l’échelle humaine: accidents, maladies, décès, séparations, etc. Nous savions par les média que la situation était loin d’être aussi rose dans certaines régions du globe, mais avions besoin du témoignage des aînés pour nous rappeler que la guerre n’était pas seulement une abstraction dans le monde occidental. Seule la nature pouvait nous attaquer arbitrairement par des catastrophes trop puissantes pour nous et il fallait être malchanceux pour avoir à surmonter un événement traumatique.
Le danger omniprésent
Mais depuis un certain onze septembre, nous avons compris que nous ne sommes jamais à l’abri des actes de destruction contre lesquels nous sommes sans moyens. Nous savons maintenant que nous ne sommes nulle part exemptés des retombées de combats dans lesquels nous n’avons jamais choisi de nous impliquer.
Chaque jour, les médias nous signalent au moins un acte terroriste cherchant à atteindre ses buts en détruisant la vie de personnes qui ne sont pas concernées autrement que par leur race, leur nationalité ou le fait qu’elles se trouvaient à un endroit particulier à un moment précis. Le plus pacifiste, tolérant, aimant d’entre nous ne peut plus s’imaginer que son attitude suffira à lui procurer la sécurité; il peut être recruté de force à tout moment par quiconque estime avoir une cause juste à défendre ou à promouvoir.
Dans un tel contexte, la résilience n’a rien d’un luxe ! Nous pouvons tous nous attendre à devoir faire face un jour à une agression humaine ou naturelle qui mettra notre survie en jeu. Nous avons besoin d’apprendre à surmonter les pires épreuves car nous savons que nous en deviendrons probablement un jour les cibles arbitraires.
Une préparation inadéquate
Pire encore, notre vie des dernières décennies a souvent été organisée en fonction de l’élimination de tous les risques qu’on prenait chaque jour sans y penser il y a trente ou quarante ans. Notre sécurité au quotidien n’était plus notre responsabilité, mais celle des autres, du gouvernement ou des compagnies dont nous consommons les produits. Le piéton n’a plus besoin de vérifier s’il se mettra en danger en traversant la rue; il peut foncer tête baissée à l’intersection et laisser les autres prendre soin de l’éviter. Au pire (?) il deviendra le nouveau gagnant à la loto des accidentés dédommagées.
Mais les victimes d’actes terroristes et de cataclysmes naturels ne gagnent jamais à cette loterie car leurs bourreaux sont toujours insolvables et il y a des limites à ce que nos gouvernements peuvent accepter de payer en leur nom. Sans une multinationale ou un propriétaire de voiture de luxe, on ne gagne que des prix de consolation.
On nous prévient au début des émissions de télévision que certaines images pourraient froisser la susceptibilité ou la sensibilité de quelques personnes, mais c’est sans avertissement que la catastrophe nous touche. On nous interdit de fumer parce qu’à long terme cela pourrait nuire à notre santé, mais on nous encourage à croire que le prochain billet de loterie pourrait résoudre sans plus d’effort l’ensemble des problèmes de notre vie.
Il n’est pas étonnant que nous nous sentions vulnérables devant les difficultés inhérentes à la vie. Le moindre problème imprévu risque de nous déséquilibrer car nous avons appris à fuir tout danger au lieu d’apprendre à vaincre des obstacles. Lorsqu’on nous parle de cette résilience qui permet de surmonter les pires épreuves, nous reconnaissons là une qualité qui nous manque, une solution à l’angoisse que nous n’avions pas encore clairement identifiée.
Je crois que la popularité de ce concept découle en grande partie de la réponse qu’elle apporte à notre angoisse. Nous avons le sentiment d’être sans défense contre les malheurs que la vie peut nous présenter à tout moment, d’être trop mal préparés à affronter les défis que nous prévoyons rencontrer brutalement tôt ou tard. L’idée d’être mieux équipés pour avoir des chances de rebondir au lieu d’être détruits est forcément séduisante et, reconnaissons-le, d’une grande pertinence.
(Jean Garneau , psychologue)
Introduction
Le talent de communicateur du Dr Boris Cyrulnik n’est certainement pas étranger à la grande popularité qu’a acquise depuis quelques années le concept de résilience. Mais pour comprendre cet engouement, il me semble nécessaire de voir plus largement la pertinence particulière de cette philosophie de vie pour l’époque que nous vivons.
Dans cet article, je vais tenter de mettre en lumière les aspects les plus importants de cette notion et d’expliquer pourquoi elle est particulièrement utile à ce moment-ci de l’histoire. Les lecteurs qui voudraient approfondir le sujet lui-même auraient intérêt à le faire directement dans les ouvrages du Dr Cyrulnik.
Qu’est-ce que la résilience ?
À l’origine, il s’agit d’un terme utilisé en physique pour désigner la résistance aux chocs d’un métal. Il est particulièrement utile pour évaluer les ressorts. Par extension, on a adopté ce terme pour désigner, dans divers domaines, l’aptitude à rebondir ou à subir des chocs sans être détruit.
En psychologie, on s’en sert pour désigner la capacité de se refaire une vie et de s’épanouir en surmontant un choc traumatique grave. Il s’agit d’une qualité personnelle permettant de survivre aux épreuves majeures et d’en sortir grandi malgré l’importante destruction intérieure, en partie irréversible, subie lors de la crise.
Tendance actualisante
À partir de la définition sommaire ci-dessus, on peut facilement y reconnaître une des manifestations de la tendance actualisante, cet aspect crucial de l’équipement inné de tous les êtres vivants. En effet, cette tendance est la force qui pousse tout être vivant à mettre ses ressources au service de sa survie lorsque celle-ci est menacée et à les mobiliser dans la recherche du plus grand épanouissement possible quand les conditions sont favorables. (Voir Une théorie du vivant )
Mais ou pourrait dire qu’il s’agit d’un volet spécialisé de la tendance actualisante; celui qui permet de surmonter les pires obstacles, les événements qui, en plus de menacer notre vie, s’attaquent directement à notre identité et à notre valeur personnelle. La résilience nous fascine parce qu’elle touche des “miracles”, des solutions “magiques” à des problèmes apparemment insolubles. Elle frappe notre imaginaire de la même façon que le “mouvement du potentiel humain” le faisait au milieu du siècle dernier en nous faisant découvrir que nous sommes capables de beaucoup plus que nous ne le croyons.
Des dimensions supplémentaires s’ajoutent cependant dans le cas de la résilience, reflétant deux caractéristiques de l’époque actuelle. Avec l’accessibilité grandissante des moyens de communication qui ignorent les frontières et les distances physiques, cette notion a pu se faire connaître et trouver des applications dans un grand nombre de pays dont les cultures et les environnements socio-économiques sont très différents. Cela permet d’en appliquer les implications dans une grande variété de contextes (car les catastrophes et les actes destructeurs font bien peu de discrimination dans le choix de leurs cibles).
Ce qui est plus intéressant encore, c’est le fait que les chercheurs tentent de cerner les facteurs de résilience et les façons d’en soutenir le développement dans plus de 30 pays. Déjà en août 1994 on commençait à obtenir des résultats d’une quinzaine de pays incluant le Soudan et la Namibie. Nous pouvons ainsi espérer comprendre cette dimension de la réalité d’une façon qui transcende les cultures et les types d’organisation sociale. Quand on sait que la psychologie humaniste issue du mouvement du potentiel humain n’a pas encore réussi, après un demi siècle, à s’implanter solidement en France, une telle convergence d’efforts est très encourageante. L’ampleur des recherches en cours laisse croire que leurs conclusions seront utilisées dans une grande partie de l’univers.
Une attitude devant la vie
L’adoption du concept de résilience est aussi le reflet d’un changement d’attitude devant la vie elle-même. Au nom de l’humanité et en vertu d’une certaine interprétation de la social-démocratie, on a voulu depuis plusieurs années éliminer de notre vie toute forme de danger, d’accident, d’injustice ou même d’inconfort psychique. Pour y parvenir, on multiplie les règlements et les précautions tout en diluant la responsabilité individuelle dans un jargon juridique de plus en plus lourd (lisez les avertissements qui accompagnent maintenant tous les produits que vous achetez).
En parlant de résilience, on abandonne cette vision aseptique de la vie idéale pour affirmer sans hésitation que les catastrophes et les épreuves font malheureusement partie de la vie et qu’il vaut mieux y être préparé si on veut survivre et continuer de mener une existence digne d’être vécue. Pour les parents et les éducateurs le message est puissant: il est inutile et même nuisible de chercher à mettre vos enfants à l’abri de tout car ils se retrouveront sans mécanismes de protection et sans moyens d’adaptation efficaces lorsque surviendront les problèmes importants. Il vaut mieux fournir les conditions qui permettront de développer les qualités qui favorisent la résilience.
Une méthode d’intervention
Cette vision des choses conduit aussi à une façon différente d’intervenir auprès des victimes. Curieusement, cette approche rejoint les nouvelles façons dont la médecine tente de favoriser la guérison dans certains domaines. Par exemple, au lieu d’inviter la personne qui souffre d’un mal de dos à éviter tout mouvement qui provoquerait de la douleur, on insiste maintenant sur le fait que la guérison est plus rapide si le patient se remet plus rapidement en mouvement, même s’il endure une certaine douleur.
Post-traumatique
Les études sur la résilience ont permis de découvrir un aspect important de la récupération après un choc traumatique: la reconstruction de l’estime de soi. Trop souvent on emprisonne la personne dans sa position de victime en voulant l’aider. On a maintenant compris qu’il est néfaste de tenter de tout faire pour la personne traumatisée afin de compenser pour sa douleur injuste et de la protéger de toute nouvelle souffrance.
On a découvert que les personnes qui s’en sortent le mieux, même après les pires catastrophes, sont celles qui parviennent à regagner une estime d’elles-mêmes en réussissant quelque chose, en ayant un véritable motif de fierté. Si on veut fournir l’aide la plus propice à une reconstruction personnelle, il faut fournir des opportunités favorables à de tels succès et non aplanir soigneusement les moindres cahots.
On a compris en effet que la pire catastrophe est insuffisante par elle-même à créer un trauma chez les personnes qui y survivent; il faut en plus que la personne se perçoive comme une victime. En s’en tenant à la compassion bienveillante, les intervenants peuvent réduire la personne à son identité de victime et lui compliquer le combat pour la survie en la privant des motifs de fierté dont elle aurait besoin.
Ce nouvel aspect n’élimine pas les ingrédients qu’on connaissait déjà, notamment la nécessité de l’expression libératrice, d’un accueil soutenant, d’un encadrement rassurant. Il vient plutôt s’y ajouter comme un élément crucial sans lequel la survie est plus difficile ou même impossible.
Éducation
C’est à propos des enfants et des adolescents que la notion de résilience est le plus souvent invoquée, surtout dans les milieux qu’on étiquette comme “à risque”. Dans ce cas comme dans le précédent, l’évocation de ce concept aide les intervenants à quitter une attitude curative (ou tente de résoudre un problème ou de guérir une maladie) pour adopter un point de vue plus éducatif (on cherche à favoriser le développement des ressources individuelles).
Essentiellement, on peut définir la stratégie d’intervention qui en résulte comme celle qui veut miser sur les forces de chaque individu pour lui fournir un tremplin vers son épanouissement. L’idée de prendre appui sur les aspects solides de la personne afin de lui permettre de relever plus facilement de nouveaux défis n’a rien de bien nouveau. Mais le fait de voir qu’on applique cette méthode avec succès auprès des clientèles les plus difficiles est certainement rafraîchissant et réconfortant.
Un professeur de sixième année raconte, par exemple, comment il a réussi à transformer profondément sa classe d’élèves sous-performants en invitant chacun à identifier les deux qualités (facteurs de résilience) qu’il avait déjà et à chercher comment il pourrait les développer encore davantage. Comme par miracle, en reconnaissant qu’ils possédaient déjà une habileté importante et en constatant que ce fait était reconnu par d’autres, ils ont commencé à retrouver en eux une confiance et une fierté jusque là inaccessible. Poussés par cet élan surgi au centre d’eux-mêmes, la plupart sont devenus des élèves de calibre élevé en moins de deux ans.
De telles expériences infligent aux attitudes cliniques une sévère remontrance qui nous rappelle des découvertes faites, elles aussi, au milieu du siècle dernier. On avait constaté à l’époque que les élèves avaient tendance à fournir les performances attendues par leur professeur plutôt que celles qui correspondaient à leur talent réel.
En trompant volontairement les professeurs sur le quotient intellectuel des élèves dont ils avaient la charge, on constatait qu’après peu de temps les résultats des élèves étaient en relation avec le faux Q.I. plutôt qu’avec celui que les tests avaient mesuré. Sans s’en rendre compte, l’éducateur avait tendance à attendre davantage des élèves qu’il croyait plus doués et à tolérer une performance médiocre des autres, il apportait naturellement aux premiers un soutien de meilleure qualité pour leur permettre de donner “leur plein rendement”.
L’application qu’on fait maintenant de la notion de résilience va plus loin dans la même direction. Non seulement on mise sur les talents pour stimuler les élèves, mais on ajoute un ingrédient important en rendant l’enfant lui-même porteur de cette vision positive et stimulante de lui-même.
Une notion adaptée à la vie actuelle
Il y a quelques années à peine nous pouvions encore imaginer une vie exempte d’atrocités ou de catastrophe majeure. Nos problèmes étaient à l’échelle humaine: accidents, maladies, décès, séparations, etc. Nous savions par les média que la situation était loin d’être aussi rose dans certaines régions du globe, mais avions besoin du témoignage des aînés pour nous rappeler que la guerre n’était pas seulement une abstraction dans le monde occidental. Seule la nature pouvait nous attaquer arbitrairement par des catastrophes trop puissantes pour nous et il fallait être malchanceux pour avoir à surmonter un événement traumatique.
Le danger omniprésent
Mais depuis un certain onze septembre, nous avons compris que nous ne sommes jamais à l’abri des actes de destruction contre lesquels nous sommes sans moyens. Nous savons maintenant que nous ne sommes nulle part exemptés des retombées de combats dans lesquels nous n’avons jamais choisi de nous impliquer.
Chaque jour, les médias nous signalent au moins un acte terroriste cherchant à atteindre ses buts en détruisant la vie de personnes qui ne sont pas concernées autrement que par leur race, leur nationalité ou le fait qu’elles se trouvaient à un endroit particulier à un moment précis. Le plus pacifiste, tolérant, aimant d’entre nous ne peut plus s’imaginer que son attitude suffira à lui procurer la sécurité; il peut être recruté de force à tout moment par quiconque estime avoir une cause juste à défendre ou à promouvoir.
Dans un tel contexte, la résilience n’a rien d’un luxe ! Nous pouvons tous nous attendre à devoir faire face un jour à une agression humaine ou naturelle qui mettra notre survie en jeu. Nous avons besoin d’apprendre à surmonter les pires épreuves car nous savons que nous en deviendrons probablement un jour les cibles arbitraires.
Une préparation inadéquate
Pire encore, notre vie des dernières décennies a souvent été organisée en fonction de l’élimination de tous les risques qu’on prenait chaque jour sans y penser il y a trente ou quarante ans. Notre sécurité au quotidien n’était plus notre responsabilité, mais celle des autres, du gouvernement ou des compagnies dont nous consommons les produits. Le piéton n’a plus besoin de vérifier s’il se mettra en danger en traversant la rue; il peut foncer tête baissée à l’intersection et laisser les autres prendre soin de l’éviter. Au pire (?) il deviendra le nouveau gagnant à la loto des accidentés dédommagées.
Mais les victimes d’actes terroristes et de cataclysmes naturels ne gagnent jamais à cette loterie car leurs bourreaux sont toujours insolvables et il y a des limites à ce que nos gouvernements peuvent accepter de payer en leur nom. Sans une multinationale ou un propriétaire de voiture de luxe, on ne gagne que des prix de consolation.
On nous prévient au début des émissions de télévision que certaines images pourraient froisser la susceptibilité ou la sensibilité de quelques personnes, mais c’est sans avertissement que la catastrophe nous touche. On nous interdit de fumer parce qu’à long terme cela pourrait nuire à notre santé, mais on nous encourage à croire que le prochain billet de loterie pourrait résoudre sans plus d’effort l’ensemble des problèmes de notre vie.
Il n’est pas étonnant que nous nous sentions vulnérables devant les difficultés inhérentes à la vie. Le moindre problème imprévu risque de nous déséquilibrer car nous avons appris à fuir tout danger au lieu d’apprendre à vaincre des obstacles. Lorsqu’on nous parle de cette résilience qui permet de surmonter les pires épreuves, nous reconnaissons là une qualité qui nous manque, une solution à l’angoisse que nous n’avions pas encore clairement identifiée.
Je crois que la popularité de ce concept découle en grande partie de la réponse qu’elle apporte à notre angoisse. Nous avons le sentiment d’être sans défense contre les malheurs que la vie peut nous présenter à tout moment, d’être trop mal préparés à affronter les défis que nous prévoyons rencontrer brutalement tôt ou tard. L’idée d’être mieux équipés pour avoir des chances de rebondir au lieu d’être détruits est forcément séduisante et, reconnaissons-le, d’une grande pertinence.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
L'enfant égoïste
Les adultes croient facilement que l'enfant ne pense qu'à lui. Jusqu'à six ou sept ans, en effet, il s'occupe surtout de sa propre personne. Les psychologues appellent cela de l'égocentrisme et non de l'égoïsme, car cette attitude est une condition importante du développement de l'enfant. Au moment où le tout-petit doit tout apprendre : se tenir debout, marcher, parler, reconnaître et comprendre ceux qui l'entourent, il est normal qu'il soit profondément absorbé par ce qu'il fait lui-même.
Il est nécessaire que les choses se Il est nécessaire que les choses se passent ainsi. La nature a voulu que l'enfant cherche à satisfaire ses propres besoins avant ceux des autres. Il faut qu'il chante, qu'il crie, qu'il saute, qu'il tire, pousse et manipule les objets à sa portée, même au risque de provoquer un accident. Il faut qu'il mange pour grandir et acquérir des forces, même si d'autres autour de lui doivent à cause de cela manquer du nécessaire. Toutes ces tendances égocentriques ne doivent pas être prises pour de l'égoïsme. On remarque, en revanche, que même le tout petit enfant aime partager ses joies avec la personne qui se trouve à ses côtés. Il vous est probablement arrivé de voir s'approcher de votre visage, tendu par un bras énergique, un biscuit entamé ou même un bonbon généreusement retiré de la bouche.
Déformation regrettable de l'égocentrisme
Il est regrettable que ces tendances égocentriques saines et naturelles subissent très souvent une fâcheuse déformation et deviennent de l'égoïsme. C'est tout simplement parce qu'on n'a pas su les diriger, les contrôler et inculquer l'habitude de freiner un désir, de s'opposer à la croissance d'une passion. On n'a pas inculqué à l'enfant la valeur absolue et définitive d'un "non" calme et décidé. C'est qu'on ne lui a donné ni l'exemple ni l'occasion de faire plaisir aux autres ou simplement de leur éviter certains inconvénients. On n'a pas su profiter des élans de générosité dont nous parlions tout à l'heure.
L'enfant qui a reçu un sachet de bonbons les présente volontiers à sa mère, à son père ou à d'autres personnes, surtout s'il a vu que cela se pratique dans le milieu où il vit. Que de fois, alors, les personnes qui sont l'objet de cette attention repoussent la petite main tendue en disant : "Non, mon chéri, c'est pour toi !" Il suffira de deux ou trois expériences analogues pour que l'enfant comprenne que ce qu'on lui donne est uniquement pour lui et qu'il n'a aucune raison de partager avec d'autres puisque les autres eux-mêmes le refusent.
Quelques causes d'égoïsme chez l'enfant
On a remarqué que les enfants uniques sont plus facilement égoïstes que ceux qui ont des frères et soeurs. Il faut donc souhaiter que les enfants ne soient pas obligés de vivre seuls aux foyers. Si toutefois cette circonstance se produisait, il faudrait toujours accueillir avec empressement, quoique avec toute la prudence nécessaire, les camarades de l'enfant unique. Celui-ci doit se sentir libre de demander la permission d'inviter quelques petits voisins à venir jouer avec lui. On pourra également lui permettre de répondre à certaines invitations semblables, pourvu que le contrôle nécessaire soit toujours possible et efficace. Il vaudrait mieux, de toute façon, que l'enfant unique jouisse seulement de la compagnie de ses parents plutôt que de l'exposer à contracter des amitiés douteuses. Les parents des enfants uniques s'efforceront, plus que les autres, d'être de bons camarades pour leurs enfants et de s'associer étroitement à leurs travaux et à leurs jeux.
Les enfants dont les parents s'entendent mal ou sont séparés sont aussi très facilement égoïstes, car les époux en dispute cherchent toujours à s'assurer les bonnes grâces de ces enfants par des cadeaux, des promesses inconsidérées ou des faiblesses. Dans ces circonstances-là il n'y a pas d'autre remède qu'un rapprochement entre les époux et un effort sincère pour se comprendre mutuellement.
L'égoïsme peut se développer également dans les écoles où les élèves sont habituellement comparés les uns aux autres et où une émulation collective les oppose. Lorsqu'ils se classent parmi les premiers, ils en conçoivent une fierté qui leur fait croire à leur importance et attire leur attention sur leur grande valeur personnelle, leurs mérites et par conséquent sur les égards qu'on leur doit. Si, au contraire, ils sont classés parmi les derniers, ils peuvent développer un complexe d'infériorité contre lequel ils réagissent en cherchant à s'affirmer par d'autres moyens que par le succès dans les études ; par des actes de méchanceté ou de violence ou par des excentricités ils essaient alors de souligner l'importance de leur personnalité.
Il est regrettable que ces tendances égocentriques saines et naturelles subissent très souvent une fâcheuse déformation et deviennent de l'égoïsme. C'est tout simplement parce qu'on n'a pas su les diriger, les contrôler et inculquer l'habitude de freiner un désir, de s'opposer à la croissance d'une passion. On n'a pas inculqué à l'enfant la valeur absolue et définitive d'un "non" calme et décidé. C'est qu'on ne lui a donné ni l'exemple ni l'occasion de faire plaisir aux autres ou simplement de leur éviter certains inconvénients. On n'a pas su profiter des élans de générosité dont nous parlions tout à l'heure.
L'enfant qui a reçu un sachet de bonbons les présente volontiers à sa mère, à son père ou à d'autres personnes, surtout s'il a vu que cela se pratique dans le milieu où il vit. Que de fois, alors, les personnes qui sont l'objet de cette attention repoussent la petite main tendue en disant : "Non, mon chéri, c'est pour toi !" Il suffira de deux ou trois expériences analogues pour que l'enfant comprenne que ce qu'on lui donne est uniquement pour lui et qu'il n'a aucune raison de partager avec d'autres puisque les autres eux-mêmes le refusent.
Quelques causes d'égoïsme chez l'enfant
On a remarqué que les enfants uniques sont plus facilement égoïstes que ceux qui ont des frères et soeurs. Il faut donc souhaiter que les enfants ne soient pas obligés de vivre seuls aux foyers. Si toutefois cette circonstance se produisait, il faudrait toujours accueillir avec empressement, quoique avec toute la prudence nécessaire, les camarades de l'enfant unique. Celui-ci doit se sentir libre de demander la permission d'inviter quelques petits voisins à venir jouer avec lui. On pourra également lui permettre de répondre à certaines invitations semblables, pourvu que le contrôle nécessaire soit toujours possible et efficace. Il vaudrait mieux, de toute façon, que l'enfant unique jouisse seulement de la compagnie de ses parents plutôt que de l'exposer à contracter des amitiés douteuses. Les parents des enfants uniques s'efforceront, plus que les autres, d'être de bons camarades pour leurs enfants et de s'associer étroitement à leurs travaux et à leurs jeux.
Les enfants dont les parents s'entendent mal ou sont séparés sont aussi très facilement égoïstes, car les époux en dispute cherchent toujours à s'assurer les bonnes grâces de ces enfants par des cadeaux, des promesses inconsidérées ou des faiblesses. Dans ces circonstances-là il n'y a pas d'autre remède qu'un rapprochement entre les époux et un effort sincère pour se comprendre mutuellement.
L'égoïsme peut se développer également dans les écoles où les élèves sont habituellement comparés les uns aux autres et où une émulation collective les oppose. Lorsqu'ils se classent parmi les premiers, ils en conçoivent une fierté qui leur fait croire à leur importance et attire leur attention sur leur grande valeur personnelle, leurs mérites et par conséquent sur les égards qu'on leur doit. Si, au contraire, ils sont classés parmi les derniers, ils peuvent développer un complexe d'infériorité contre lequel ils réagissent en cherchant à s'affirmer par d'autres moyens que par le succès dans les études ; par des actes de méchanceté ou de violence ou par des excentricités ils essaient alors de souligner l'importance de leur personnalité.
Égoïsme par ignorance
Lorsqu'un enfant semble être égoïste, il ne faut pas oublier qu'il l'est très souvent par ignorance. Il ne peut pas savoir tout de suite à quel point certains de ses actes risquent de nuire à autrui. Il ne sait pas que le bruit de son tambour réveille le bébé endormi dans la pièce voisine, il ne sait pas qu'un beau vase coûte cher et que, s'il le jette par terre pour voir s'il rebondit comme une balle, le désastre est irréparable ; il ne sait pas que d'autres enfants ont faim, alors qu'il a lui-même toutes sortes de bonnes choses à sa disposition.
C'est peu à peu que les parents devront aider l'enfant à comprendre que les personnes qui l'entourent éprouvent les mêmes sentiments que lui : qu'elles peuvent, elles aussi, avoir faim, soif ou froid ; qu'elles sont sensibles comme lui à tout ce qui fait de la peine et que la cause de leurs rires et de leurs larmes ressemble à celle qui le fait rire ou pleurer lui-même. C'est donc vraiment rendre service à un enfant que de lui inculquer le respect, la considération, l'estime, la sympathie pour les hommes, les femmes et les enfants qu'il rencontre. Nous ne pensons pas qu'il faille offrir trop tôt à un enfant le spectacle de la souffrance humaine, mais nous croyons qu'il n'est jamais trop tôt pour lui inspirer sans contrainte et surtout sans menaces un acte de bonté, un sacrifice en faveur des plus pauvres ou des plus malheureux que lui. Cette culture des sentiments les plus nobles du cœur sera certainement le meilleur moyen d'empêcher la formation de l'égoïsme et de le combattre s'il s'est déjà manifesté.
Les adultes croient facilement que l'enfant ne pense qu'à lui. Jusqu'à six ou sept ans, en effet, il s'occupe surtout de sa propre personne. Les psychologues appellent cela de l'égocentrisme et non de l'égoïsme, car cette attitude est une condition importante du développement de l'enfant. Au moment où le tout-petit doit tout apprendre : se tenir debout, marcher, parler, reconnaître et comprendre ceux qui l'entourent, il est normal qu'il soit profondément absorbé par ce qu'il fait lui-même.
Il est nécessaire que les choses se Il est nécessaire que les choses se passent ainsi. La nature a voulu que l'enfant cherche à satisfaire ses propres besoins avant ceux des autres. Il faut qu'il chante, qu'il crie, qu'il saute, qu'il tire, pousse et manipule les objets à sa portée, même au risque de provoquer un accident. Il faut qu'il mange pour grandir et acquérir des forces, même si d'autres autour de lui doivent à cause de cela manquer du nécessaire. Toutes ces tendances égocentriques ne doivent pas être prises pour de l'égoïsme. On remarque, en revanche, que même le tout petit enfant aime partager ses joies avec la personne qui se trouve à ses côtés. Il vous est probablement arrivé de voir s'approcher de votre visage, tendu par un bras énergique, un biscuit entamé ou même un bonbon généreusement retiré de la bouche.
Déformation regrettable de l'égocentrisme
Il est regrettable que ces tendances égocentriques saines et naturelles subissent très souvent une fâcheuse déformation et deviennent de l'égoïsme. C'est tout simplement parce qu'on n'a pas su les diriger, les contrôler et inculquer l'habitude de freiner un désir, de s'opposer à la croissance d'une passion. On n'a pas inculqué à l'enfant la valeur absolue et définitive d'un "non" calme et décidé. C'est qu'on ne lui a donné ni l'exemple ni l'occasion de faire plaisir aux autres ou simplement de leur éviter certains inconvénients. On n'a pas su profiter des élans de générosité dont nous parlions tout à l'heure.
L'enfant qui a reçu un sachet de bonbons les présente volontiers à sa mère, à son père ou à d'autres personnes, surtout s'il a vu que cela se pratique dans le milieu où il vit. Que de fois, alors, les personnes qui sont l'objet de cette attention repoussent la petite main tendue en disant : "Non, mon chéri, c'est pour toi !" Il suffira de deux ou trois expériences analogues pour que l'enfant comprenne que ce qu'on lui donne est uniquement pour lui et qu'il n'a aucune raison de partager avec d'autres puisque les autres eux-mêmes le refusent.
Quelques causes d'égoïsme chez l'enfant
On a remarqué que les enfants uniques sont plus facilement égoïstes que ceux qui ont des frères et soeurs. Il faut donc souhaiter que les enfants ne soient pas obligés de vivre seuls aux foyers. Si toutefois cette circonstance se produisait, il faudrait toujours accueillir avec empressement, quoique avec toute la prudence nécessaire, les camarades de l'enfant unique. Celui-ci doit se sentir libre de demander la permission d'inviter quelques petits voisins à venir jouer avec lui. On pourra également lui permettre de répondre à certaines invitations semblables, pourvu que le contrôle nécessaire soit toujours possible et efficace. Il vaudrait mieux, de toute façon, que l'enfant unique jouisse seulement de la compagnie de ses parents plutôt que de l'exposer à contracter des amitiés douteuses. Les parents des enfants uniques s'efforceront, plus que les autres, d'être de bons camarades pour leurs enfants et de s'associer étroitement à leurs travaux et à leurs jeux.
Les enfants dont les parents s'entendent mal ou sont séparés sont aussi très facilement égoïstes, car les époux en dispute cherchent toujours à s'assurer les bonnes grâces de ces enfants par des cadeaux, des promesses inconsidérées ou des faiblesses. Dans ces circonstances-là il n'y a pas d'autre remède qu'un rapprochement entre les époux et un effort sincère pour se comprendre mutuellement.
L'égoïsme peut se développer également dans les écoles où les élèves sont habituellement comparés les uns aux autres et où une émulation collective les oppose. Lorsqu'ils se classent parmi les premiers, ils en conçoivent une fierté qui leur fait croire à leur importance et attire leur attention sur leur grande valeur personnelle, leurs mérites et par conséquent sur les égards qu'on leur doit. Si, au contraire, ils sont classés parmi les derniers, ils peuvent développer un complexe d'infériorité contre lequel ils réagissent en cherchant à s'affirmer par d'autres moyens que par le succès dans les études ; par des actes de méchanceté ou de violence ou par des excentricités ils essaient alors de souligner l'importance de leur personnalité.
Il est regrettable que ces tendances égocentriques saines et naturelles subissent très souvent une fâcheuse déformation et deviennent de l'égoïsme. C'est tout simplement parce qu'on n'a pas su les diriger, les contrôler et inculquer l'habitude de freiner un désir, de s'opposer à la croissance d'une passion. On n'a pas inculqué à l'enfant la valeur absolue et définitive d'un "non" calme et décidé. C'est qu'on ne lui a donné ni l'exemple ni l'occasion de faire plaisir aux autres ou simplement de leur éviter certains inconvénients. On n'a pas su profiter des élans de générosité dont nous parlions tout à l'heure.
L'enfant qui a reçu un sachet de bonbons les présente volontiers à sa mère, à son père ou à d'autres personnes, surtout s'il a vu que cela se pratique dans le milieu où il vit. Que de fois, alors, les personnes qui sont l'objet de cette attention repoussent la petite main tendue en disant : "Non, mon chéri, c'est pour toi !" Il suffira de deux ou trois expériences analogues pour que l'enfant comprenne que ce qu'on lui donne est uniquement pour lui et qu'il n'a aucune raison de partager avec d'autres puisque les autres eux-mêmes le refusent.
Quelques causes d'égoïsme chez l'enfant
On a remarqué que les enfants uniques sont plus facilement égoïstes que ceux qui ont des frères et soeurs. Il faut donc souhaiter que les enfants ne soient pas obligés de vivre seuls aux foyers. Si toutefois cette circonstance se produisait, il faudrait toujours accueillir avec empressement, quoique avec toute la prudence nécessaire, les camarades de l'enfant unique. Celui-ci doit se sentir libre de demander la permission d'inviter quelques petits voisins à venir jouer avec lui. On pourra également lui permettre de répondre à certaines invitations semblables, pourvu que le contrôle nécessaire soit toujours possible et efficace. Il vaudrait mieux, de toute façon, que l'enfant unique jouisse seulement de la compagnie de ses parents plutôt que de l'exposer à contracter des amitiés douteuses. Les parents des enfants uniques s'efforceront, plus que les autres, d'être de bons camarades pour leurs enfants et de s'associer étroitement à leurs travaux et à leurs jeux.
Les enfants dont les parents s'entendent mal ou sont séparés sont aussi très facilement égoïstes, car les époux en dispute cherchent toujours à s'assurer les bonnes grâces de ces enfants par des cadeaux, des promesses inconsidérées ou des faiblesses. Dans ces circonstances-là il n'y a pas d'autre remède qu'un rapprochement entre les époux et un effort sincère pour se comprendre mutuellement.
L'égoïsme peut se développer également dans les écoles où les élèves sont habituellement comparés les uns aux autres et où une émulation collective les oppose. Lorsqu'ils se classent parmi les premiers, ils en conçoivent une fierté qui leur fait croire à leur importance et attire leur attention sur leur grande valeur personnelle, leurs mérites et par conséquent sur les égards qu'on leur doit. Si, au contraire, ils sont classés parmi les derniers, ils peuvent développer un complexe d'infériorité contre lequel ils réagissent en cherchant à s'affirmer par d'autres moyens que par le succès dans les études ; par des actes de méchanceté ou de violence ou par des excentricités ils essaient alors de souligner l'importance de leur personnalité.
Égoïsme par ignorance
Lorsqu'un enfant semble être égoïste, il ne faut pas oublier qu'il l'est très souvent par ignorance. Il ne peut pas savoir tout de suite à quel point certains de ses actes risquent de nuire à autrui. Il ne sait pas que le bruit de son tambour réveille le bébé endormi dans la pièce voisine, il ne sait pas qu'un beau vase coûte cher et que, s'il le jette par terre pour voir s'il rebondit comme une balle, le désastre est irréparable ; il ne sait pas que d'autres enfants ont faim, alors qu'il a lui-même toutes sortes de bonnes choses à sa disposition.
C'est peu à peu que les parents devront aider l'enfant à comprendre que les personnes qui l'entourent éprouvent les mêmes sentiments que lui : qu'elles peuvent, elles aussi, avoir faim, soif ou froid ; qu'elles sont sensibles comme lui à tout ce qui fait de la peine et que la cause de leurs rires et de leurs larmes ressemble à celle qui le fait rire ou pleurer lui-même. C'est donc vraiment rendre service à un enfant que de lui inculquer le respect, la considération, l'estime, la sympathie pour les hommes, les femmes et les enfants qu'il rencontre. Nous ne pensons pas qu'il faille offrir trop tôt à un enfant le spectacle de la souffrance humaine, mais nous croyons qu'il n'est jamais trop tôt pour lui inspirer sans contrainte et surtout sans menaces un acte de bonté, un sacrifice en faveur des plus pauvres ou des plus malheureux que lui. Cette culture des sentiments les plus nobles du cœur sera certainement le meilleur moyen d'empêcher la formation de l'égoïsme et de le combattre s'il s'est déjà manifesté.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
LES HOMMES NE VIVENT-ILS EN SOCIETE QUE PAR INTERET ?
Introduction
Il est évident que les hommes recherchent ce qui leur est le plus avantageux. Mais peut-on dire pour autant qu’ils ne vivent-ils en société que par intérêt ? Leur seule raison de vivre en société est-elle d’en tirer des avantages personnels ?
· D’un côté, la vie en société, grâce à l’échange de biens et de services, leur permet de subvenir à leurs besoins de manière plus avantageuse que s’ils vivaient à l’état de nature, comme nous commencerons par le montrer.
· Mais d’un autre côté, la difficulté de procéder à des échanges avantageux pour tous ne les oblige-t-elle pas à s’interroger sur la confiance qu’ils peuvent se faire ; sur la liberté qu’ils peuvent s’accorder et sur les règles de justice qu’ils doivent s’imposer pour que la vie en société soit plus avantageuse qu’elle ne risque de leur porter préjudice?
Le problème que soulève cette question est donc le suivant : Si les hommes ne vivaient en société que par pur égoïsme individuel, la recherche de la justice et de la liberté auraient-elles pu apparaître ? Et même si l’égoïsme est à l’origine de ces valeurs, ne peut-on pas les considérer comme des idéaux qui dépassent le seul désir de défendre des intérêts individuels ?
Développement
Les hommes vivent en société avant tout par intérêt.
· Les hommes sont d’abord des « animaux » au sens où ils ont des besoins vitaux à satisfaire : se nourrir, se protéger de tous les dangers que la nature leur fait courir et subvenir aux besoins de leurs petits dont la dépendance est plus longue que chez les autres espèces animales. Les hommes comme tous les animaux sont animés par un instinct de conservation. Comme la nature ne les a pas dotés d’outils ni de manières de se conduire préétablies, ils doivent les inventer et pour ce faire, vivre en société. En effet, la vie en société consiste à échanger des services et à communiquer afin de mettre au point une organisation permettant de subvenir aux besoins. Les idées permettant de subvenir à leurs besoins doivent au dialogue de pouvoir prendre forme et corps.
· Agir pour subvenir aux besoins revient à agir « par intérêt ». Si j’ai besoin d’une chose, j’ai « intérêt » à la trouver, je m’occupe activement et sans relâche à la trouver ; cette chose dont j’ai besoin m’intéresse au sens où je la juge utile, où je juge avantageux voire indispensable de la posséder. Il est donc littéralement exact que si les hommes vivent en société pour subvenir à leurs besoins, ils le font par intérêt, activement , obstinément et en le considérant comme une priorité vitale.
· L’instinct de conservation est si puissant chez l’homme qu’il n’est pas enclin à partager avec ses semblables, comme le démontre les inégalités sociales et qu’il est capable envers eux de violence impitoyable quand ses intérêts sont en jeu. Vivre en société par intérêt signifie alors vivre en société par égoïsme. Ils ne se mettent pas au service de la société ; au contraire ils attendent que la société soit à leur service.
· Alors que la vie en société implique d’obéir à des règles communes, rien ne leur est plus difficile, pour les élaborer, que de faire abstraction de leurs intérêts personnels. A Athènes, par exemple, où fut inventée la démocratie demandant aux citoyens de participer à l’élaboration des lois, il fut prévu des sanctions draconiennes contre ceux qui proposaient des lois conçues à l’évidence pour leur avantage personnel.
· Les avantages des échanges de services sont considérables. Chacun peut manger à sa faim et améliorer ses conditions de vie si les hommes s’associent pour trouver la nourriture ; et toujours davantage si la communication rend possible d’inventer des techniques permettant de produire les moyens de subsistance au lieu de dépendre de la nature qui n’est pas partout généreuse. Pourtant, il faut imposer par la force les règles de coopération malgré leur nécessité, car sans organisation, la vie en société ne peut pas répondre aux besoins. Cela prouve encore à quel point les hommes sont aveuglés par leur égoïsme.
· L’instinct de conservation réclame naturellement de pouvoir vivre en sécurité. Mais la crainte pour leur propre sécurité conduit bon nombre d’individus à vouloir que toute atteinte à leur sécurité soit réprimée avec une sévérité disproportionnée aux préjudices subis. Alors que le rôle de la justice est d’infliger des peines équitables, ces hommes réclament non pas la justice mais la vengeance.
· L’égoïsme intervient également dans les sentiments qui attachent les individus les uns aux autres. Ils s’attachent bien plus spontanément à ceux avec qui ils partagent les mêmes intérêts qu’à ceux dont les intérêts divergent des leurs, comme le confirme l’observation du cloisonnement entre les catégories sociales.
· En résumé, ainsi que le dit le philosophe Hume : " C’est uniquement de l’égoïsme de l’homme et de sa générosité limitée, en liaison avec la parcimonie avec laquelle la nature a pourvu à la satisfaction de ses besoins, que la justice tire son origine ". Il veut dire que les lois régissant la vie en société sont fondées sur la justice ; mais les hommes en attendent essentiellement qu’elle défende leurs intérêts. Ce qui est juste pour l’opinion du plus grand nombre, c’est que mes intérêts ne soient pas lésés.
Mais l’égoïsme oblige les hommes à développer le sens de l’intérêt commun.
· Les lois sont contraignantes car elles demandent à chacun de réfréner son égoïsme afin de coopérer comme le veut le fait même de s’associer. Les hommes ne l’acceptent pas de leur plein gré. Mais au moins, la plupart l’acceptent, pourvu que les lois soient les mêmes pour tous. S’ils ne vivaient en société exclusivement que par intérêt, ce principe d’égalité ne serait pas apparu et les hommes n’y trouveraient pas une compensation des sacrifices que demande la vie en société.
· Si les hommes étaient purement et simplement égoïstes, comment expliquer que leur vienne à l’esprit une autre conception de la justice distributive que de partager les richesses en part égales entre tous les individus, afin que personne ne puisse posséder plus qu’un autre. Or ce principe de justice n’est pas estimé juste car il fait abstraction du mérite de chacun dans la production des richesses. Certes, chacun espère être considéré comme le plus méritant. Mais bon nombre d’individus sont indignés de voir l’un de leurs semblables subir un préjudice ou une sanction imméritée, ce qui implique un sens de la justice en partie indépendant de l’égoïsme.
· Si l’égoïsme peut pousser l’individu à vouloir dominer ses semblables, comme le prouve la durée de l’histoire humaine pendant laquelle l’esclavage fut pratiqué légalement et la multiplicité de sociétés gouvernée par des tyrans, le combat contre la servitude n’a cessé de prendre de l’ampleur.
· Or ce n’est pas seulement pas intérêt que la servitude est combattue. Les hommes ont conscience de leur dignité et n’admettent pas d’être considérés comme des objets. La servitude est la négation du sujet que l’être humain a conscience d’être ; il a conscience d’être doué de libre arbitre et aspire au respect de sa liberté.
· Certes, il défend, ce faisant sa liberté individuelle. Mais celle-ci ne se réduit pas à la défense de ses intérêts, sinon, un esclave bien nourri et vivant en sécurité sous l’autorité de son maître ne se révolterait jamais. Certains ne se sont pas révoltés. Mais certains ont fait passer leur dignité avant leurs intérêts. Il suffit d’observer que bon nombre d’individus soient partagés entre la défense de leurs intérêts et celle de leur dignité et que certains, fussent-ils peu nombreux aient été capables de sacrifier leur vie pour défendre la liberté pour réfuter l’idée que les hommes ne vivent en société que par intérêt.
· Le patriotisme prouve encore que l’individu est capable de s’identifier à l’intérêt commun. Si les hommes étaient purement et simplement égoïstes, il serait inconcevable qu’ils acceptent de risquer de perdre la vie pour leur patrie. Ils n’auraient jamais fait preuve du moindre idéalisme. Ils n’auraient jamais trouvé plus de sens à leur vie en se battant pour l’intérêt commun, en se battant contre la servitude qu’à préserver leur seul intérêt personnel.
· Et si l’on soupçonne encore que le sens de l’intérêt commun n’est jamais qu’une façon intelligente d’être égoïste en comprenant que mes intérêts personnels seront d’autant mieux servis par la vie en société que si je contribue activement à son développement, hormis le fait qu’en raisonnant ainsi l’égoïste prend en compte l’intérêt des autres, comment expliquer l’existence du sens moral ? Les devoirs moraux sont des obligations qui ne sont pas imposées par la vie en société. La société me demande des efforts de solidarité ; mais elle ne me demande pas d’aimer mon prochain de manière désintéressée. Même si peu d’individus sont altruistes ou ne supportent pas de voir souffrir leur prochain, l’altruisme ne pourrait pas exister alors que la vie en société ne l’exige pas si les hommes ne vivaient en société que par pur et simple intérêt.
· L’altruisme est une exigence de la raison qui fait découler le bonheur d’une autre conception du plaisir que des seuls plaisirs matériels. Les hommes qui considèrent la bienveillance comme un devoir placent la liberté dans l’indépendance vis à vis de l’égoïsme et préfèrent la liberté de choix à la soumission à leurs besoins.
Conclusion
Il n’est donc pas faux que les hommes vivent en société par intérêt en raison de l’instinct de conservation. Mais il est réducteur, voire désobligeant pour l’espèce humaine de penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt au regard de l’idéalisme dont témoigne l’histoire humaine en matière de justice et de liberté.
Mais devant l’importance qu’a prise la recherche de la croissance économique, parmi ceux qui sont épris d’idéal ou de sens moral, certains ont tendance à réserver l’exercice de leurs principes dans leur vie privée au lieu de les mettre au service de la société. La société au service de l’intérêt économique ne rencontre que peu d’opposition, d’autant moins qu’elle est libérale, c’est à dire que la liberté en est la condition.
Mais l’idéalisme qui a été vigoureux tant que la liberté n’était pas reconnue comme étant un droit fondamental le restera-t-il s’il doit être limité à la vie privée ?
Introduction
Il est évident que les hommes recherchent ce qui leur est le plus avantageux. Mais peut-on dire pour autant qu’ils ne vivent-ils en société que par intérêt ? Leur seule raison de vivre en société est-elle d’en tirer des avantages personnels ?
· D’un côté, la vie en société, grâce à l’échange de biens et de services, leur permet de subvenir à leurs besoins de manière plus avantageuse que s’ils vivaient à l’état de nature, comme nous commencerons par le montrer.
· Mais d’un autre côté, la difficulté de procéder à des échanges avantageux pour tous ne les oblige-t-elle pas à s’interroger sur la confiance qu’ils peuvent se faire ; sur la liberté qu’ils peuvent s’accorder et sur les règles de justice qu’ils doivent s’imposer pour que la vie en société soit plus avantageuse qu’elle ne risque de leur porter préjudice?
Le problème que soulève cette question est donc le suivant : Si les hommes ne vivaient en société que par pur égoïsme individuel, la recherche de la justice et de la liberté auraient-elles pu apparaître ? Et même si l’égoïsme est à l’origine de ces valeurs, ne peut-on pas les considérer comme des idéaux qui dépassent le seul désir de défendre des intérêts individuels ?
Développement
Les hommes vivent en société avant tout par intérêt.
· Les hommes sont d’abord des « animaux » au sens où ils ont des besoins vitaux à satisfaire : se nourrir, se protéger de tous les dangers que la nature leur fait courir et subvenir aux besoins de leurs petits dont la dépendance est plus longue que chez les autres espèces animales. Les hommes comme tous les animaux sont animés par un instinct de conservation. Comme la nature ne les a pas dotés d’outils ni de manières de se conduire préétablies, ils doivent les inventer et pour ce faire, vivre en société. En effet, la vie en société consiste à échanger des services et à communiquer afin de mettre au point une organisation permettant de subvenir aux besoins. Les idées permettant de subvenir à leurs besoins doivent au dialogue de pouvoir prendre forme et corps.
· Agir pour subvenir aux besoins revient à agir « par intérêt ». Si j’ai besoin d’une chose, j’ai « intérêt » à la trouver, je m’occupe activement et sans relâche à la trouver ; cette chose dont j’ai besoin m’intéresse au sens où je la juge utile, où je juge avantageux voire indispensable de la posséder. Il est donc littéralement exact que si les hommes vivent en société pour subvenir à leurs besoins, ils le font par intérêt, activement , obstinément et en le considérant comme une priorité vitale.
· L’instinct de conservation est si puissant chez l’homme qu’il n’est pas enclin à partager avec ses semblables, comme le démontre les inégalités sociales et qu’il est capable envers eux de violence impitoyable quand ses intérêts sont en jeu. Vivre en société par intérêt signifie alors vivre en société par égoïsme. Ils ne se mettent pas au service de la société ; au contraire ils attendent que la société soit à leur service.
· Alors que la vie en société implique d’obéir à des règles communes, rien ne leur est plus difficile, pour les élaborer, que de faire abstraction de leurs intérêts personnels. A Athènes, par exemple, où fut inventée la démocratie demandant aux citoyens de participer à l’élaboration des lois, il fut prévu des sanctions draconiennes contre ceux qui proposaient des lois conçues à l’évidence pour leur avantage personnel.
· Les avantages des échanges de services sont considérables. Chacun peut manger à sa faim et améliorer ses conditions de vie si les hommes s’associent pour trouver la nourriture ; et toujours davantage si la communication rend possible d’inventer des techniques permettant de produire les moyens de subsistance au lieu de dépendre de la nature qui n’est pas partout généreuse. Pourtant, il faut imposer par la force les règles de coopération malgré leur nécessité, car sans organisation, la vie en société ne peut pas répondre aux besoins. Cela prouve encore à quel point les hommes sont aveuglés par leur égoïsme.
· L’instinct de conservation réclame naturellement de pouvoir vivre en sécurité. Mais la crainte pour leur propre sécurité conduit bon nombre d’individus à vouloir que toute atteinte à leur sécurité soit réprimée avec une sévérité disproportionnée aux préjudices subis. Alors que le rôle de la justice est d’infliger des peines équitables, ces hommes réclament non pas la justice mais la vengeance.
· L’égoïsme intervient également dans les sentiments qui attachent les individus les uns aux autres. Ils s’attachent bien plus spontanément à ceux avec qui ils partagent les mêmes intérêts qu’à ceux dont les intérêts divergent des leurs, comme le confirme l’observation du cloisonnement entre les catégories sociales.
· En résumé, ainsi que le dit le philosophe Hume : " C’est uniquement de l’égoïsme de l’homme et de sa générosité limitée, en liaison avec la parcimonie avec laquelle la nature a pourvu à la satisfaction de ses besoins, que la justice tire son origine ". Il veut dire que les lois régissant la vie en société sont fondées sur la justice ; mais les hommes en attendent essentiellement qu’elle défende leurs intérêts. Ce qui est juste pour l’opinion du plus grand nombre, c’est que mes intérêts ne soient pas lésés.
Mais l’égoïsme oblige les hommes à développer le sens de l’intérêt commun.
· Les lois sont contraignantes car elles demandent à chacun de réfréner son égoïsme afin de coopérer comme le veut le fait même de s’associer. Les hommes ne l’acceptent pas de leur plein gré. Mais au moins, la plupart l’acceptent, pourvu que les lois soient les mêmes pour tous. S’ils ne vivaient en société exclusivement que par intérêt, ce principe d’égalité ne serait pas apparu et les hommes n’y trouveraient pas une compensation des sacrifices que demande la vie en société.
· Si les hommes étaient purement et simplement égoïstes, comment expliquer que leur vienne à l’esprit une autre conception de la justice distributive que de partager les richesses en part égales entre tous les individus, afin que personne ne puisse posséder plus qu’un autre. Or ce principe de justice n’est pas estimé juste car il fait abstraction du mérite de chacun dans la production des richesses. Certes, chacun espère être considéré comme le plus méritant. Mais bon nombre d’individus sont indignés de voir l’un de leurs semblables subir un préjudice ou une sanction imméritée, ce qui implique un sens de la justice en partie indépendant de l’égoïsme.
· Si l’égoïsme peut pousser l’individu à vouloir dominer ses semblables, comme le prouve la durée de l’histoire humaine pendant laquelle l’esclavage fut pratiqué légalement et la multiplicité de sociétés gouvernée par des tyrans, le combat contre la servitude n’a cessé de prendre de l’ampleur.
· Or ce n’est pas seulement pas intérêt que la servitude est combattue. Les hommes ont conscience de leur dignité et n’admettent pas d’être considérés comme des objets. La servitude est la négation du sujet que l’être humain a conscience d’être ; il a conscience d’être doué de libre arbitre et aspire au respect de sa liberté.
· Certes, il défend, ce faisant sa liberté individuelle. Mais celle-ci ne se réduit pas à la défense de ses intérêts, sinon, un esclave bien nourri et vivant en sécurité sous l’autorité de son maître ne se révolterait jamais. Certains ne se sont pas révoltés. Mais certains ont fait passer leur dignité avant leurs intérêts. Il suffit d’observer que bon nombre d’individus soient partagés entre la défense de leurs intérêts et celle de leur dignité et que certains, fussent-ils peu nombreux aient été capables de sacrifier leur vie pour défendre la liberté pour réfuter l’idée que les hommes ne vivent en société que par intérêt.
· Le patriotisme prouve encore que l’individu est capable de s’identifier à l’intérêt commun. Si les hommes étaient purement et simplement égoïstes, il serait inconcevable qu’ils acceptent de risquer de perdre la vie pour leur patrie. Ils n’auraient jamais fait preuve du moindre idéalisme. Ils n’auraient jamais trouvé plus de sens à leur vie en se battant pour l’intérêt commun, en se battant contre la servitude qu’à préserver leur seul intérêt personnel.
· Et si l’on soupçonne encore que le sens de l’intérêt commun n’est jamais qu’une façon intelligente d’être égoïste en comprenant que mes intérêts personnels seront d’autant mieux servis par la vie en société que si je contribue activement à son développement, hormis le fait qu’en raisonnant ainsi l’égoïste prend en compte l’intérêt des autres, comment expliquer l’existence du sens moral ? Les devoirs moraux sont des obligations qui ne sont pas imposées par la vie en société. La société me demande des efforts de solidarité ; mais elle ne me demande pas d’aimer mon prochain de manière désintéressée. Même si peu d’individus sont altruistes ou ne supportent pas de voir souffrir leur prochain, l’altruisme ne pourrait pas exister alors que la vie en société ne l’exige pas si les hommes ne vivaient en société que par pur et simple intérêt.
· L’altruisme est une exigence de la raison qui fait découler le bonheur d’une autre conception du plaisir que des seuls plaisirs matériels. Les hommes qui considèrent la bienveillance comme un devoir placent la liberté dans l’indépendance vis à vis de l’égoïsme et préfèrent la liberté de choix à la soumission à leurs besoins.
Conclusion
Il n’est donc pas faux que les hommes vivent en société par intérêt en raison de l’instinct de conservation. Mais il est réducteur, voire désobligeant pour l’espèce humaine de penser qu’ils ne vivent en société que par intérêt au regard de l’idéalisme dont témoigne l’histoire humaine en matière de justice et de liberté.
Mais devant l’importance qu’a prise la recherche de la croissance économique, parmi ceux qui sont épris d’idéal ou de sens moral, certains ont tendance à réserver l’exercice de leurs principes dans leur vie privée au lieu de les mettre au service de la société. La société au service de l’intérêt économique ne rencontre que peu d’opposition, d’autant moins qu’elle est libérale, c’est à dire que la liberté en est la condition.
Mais l’idéalisme qui a été vigoureux tant que la liberté n’était pas reconnue comme étant un droit fondamental le restera-t-il s’il doit être limité à la vie privée ?
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
La transcendance
L'idée de transcendance est celle d'un certain type de rapport entre des êtres ou des choses, dans la mesure où un être ne peut être dit transcendant que par rapport à un autre. On ne peut pas, semble-t-il, être transcendant "tout court", dans l'absolu, sans comparaison avec autre chose. Mais alors cette idée se présente d'emblée comme déroutante, puisqu'elle signifie justement, en un sens, l'absence de rapport : il y a transcendance d'une chose par rapport à une autre lorsqu'il y a, entre elles deux, une complète discontinuité, une séparation radicale, pour ainsi dire un abîme : l'une est au-delà de l'autre. Quelques rapides exemples permettront d'illustrer cette idée. Parler d'une vérité transcendante, c'est évoquer une vérité qui serait ce qu'elle est en elle-même, qui ne dépendrait pas de la multiplicité des hommes et de leurs points de vue.
De même, parler de la transcendance de la conscience par rapport au monde, comme le font certains philosophes, c'est dire que la conscience est irréductible au monde, est en complète discontinuité avec lui (ce qui lui permet précisément de voir le monde comme monde) ; cet exemple invite, au passage, à ne pas envisager la transcendance de façon seulement statique ; la transcendance de la conscience par rapport au monde est à concevoir comme une activité plutôt que comme un état : effort toujours renouvelé de dégagement, de prise de distance, qui suppose sans doute une transcendance de principe, déjà là en puissance, mais qui la met effectivement en œuvre. Evoquer enfin une transcendance d'autrui par rapport à moi (et nous considérerons ici, en première approche, que "autrui" peut désigner aussi bien l'autre homme que Dieu), c'est proposer l'idée que chaque être d'esprit est un être à part entière, absolument, et non pas l'aspect ou le prolongement d'autre chose que lui-même : ce qui fait qu'existe fondamentalement entre eux un vide, une absence de lien.
La transcendance serait donc, en quelque sorte, le rapport qu'il y a entre les êtres ou les choses qui n'ont pas de rapport, en ce sens qu'il n'y a aucune continuité entre eux. Elle ne pourrait prendre place qu'entre des êtres dont l'un, au moins, aurait tout son être en lui-même, et serait en quelque sorte un absolu : ce qui n'est pas le cas de tous. Certains êtres semblent au contraire être fondamentalement immanents, en ce sens qu'il n'y a rien en eux qui les mette à distance du reste : ils ne sont que des éléments, des aspects, et pour ainsi dire des excroissances d'un tout plus vaste, au sein duquel n'existent que des différences de degré, où tout est en continuité avec tout, où tout est commensurable aussi ; ils se résolvent par conséquent en un ensemble de relations, et ne peuvent qu'à peine être appelés des êtres : c'est le cas des choses (dirons-nous : de tout ce qui est matériel ?), peut-être des animaux.
Mais outre l'idée de séparation, la transcendance paraît impliquer celle de hiérarchie, de surplomb : ce qui transcende, n'est-ce pas ce qui est "au-dessus" ? Il y aurait alors une dissymétrie entre ses termes, qui se confirmerait par le caractère unilatéral, non réciproque, de la transcendance : par exemple, si l'on peut soutenir que la vérité transcende nos particularités individuelles ou collectives, on ne peut dire que réciproquement nos particularités transcendent la vérité, bien qu'elles en soient radicalement distinctes. Ce qui transcende serait alors à entendre non seulement comme ce qui est délié et se tient au-delà, mais aussi comme ce qui l'emporte en perfection, ce devant quoi il faudrait s'incliner, ou ce vers quoi il s'agirait de tendre. Cela est-il incompatible avec l'idée d'une transcendance des hommes les uns à l'égard des autres ? Afin de tenter de réfléchir, entre autres, sur ce point, en prenant ensemble les deux aspects de la transcendance (séparation et hauteur), proposons pour finir quelques interrogations, que conduit naturellement à soulever l'exercice même du dialogue.
Si la transcendance est séparation, discontinuité radicale, cela signifie-t-il qu'elle rende impossible toute relation ? Il peut sembler que oui, et que toute relation ne puisse prendre place que dans l'immanence (où, par définition, tout est relié à tout). Demandons-nous pourtant si, au contraire, les relations les plus profondes ne supposent pas des êtres qui soient radicalement distincts, qui soient l'un pour l'autre un autre être, et donc, en ce sens, transcendants. Quelle rencontre, en particulier quel dialogue pourrait-il y avoir entre des êtres qui ne seraient pas des sujets autonomes ? Et de façon générale, comment la liberté des personnes et de leurs relations serait-elle possible sans transcendance ? Peut-être cette dernière, loin d'exclure la relation, en est-elle la condition la plus essentielle.
Il est d'ailleurs une autre raison d'envisager cette possibilité : que serait un dialogue, en effet, s'il ne se déroulait à la lumière et en vue d'une vérité dont nous reconnaîtrions la préséance sur nos opinions, nos habitudes, nos intérêts, et qui ainsi nous transcenderait ? La transcendance du vrai pourrait bien, elle aussi, être condition du dialogue. Davantage peut-être : sa transcendance ne consisterait pas à s'imposer et à dominer, comme on le croit souvent, mais à s'offrir comme ce qui permet aux hommes tout à la fois de s'élever et de se rencontrer, dans le même mouvement.
L'idée de transcendance est celle d'un certain type de rapport entre des êtres ou des choses, dans la mesure où un être ne peut être dit transcendant que par rapport à un autre. On ne peut pas, semble-t-il, être transcendant "tout court", dans l'absolu, sans comparaison avec autre chose. Mais alors cette idée se présente d'emblée comme déroutante, puisqu'elle signifie justement, en un sens, l'absence de rapport : il y a transcendance d'une chose par rapport à une autre lorsqu'il y a, entre elles deux, une complète discontinuité, une séparation radicale, pour ainsi dire un abîme : l'une est au-delà de l'autre. Quelques rapides exemples permettront d'illustrer cette idée. Parler d'une vérité transcendante, c'est évoquer une vérité qui serait ce qu'elle est en elle-même, qui ne dépendrait pas de la multiplicité des hommes et de leurs points de vue.
De même, parler de la transcendance de la conscience par rapport au monde, comme le font certains philosophes, c'est dire que la conscience est irréductible au monde, est en complète discontinuité avec lui (ce qui lui permet précisément de voir le monde comme monde) ; cet exemple invite, au passage, à ne pas envisager la transcendance de façon seulement statique ; la transcendance de la conscience par rapport au monde est à concevoir comme une activité plutôt que comme un état : effort toujours renouvelé de dégagement, de prise de distance, qui suppose sans doute une transcendance de principe, déjà là en puissance, mais qui la met effectivement en œuvre. Evoquer enfin une transcendance d'autrui par rapport à moi (et nous considérerons ici, en première approche, que "autrui" peut désigner aussi bien l'autre homme que Dieu), c'est proposer l'idée que chaque être d'esprit est un être à part entière, absolument, et non pas l'aspect ou le prolongement d'autre chose que lui-même : ce qui fait qu'existe fondamentalement entre eux un vide, une absence de lien.
La transcendance serait donc, en quelque sorte, le rapport qu'il y a entre les êtres ou les choses qui n'ont pas de rapport, en ce sens qu'il n'y a aucune continuité entre eux. Elle ne pourrait prendre place qu'entre des êtres dont l'un, au moins, aurait tout son être en lui-même, et serait en quelque sorte un absolu : ce qui n'est pas le cas de tous. Certains êtres semblent au contraire être fondamentalement immanents, en ce sens qu'il n'y a rien en eux qui les mette à distance du reste : ils ne sont que des éléments, des aspects, et pour ainsi dire des excroissances d'un tout plus vaste, au sein duquel n'existent que des différences de degré, où tout est en continuité avec tout, où tout est commensurable aussi ; ils se résolvent par conséquent en un ensemble de relations, et ne peuvent qu'à peine être appelés des êtres : c'est le cas des choses (dirons-nous : de tout ce qui est matériel ?), peut-être des animaux.
Mais outre l'idée de séparation, la transcendance paraît impliquer celle de hiérarchie, de surplomb : ce qui transcende, n'est-ce pas ce qui est "au-dessus" ? Il y aurait alors une dissymétrie entre ses termes, qui se confirmerait par le caractère unilatéral, non réciproque, de la transcendance : par exemple, si l'on peut soutenir que la vérité transcende nos particularités individuelles ou collectives, on ne peut dire que réciproquement nos particularités transcendent la vérité, bien qu'elles en soient radicalement distinctes. Ce qui transcende serait alors à entendre non seulement comme ce qui est délié et se tient au-delà, mais aussi comme ce qui l'emporte en perfection, ce devant quoi il faudrait s'incliner, ou ce vers quoi il s'agirait de tendre. Cela est-il incompatible avec l'idée d'une transcendance des hommes les uns à l'égard des autres ? Afin de tenter de réfléchir, entre autres, sur ce point, en prenant ensemble les deux aspects de la transcendance (séparation et hauteur), proposons pour finir quelques interrogations, que conduit naturellement à soulever l'exercice même du dialogue.
Si la transcendance est séparation, discontinuité radicale, cela signifie-t-il qu'elle rende impossible toute relation ? Il peut sembler que oui, et que toute relation ne puisse prendre place que dans l'immanence (où, par définition, tout est relié à tout). Demandons-nous pourtant si, au contraire, les relations les plus profondes ne supposent pas des êtres qui soient radicalement distincts, qui soient l'un pour l'autre un autre être, et donc, en ce sens, transcendants. Quelle rencontre, en particulier quel dialogue pourrait-il y avoir entre des êtres qui ne seraient pas des sujets autonomes ? Et de façon générale, comment la liberté des personnes et de leurs relations serait-elle possible sans transcendance ? Peut-être cette dernière, loin d'exclure la relation, en est-elle la condition la plus essentielle.
Il est d'ailleurs une autre raison d'envisager cette possibilité : que serait un dialogue, en effet, s'il ne se déroulait à la lumière et en vue d'une vérité dont nous reconnaîtrions la préséance sur nos opinions, nos habitudes, nos intérêts, et qui ainsi nous transcenderait ? La transcendance du vrai pourrait bien, elle aussi, être condition du dialogue. Davantage peut-être : sa transcendance ne consisterait pas à s'imposer et à dominer, comme on le croit souvent, mais à s'offrir comme ce qui permet aux hommes tout à la fois de s'élever et de se rencontrer, dans le même mouvement.
Invité- Invité
Re: Fiche de lectures
Je suis rancunier
Petites vexations d’aujourd’hui ou grandes blessures d’antan, rien ne passe. Certains conservent indéfiniment une dent contre ceux qui les ont offensés. Comment s’installe la rancune ? Et comment en sortir ?
Pourquoi ?
« On dit que la vengeance est un plat qui se mange froid. Eh bien, moi, je le mange… surgelé ! » raconte Sylvia, 35 ans. Qui n’a jamais connu ce désir de vengeance après un affront, un préjudice, une humiliation ? Ou plutôt ce désir d’« être vengé » !
Car voilà l’une des caractéristiques de la rancune : sauf cas exceptionnel, nous faisons tout pour ne pas mettre cette vengeance à exécution. « Parce que c’est une colère “stabilisée” et tenace, explique la psychologue québécoise Michelle Larivey. Même si elle peut être ravivée lorsque nous évoquons les circonstances qui en sont la source, cette colère s’est installée en nous pour y demeurer, parfois un temps extrêmement long. »
Cas typique de Lucie qui, à 45 ans, garde encore une énorme rancune à l’égard de son frère qui l’a dénigrée pendant toute son enfance : « Je ne l’ai pas revu depuis vingt-cinq ans, parce que je ne lui pardonne pas de m’avoir fait souffrir à ce point-là. » Comme elle, certains vont jusqu’à couper les ponts avec ceux qui leur ont fait du tort, tandis que d’autres boudent indéfiniment…
Une impasse relationnelle
Conserver sa rancune, c’est entrer dans un rapport de force : ne pas plier devant les événements, continuer à refuser ce qui s’est passé. Michelle Larivey distingue la rancune, cette animosité durable et le ressentiment (ou encore rancœur), « qui contient en plus de la tristesse, même si elle est parfois peu apparente, car la colère lui sert de paravent ». Tandis que la rancune s’appuie en général sur un préjudice, le ressentiment provient d’un fait vécu comme une véritable injustice ou une profonde désillusion. Mais il y a d’autres différences : la première est un sentiment qui reste stable en nous-même, tandis que le second est une émotion vivace, que l’on peut réveiller et entretenir à tout moment. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre constituent des impasses relationnelles.
« Je me conduis d’une manière distante et froide avec mon chef de service, parce qu’il ne m’a pas accordé l’augmentation que je mérite, décrit Sébastien. Mais je ne lui en parlerai pas, ce n’est même pas la peine… » Une stratégie pas franchement efficace, ni pour obtenir une augmentation, ni pour entretenir une communication saine.
Une émotion toxique
En fait, la rancune et le ressentiment – dont les mécanismes prennent racine dans la petite enfance, lorsque les parents n’autorisent pas l’expression du mécontentement – nous servent à maintenir la force de notre colère et de notre lien émotionnel avec une expérience passée. « En même temps, ajoute Michelle Larivey, cette fidélité à notre expérience négative nous maintient dans une position de fermeture aux autres et nous interdit tout nouveau contact qui pourrait être réparateur. »
Autrement dit, une rancune peut créer un surpoids d’angoisses, de malaise, de mal-être… Toutes les études sur les émotions négatives le confirment : la rancœur et le ressentiment favorisent la dépression, les troubles anxieux, le stress, les maux de tête, les troubles du sommeil… Ce que disent aussi ces mêmes études, c’est que réussir à se débarrasser de nos colères intérieures améliore le niveau d’énergie, le sommeil, le rythme cardiaque… Mais ce nettoyage passe par un procédé tout simple, dont nous connaissons tous le principe : le pardon.
Que faire ?
Exprimez-vous
La manière la plus efficace de vous débarrasser d’une rancœur, c’est de l’exprimer à la personne concernée. Si un échange verbal vous semble impossible, vous pouvez lui écrire en détaillant les raisons de votre colère, en décrivant votre sentiment d’injustice, le tort qu’elle vous a causé… Vous pouvez même parler de votre désir de vengeance ! Cette démarche n’a pas forcément pour but de vous réconcilier – vous pouvez dire ou écrire : « Voilà pourquoi je ne veux plus te revoir » – mais d’être en paix avec vous-même.
Pardonnez
Plus facile à dire qu’à faire. Le pardon est pourtant indispensable pour évacuer la rancune. Cette attitude exige de votre part un abandon de votre ressentiment et de votre désir de vengeance. Méditez sur les raisons de votre colère, sur le mal que ce sentiment vous cause. Si vous voulez renouer avec la personne qui vous a blessé, exprimez-lui votre pardon, oralement et physiquement, avec une accolade par exemple.
Conseils à l'entourage
Si vous sentez qu’une personne a du ressentiment à votre égard, autorisez-la à vous dire des choses désagréables sur votre comportement… Vous devez aussi être capable de dire ce que vous-même pensez de votre attitude, de manière sincère et authentique. Si vous vivez avec une personne rancunière, tentez le « jeu du sac de sable » : une fois par mois, il s’agit de tout se dire, surtout le plus pénible, pendant deux minutes et quinze secondes. Puis de rester fâchés pendant trois minutes et sept secondes. Ainsi, on vide son sac, et le sable s’écoule…
Témoignage
Sophie, 41 ans, secrétaire de direction : « J’ai écrit une lettre de vingt pages… Ce fut libérateur ! »
« Pendant des années, j’en ai voulu à mes parents qui me disaient que je n’étais pas assez intelligente pour faire des études, se moquaient de mes amies, de mes petits copains… Alors j’ai perdu mon envie d’aller vers les autres et j’ai fini par me dire que les bonnes relations, c’est “pas de relations du tout” ! Je suis devenue secrétaire, sans grande conviction. Un jour, une collègue m’a dit qu’elle n’avait jamais vu une personne aussi méfiante et rancunière que moi. Tout était prétexte à ressentiment : une parole ironique, un regard, un oubli...
Elle m’a dit : “Pourquoi tu n’écris pas ce que tu ressens à tes parents plutôt que d’en vouloir à la terre entière ?” J’ai écrit une lettre de vingt pages… Ce fut libérateur ! Ma collègue a voulu la faire lire à son copain. J’ai accepté, et nous avons commencé à en parler : il avait une expérience semblable à la mienne. Il m’a ensuite présenté un de ses amis, avec qui je vis maintenant. La lettre, je ne l’ai jamais envoyée. Mais elle a été beaucoup lue et commentée. On en parle, je parle… Je commence à devenir moi-même. »
Petites vexations d’aujourd’hui ou grandes blessures d’antan, rien ne passe. Certains conservent indéfiniment une dent contre ceux qui les ont offensés. Comment s’installe la rancune ? Et comment en sortir ?
Pourquoi ?
« On dit que la vengeance est un plat qui se mange froid. Eh bien, moi, je le mange… surgelé ! » raconte Sylvia, 35 ans. Qui n’a jamais connu ce désir de vengeance après un affront, un préjudice, une humiliation ? Ou plutôt ce désir d’« être vengé » !
Car voilà l’une des caractéristiques de la rancune : sauf cas exceptionnel, nous faisons tout pour ne pas mettre cette vengeance à exécution. « Parce que c’est une colère “stabilisée” et tenace, explique la psychologue québécoise Michelle Larivey. Même si elle peut être ravivée lorsque nous évoquons les circonstances qui en sont la source, cette colère s’est installée en nous pour y demeurer, parfois un temps extrêmement long. »
Cas typique de Lucie qui, à 45 ans, garde encore une énorme rancune à l’égard de son frère qui l’a dénigrée pendant toute son enfance : « Je ne l’ai pas revu depuis vingt-cinq ans, parce que je ne lui pardonne pas de m’avoir fait souffrir à ce point-là. » Comme elle, certains vont jusqu’à couper les ponts avec ceux qui leur ont fait du tort, tandis que d’autres boudent indéfiniment…
Une impasse relationnelle
Conserver sa rancune, c’est entrer dans un rapport de force : ne pas plier devant les événements, continuer à refuser ce qui s’est passé. Michelle Larivey distingue la rancune, cette animosité durable et le ressentiment (ou encore rancœur), « qui contient en plus de la tristesse, même si elle est parfois peu apparente, car la colère lui sert de paravent ». Tandis que la rancune s’appuie en général sur un préjudice, le ressentiment provient d’un fait vécu comme une véritable injustice ou une profonde désillusion. Mais il y a d’autres différences : la première est un sentiment qui reste stable en nous-même, tandis que le second est une émotion vivace, que l’on peut réveiller et entretenir à tout moment. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre constituent des impasses relationnelles.
« Je me conduis d’une manière distante et froide avec mon chef de service, parce qu’il ne m’a pas accordé l’augmentation que je mérite, décrit Sébastien. Mais je ne lui en parlerai pas, ce n’est même pas la peine… » Une stratégie pas franchement efficace, ni pour obtenir une augmentation, ni pour entretenir une communication saine.
Une émotion toxique
En fait, la rancune et le ressentiment – dont les mécanismes prennent racine dans la petite enfance, lorsque les parents n’autorisent pas l’expression du mécontentement – nous servent à maintenir la force de notre colère et de notre lien émotionnel avec une expérience passée. « En même temps, ajoute Michelle Larivey, cette fidélité à notre expérience négative nous maintient dans une position de fermeture aux autres et nous interdit tout nouveau contact qui pourrait être réparateur. »
Autrement dit, une rancune peut créer un surpoids d’angoisses, de malaise, de mal-être… Toutes les études sur les émotions négatives le confirment : la rancœur et le ressentiment favorisent la dépression, les troubles anxieux, le stress, les maux de tête, les troubles du sommeil… Ce que disent aussi ces mêmes études, c’est que réussir à se débarrasser de nos colères intérieures améliore le niveau d’énergie, le sommeil, le rythme cardiaque… Mais ce nettoyage passe par un procédé tout simple, dont nous connaissons tous le principe : le pardon.
Que faire ?
Exprimez-vous
La manière la plus efficace de vous débarrasser d’une rancœur, c’est de l’exprimer à la personne concernée. Si un échange verbal vous semble impossible, vous pouvez lui écrire en détaillant les raisons de votre colère, en décrivant votre sentiment d’injustice, le tort qu’elle vous a causé… Vous pouvez même parler de votre désir de vengeance ! Cette démarche n’a pas forcément pour but de vous réconcilier – vous pouvez dire ou écrire : « Voilà pourquoi je ne veux plus te revoir » – mais d’être en paix avec vous-même.
Pardonnez
Plus facile à dire qu’à faire. Le pardon est pourtant indispensable pour évacuer la rancune. Cette attitude exige de votre part un abandon de votre ressentiment et de votre désir de vengeance. Méditez sur les raisons de votre colère, sur le mal que ce sentiment vous cause. Si vous voulez renouer avec la personne qui vous a blessé, exprimez-lui votre pardon, oralement et physiquement, avec une accolade par exemple.
Conseils à l'entourage
Si vous sentez qu’une personne a du ressentiment à votre égard, autorisez-la à vous dire des choses désagréables sur votre comportement… Vous devez aussi être capable de dire ce que vous-même pensez de votre attitude, de manière sincère et authentique. Si vous vivez avec une personne rancunière, tentez le « jeu du sac de sable » : une fois par mois, il s’agit de tout se dire, surtout le plus pénible, pendant deux minutes et quinze secondes. Puis de rester fâchés pendant trois minutes et sept secondes. Ainsi, on vide son sac, et le sable s’écoule…
Témoignage
Sophie, 41 ans, secrétaire de direction : « J’ai écrit une lettre de vingt pages… Ce fut libérateur ! »
« Pendant des années, j’en ai voulu à mes parents qui me disaient que je n’étais pas assez intelligente pour faire des études, se moquaient de mes amies, de mes petits copains… Alors j’ai perdu mon envie d’aller vers les autres et j’ai fini par me dire que les bonnes relations, c’est “pas de relations du tout” ! Je suis devenue secrétaire, sans grande conviction. Un jour, une collègue m’a dit qu’elle n’avait jamais vu une personne aussi méfiante et rancunière que moi. Tout était prétexte à ressentiment : une parole ironique, un regard, un oubli...
Elle m’a dit : “Pourquoi tu n’écris pas ce que tu ressens à tes parents plutôt que d’en vouloir à la terre entière ?” J’ai écrit une lettre de vingt pages… Ce fut libérateur ! Ma collègue a voulu la faire lire à son copain. J’ai accepté, et nous avons commencé à en parler : il avait une expérience semblable à la mienne. Il m’a ensuite présenté un de ses amis, avec qui je vis maintenant. La lettre, je ne l’ai jamais envoyée. Mais elle a été beaucoup lue et commentée. On en parle, je parle… Je commence à devenir moi-même. »
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